Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2009 ; 37.
Le DSM-V est programmé pour 2012. S’il n’avait fallu que 7 ans de travail en moyenne pour la mise au point des précédentes éditions du célèbre manuel, celle actuellement en cours aura été beaucoup plus laborieuse à accoucher, ayant exigé plus de vingt ans de discussions et d’efforts. Un commentaire paru dans le dernier numéro de l’American Journal of Psychiatry lève un voile sur les difficultés auxquelles font face les auteurs en charge du projet (1). Pour mieux comprendre les enjeux, il faut revenir un instant au DSM-III, l’édition du manuel qui a incarné sa fameuse « rupture épistémologique » (un bien grand mot) et surtout permis d’assurer le succès que l’on sait.
Le DSM-III paraît en 1980. Il représente alors l’aboutissement des idées lancées dix ans plus tôt par deux psychiatres de la faculté de médecine de la ville de Saint-Louis dans le Missouri (par la suite identifiés comme « Ecole de Saint-Louis »), Guze et Robins (2). Le problème qui se posait à la psychiatrie américaine, au tournant des années soixante-dix, grosso modo était le suivant : de nouvelles thérapeutiques étaient arrivées dans les mains des psychiatres, les psychotropes, dont la puissance d’action exigeait un minimum de discernement clinique de leur part dans leur emploi. Or la clinique psychiatrique du moment restait sous l’influence de la principale innovation thérapeutique qui avait précédé, la psychanalyse et ses adaptations dérivées. Une telle clinique pouvait s’accommoder sans difficulté d’une certaine imprécision sémiologique ou diagnostique, dans la mesure où l’essentiel du traitement, en théorie du moins, ne dépendait pas tant de l’affection identifiée cliniquement, chez un individu, que de l’histoire infantile et familiale vécue par lui. Pour cette psychiatrie psychanalytique, très schématiquement, une seule distinction clinique semblait pertinente, celle des « névroses » et des « psychoses ». Avec éventuellement une troisième catégorie, alors en cours de formulation, destinée à recueillir les nombreux cas qui ne se pliaient pas aisément à une dichotomie aussi tranchée, celle des « états-limites ». Dans les névroses, maladies du « sur-moi » respectant le rapport du « moi » avec la réalité, la cure psychanalytique, sous une forme ou une autre, représentait l’indication de choix ; dans les psychoses, où la réalité était atteinte, une contre-indication ; quant aux états-limites, ils relevaient de « thérapeutes expérimentés ». Le problème, c’est que les états dépressifs par exemple n’entraient nullement dans une catégorisation aussi sommaire. De même la « psychose », entendue dans un sens aussi large, pouvait-elle recouvrir à peu près tout ce qu’il a de grave dans la psychopathologie, son critère principal étant que le patient n’ait pas conscience du caractère pathologique de ses troubles. Si bien qu’au sein de la catégorie des « psychoses », les conceptions diagnostiques restaient largement extensibles et donc soumises à l’arbitraire du clinicien. Ainsi que devait le montrer une célèbre étude comparant les pratiques diagnostiques ayant cours à Londres et à New York, là où les psychiatres britanniques ne voyaient qu’un seul cas de schizophrénie pour neuf « psychoses » maniaco-dépressives en moyenne, leurs collègues nord-américains en décelaient eux une proportion inverse (3). De même l’angoisse ne pouvait être que « névrotique » (éventuellement « obsessionnelle » ou « phobique ») ou « psychotique », sans guère plus de précision, laissant le champ libre au prescripteur de déterminer sa valeur sémiologique. Une telle variabilité des diagnostics n’était pas de nature à rassurer sur le bien-fondé des prescriptions de psychotropes. Or les neuroleptiques d’une part, les antidépresseurs, le lithium, les anxiolytiques de l’autre semblaient bien correspondre à l’usage à des indications en apparence précises.
C’est essentiellement pour répondre à pareille contradiction entre des indications thérapeutiques arrêtées et des diagnostics cliniques approximatifs que Guze et Robins ont proposé d’en revenir à une nosographie fondée sur un minimum de précision sémiologique (2). Ce faisant, ils réhabilitaient un modèle nosologique classique, tombé en désuétude depuis l’arrivée de la psychanalyse, le modèle kraepelinien (on devait par la suite qualifier ce courant nosographique de « néo-kraepelinien » [4]). Guze et Robins suggéraient d’étendre à la clinique psychiatrique l’emploi, alors en voie de généralisation en médecine, de « critères diagnostiques opérationnels ». Leur proposition devait déboucher deux années plus tard sur leurs fameux « Critères de Saint-Louis » (1972, couramment appelés depuis « critères de Feighner »), lesquels à leur tour allaient servir de base aux Research Diagnostic Criteria (1978), dont la formule serait généralisée par le DSM-III (1980) (5-7).
Conformément au modèle médical standard, Guze et Robins proposaient que chaque syndrome psychiatrique fasse l’objet d’une validation progressive en cinq étapes : une description clinique rigoureuse, sa confirmation par les paramètres para-cliniques (marqueurs biologiques, etc., encore à découvrir), un suivi au long-cours qui permette de dégager les profils évolutifs caractéristiques, une différentiation sémiologique par rapport aux autres pathologies, l’étude des agrégations génétiques familiales. A ces cinq « validateurs » d’origine, Kendler devait ajouter par la suite un sixième, la réponse aux traitements (quels qu’ils soient, pharmacologiques ou psychothérapiques) (8). C’est un tel système qui fut donc définitivement adopté avec le DSM-III, il y a maintenant quarante ans, et conservé inchangé depuis. Toute la gageure du DSM-V est d’en tirer le bilan pour dépasser les difficultés qui lui sont inhérentes.
Pour ce qui est du bilan, l’utilité du DSM-III aura été, quoiqu’on en ait, incontestable. La validité de ses catégories diagnostiques, elle, est demeurée beaucoup plus problématique. Réintroduire une exigence de rigueur sémiologique, avec des définitions diagnostiques qui soient nettes et précises, a permis de quitter le domaine nébuleux de la métapsychologie pour retrouver le socle un peu plus ferme des faits cliniques. Et proposer un système de classification ouvert à la vérification expérimentale, autrement dit en attente de confirmation, a certainement eu pour effet de relancer l’esprit de recherche scientifique en psychiatrie, de retrouver notamment cette distinction qui est indispensable si l’on veut y voir clair, entre les symptômes et leur interprétation, entre les données cliniques et les hypothèses psychopathologiques qui sont émises à leur endroit. Pour le redire autrement, même si l’on n’était pas d’accord, par exemple, avec la définition des « troubles schizophréniques » retenue pas le DSM-III, celle-ci offrait au moins l’avantage d’être claire et de pouvoir servir de référence, laissant ouverte sur l’avenir la question de sa validation. Autre avantage encore, le retour à une certaine précision clinique a vraisemblablement permis de limiter les dégâts dans la généralisation de l’emploi des psychotropes. Si l’usage de ceux-ci est loin d’être optimal, du moins a-t-il échappé à un arbitraire clinique complet, en trouvant à s’appuyer sur des indications sinon valides, du moins à peu près éclaircies dans leurs termes.
Pour les difficultés hélas, l’usage du DSM-III les a plutôt vu s’accumuler. Déjà pour ce qui touche à la « précision » descriptive des tableaux, même si celle-ci était indispensable, il y avait tout lieu, dans les faits, d’être dubitatif. La plupart des symptômes psychiatriques, lorsqu’ils sont pris indépendamment, posent de délicats problèmes d’interprétation et de valeur limite, par rapport à une « norme ». Pour donner un exemple, le DSM-IV-TR considère qu’une « idée délirante » suffit à envisager le diagnostic clinique de schizophrénie, dès lors qu’elle s’avère « bizarre » (9). Qu’est-ce qui peut être qualifié de « typiquement bizarre » dans le domaine des idées et des croyances morbides ? Difficile d’avancer une réponse univoque. Sans même parler du fait que se pose la question des frontières culturelles du « bizarre ».
Autre exemple, parmi bien d’autres, le cas du « trouble de l’adaptation ». Les critères retenus par le DSM-IV pour ce diagnostic accordent une telle priorité aux troubles thymiques que la notion de « seuil », qu’il s’agisse de seuil de « sévérité », de « durée » ou du « nombre de symptômes », entraîne rapidement le clinicien sur le terrain de « l’état dépressif majeur ». Qu’un sujet soit angoissé, qu’il ait du mal à se concentrer, à manger, à dormir et se sente découragé depuis qu’on lui a annoncé, deux semaines plus tôt au terme d’une série d’examens qui n’avait rien de réjouissant, qu’il souffre d’un cancer, cela suffit à remplir tous les critères de la « définition opérationnelle » d’un état dépressif majeur. Autrement dit dans le « stress », si quatre symptômes font un « trouble de l’adaptation », un cinquième suffit (dans l’exemple évoqué, la « durée » qui atteint « deux semaines ») pour basculer, sans y prendre garde, dans la « dépression majeure ». Avec pour conséquence que dans ce dernier cas, la prescription d’un antidépresseur s’impose. Et tout à l’avenant.
A l’usage, on s’est ainsi rendu compte que, contrairement à ce que pensaient Guze et Robins, la clinique psychiatrique ne se plie pas aussi aisément au modèle idéal de la « séparation claire » entre les troubles psychiques. C’est même plutôt l’inverse. Non seulement on a du mal à mettre en évidence des « points de rareté » entre les différents syndromes qui peuvent être décrits, comme en témoigne la nécessité répétée d’introduire des catégories artificielles intermédiaires, telles que les « troubles schizo-affectifs » ou les « états anxio-dépressifs », pour les cas répondant à deux diagnostics a priori exclusifs (10). Mais encore, dans la plupart des diagnostics les taux de « comorbidité » se révèlent remarquablement élevés (11). Beaucoup de patients présentent à la fois un « état anxieux », un « état dépressif », des « obsessions », des « somatisations », un « abus de substance » ou des « idées délirantes bizarres ». Ceci en conséquence d’un principe de classification implicite au DSM-III qui postule qu’un même symptôme ne peut pas appartenir aux critères de deux pathologies différentes. La structure générale du DSM tient donc à une séparation stricte entre six dimensions psychologiques principales : l’humeur, l’anxiété, la représentation de la réalité, la somatisation, l’abus de substances, la dominante caractérielle de la personnalité (seule cette dernière pouvant coexister avec les autres). Comme il est exclu, par définition, dans un tel système d’être à la fois « déprimé » et « anxieux », ou d’avoir une « anxiété généralisée » et des « somatisations », il ne reste qu’à multiplier les « comorbidités » pour que les diagnostics cliniques puissent tenir debout.
Autre problème encore, contrairement à ce qu’escomptait Kendler, la « validation externe » par l’effet des traitements n’a pas permis de valider grand-chose. C’est même le contraire qui a été observé : les réponses aux traitements ne se superposent pas avec les diagnostics, elles tendent à les ignorer. Les ISRS par exemple marchent aussi bien dans la dépression que dans l’anxiété, les TOC ou le « trouble dysmorphique corporel », etc. Même constat pour les antipsychotiques, pour l’ECT, etc.
Enfin, les autres « validations externes » espérées, que ce soit par des variables para-cliniques (marqueurs biologiques, imagerie cérébrale, tests neuro-cognitifs, épreuves électro-physiologiques, etc.) ou par les avancées de la génétique, n’ont rien donné de solide pour le moment. L’imagerie cérébrale par exemple a produit des quantités proprement astronomiques de données dans les schizophrénies. Pas une seule cependant n’est parvenue à atteindre le statut de caractéristique diagnostique. Même son de cloche du côté des gènes : l’idée d’ une maladie – un gène, qui prévalait encore au cours des années quatre-vingt, a bel et bien été abandonnée au profit d’une « vulnérabilité polygénétique à seuil » censée interagir en permanence avec des « facteurs épigénétiques et environnementaux » – formule très générale qui a l’avantage de masquer l’impasse dans laquelle on se trouve.
Bref, de toutes parts la tâche qui s’impose aux rédacteurs du DSM-V est immense. Comment mettre à jour la classification de l’APA en tenant compte de ce fait, désormais évident, que contrairement aux idées de départ, on observe beaucoup plus de « types mixtes » que de « types purs » en clinique psychiatrique ? Comment améliorer le système pour réduire le nombre des diagnostics « S.A.S. » – sans autre spécification ? L’empilement plus problématique encore des comorbidités ? Si les auteurs du commentaire en question semblent établir un constat lucide sur les impasses auxquelles a conduit le DSM, le flou des solutions esquissées semble témoigner de la peine à avancer. Le projet de mettre sur pied une DSM-V Task Force a bien été lancé en 2006, mais, ironie des temps, il a fallu rien moins que deux ans de tours de table pour parvenir à sélectionner ses membres, tant la plupart des candidats dépassaient les limites consenties en matière d’honoraires reversés pour services rendus par les laboratoires pharmaceutiques (l’autre facteur limitant étant d’avoir trop de membres issus d’une même université ; il n’y a pas que les labos qui soient un lobby aux Etats-Unis, les universités elles-mêmes se conduisent à l’instar d’entreprises défendant leur école de pensée sur le marché lucratif du savoir). A survoler l’état d’avancement des travaux dans le commentaire évoqué, rien de clair et de définitif manifestement n’a été arrêté à ce stade, mise à part la volonté affichée d’introduire plus de « dimensionalité » afin de parer aux défauts d’une « catégorisation » nosographique systématique (1).
L’initiative est bienvenue. Il est en effet important de pouvoir mieux analyser, par exemple, la dimension du handicap ou de gêne fonctionnelle induite par un trouble, à côté de ses critères diagnostiques. Un système de dimensions internes propre à chaque catégorie pathologique semblerait aussi devoir être retenu. Définir, comme en ont l’intention les auteurs, des seuils plus explicites de « gêne » et de « détresse » pour chaque diagnostic paraît une avancée intéressante (la seule variable dimensionnelle actuelle du DSM consiste en son axe V, qui mêle des symptômes cliniques et la gêne fonctionnelle dans sa fameuse « échelle d’évaluation globale du fonctionnement » [GAF]).
Autre innovation attendue, le nombre des critères destinés à tester la validité d’un diagnostic de trouble mental augmenterait sensiblement, par rapport aux cinq retenus à l’origine par Guze et Robins. Onze seraient en cours de discussion, sans que rien ne nous soit révélé de leur détail. Le DSM-V enfin devrait offrir une description plus détaillée de l’expression des symptômes et des divers troubles en fonction des âges de la vie et, démocratie américaine oblige, du genre et de la culture.
Les travaux de révision du DSM-IV ont démarré en 1999. Comme il ne leur reste tout au plus que deux ans pour pouvoir conclure, alors que de toute évidence aucune solution ne recueille encore l’unanimité, il est difficile de ne pas se faire la réflexion que le DSM-V risque de n’avoir rien de très novateur à proposer, qu’il ne remédiera pas en tout cas aux difficultés qui ont été soulevées par l’introduction du DSM-III, il y a quarante ans. Mais attendons de voir pour juger sur pièces. C’est à Philadelphie, au mois de mai 2012, que le dernier-né de l’APA sera porté sur les fonts baptismaux. A suivre.
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Mots clés : classification, nosographie, DSM, DSM-V