Questions sur la remédiation cognitive dans les schizophrénies

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2009 ; 38.

La remédiation cognitive semble actuellement faire office de nouvelle thérapeutique à la mode dans les schizophrénies. On en parle beaucoup : des numéros de revues lui sont consacrés, des réunions scientifiques, des congrès, les publications se succèdent à un rythme accéléré. Il règne à son endroit le genre d’agitation qui signale que quelque chose est en train de se passer. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Difficile pour l’honnête praticien de se faire une idée claire dans un tel brouhaha. A-t’on affaire à une technique bien codifiée, qui a fait ses preuves et qu’il convient de s’empresser de diffuser car il ne serait pas éthique d’en priver plus longtemps les patients, ainsi que le l’affirment ses plus fervents promoteurs  (1) ? Ou est-on seulement en présence d’une éventuelle voie thérapeutique originale, encore en cours d’exploration, qui mérite que l’on s’y intéresse avec sérieux sans s’emballer dans la précipitation ? Il est habituel, et plutôt sain, de se poser de telles questions lorsque l’on voit poindre une approche thérapeutique inédite, dont on n’a pas encore eu l’occasion d’apprécier les effets dans les situations difficiles qui font son pain quotidien. La présente analyse n’a nulle autre ambition que d’examiner ce que représente le projet de remédiation cognitive appliqué aux problèmes posés par les schizophrénies et où il en est actuellement, au travers de l’abondante littérature qui lui est consacrée, en le confrontant aux questions élémentaires que peut se poser le clinicien un tant soit peu averti de ces problèmes.

  1. Définition, origines

La remédiation cognitive est « une activité d’apprentissage où l’on apprend à être attentif, à résoudre des problèmes, à traiter rapidement l’information et à mieux se remémorer » (2). C’est ainsi que cette nouvelle méthode de traitement destinée aux schizophrénies se voit définie par l’une de ses spécialistes les plus en vue. En somme, c’est une forme d’entraînement par l’exercice des fonctions cognitives élémentaires que sont l’attention, la recherche de solutions, la vitesse de pensée et la mémorisation.

A l’origine, la méthode a été développée dans la prise en charge des patients victimes d’une lésion cérébrale (traumas, hémorragies, etc.). Elle est alors conçue comme une technique de récupération progressive, au moyen d’exercices gradués, du niveau des performances cognitives ayant chuté à la suite de la lésion. Tout à fait sur le mode de la kinésithérapie de rééducation musculaire qui fait suite à une fracture. L’image d’ailleurs de « re-musculation », que ce soit des fonctions cognitives ou des circuits neuronaux qui les sous-tendent, revient régulièrement sous la plume des spécialistes de la remédiation cognitive. De même que les muscles s’atrophient, et que baissent leurs performances lorsqu’ils se trouvent immobilisés (par un plâtre, une ostéosynthèse, etc.), de même s’atrophient les circuits neuronaux et les contacts synaptiques qui les constituent à la suite d’une lésion, comme se dégradent les performances des opérations cognitives qui en dépendent. La seule réparation de la lésion ne suffit pas à retrouver le niveau de fonctionnement antérieur ; il faut y adjoindre des exercices pratiques de restauration graduelle progressive.

Le modèle biologique général qui sous-tend la méthode, c’est bien entendu celui de la « neuro-plasticité » : cette propriété du tissu cérébral, des boutons synaptiques en particulier, de se développer en fonction de sollicitations qui lui sont faites, des stimulations. L’intérêt thérapeutique d’un tel modèle est évident : par rapport à une vision fixiste ayant longtemps prévalu, selon laquelle le cerveau représente un capital de neurones et de connexions synaptiques immuable qui, une fois endommagé, ne saurait se reconstituer, elle introduit à la fois la possibilité d’une récupération et celle de compensation. Lorsqu’une lésion affecte une zone cérébrale, des processus régénérateurs (synaptiques notamment) sont mis en branle, en fonction de l’activité neuronale, et si la lésion est importante, des mécanismes de compensation fonctionnelle, par recrutement d’aires neuronales jusque-là spécialisées dans d’autres fonctions, se développent progressivement. Autrement dit, il ne convient plus de baisser les bras et de se résigner devant les conséquences cliniques d’une lésion, mais au contraire de s’activer : la pratique rétablit, perfectionne et recrute des capacités qui subsistent en puissance. Horizon thérapeutique autrement plus optimiste et mobilisateur, qui a tout pour susciter l’adhésion des psychiatres, lesquels s’efforcent de leur côté d’échapper au modèle fixiste, irréversible, de la schizophrénie qui a longtemps prévalu dans leur discipline et y laisse de lourdes traces dans ses représentations.

  1. Sur quels arguments la remédiation cognitive est-elle proposée dans les schizophrénies ?

Comment passe-t-on de la remédiation cognitive indiquée chez les patients cérébro-lésés à celle de patients atteints de schizophrénie ? Il existe deux postulats généraux, un rationnel théorique et pratique et une vision globale de la schizophrénie à l’origine d’une telle extension d’indication.

  1. Présupposés

Deux postulats sont mis en avant dans les présentations qui sont faites de la remédiation cognitive appliquée aux schizophrénies. Le premier, c’est qu’il existe des troubles cognitifs dans les schizophrénies. La plupart des auteurs chiffrent volontiers ces derniers à hauteur de 80% des cas. Ils les tiennent pour un « symptôme central », qui serait présent dès le premier épisode. Certains déclarent par exemple que « 70 à 80 % des patients atteints de schizophrénie, comparés à la population générale, ont des troubles cognitifs », et que « pratiquement 100 % d’entre eux en présentent si l’on compare avec leur état pré-morbide » (3). De tels troubles, de l’avis partagé des auteurs, portent principalement sur l’attention, la mémoire verbale et les « fonctions exécutives » (on reviendra plus loin sur ce qu’il faut entendre exactement par cette dénomination).

Le second postulat, qui complète le précédent, c’est que ces « déficits cognitifs » détiennent une valeur pronostique : « ils prédisent si un patient pourra remplir ou non des objectifs fonctionnels » (4). Tous les auteurs considèrent que les troubles cognitifs se trouvent à l’origine du handicap psycho-social caractéristique des schizophrénies, des difficultés de réinsertion sociale par lesquelles celui-ci se traduit en particulier (5).

  1. Rationnel théorique

Le raisonnement qui sous-tend l’utilisation de la remédiation cognitive est simple : il devrait être envisageable d’améliorer le pronostic des schizophrénies si l’on parvient à améliorer leurs troubles cognitifs. L’idée générale est par conséquent de « cibler les processus neuropsychologiques » qui sous-tendent l’exercice de la pensée et du comportement, en particulier ceux qui sont les plus déficients comme l’attention, la mémoire verbale et les fonctions exécutives, afin que le sujet fonctionne mieux sur le plan cognitif et que sa vie sociale en soit d’autant améliorée.

Autrement dit, la remédiation cognitive correspond à une forme particulière de réhabilitation psycho-sociale s’attaquant aux troubles cognitifs qui seraient à la racine du mal. Vu sous cet angle, de nombreux auteurs insistent sur l’importance qu’il convient d’attribuer à « l’entraînement aux habiletés sociales » dans les programmes de remédiation cognitive destinés aux schizophrénies, afin d’améliorer et/ou d’enseigner (la différence n’est pas toujours claire dans les articles) des « compétences sociales de bases » : « les interactions sociales, la gestion de la maladie et d’une vie indépendante, les aptitudes aux loisirs » (6). Car les patients qui possèdent mal ces « habiletés sociales » seraient ceux qui présentent le plus de troubles cognitifs. Ce sont des patients qui ont du mal à apprendre, à se souvenir, à comprendre, à soutenir leur attention (ibid.). Ce qui explique les innombrables difficultés rencontrées dans leur vie quotidienne : oubli de leur traitement, de leurs RDV, difficultés à organiser leur espace, leur budget, etc. (ibid.).

La remédiation cognitive s’emploie donc à développer des exercices cognitifs et comportementaux axés sur les fonctions cognitives perturbées, dans le but de redresser les performances de ces fonctions et, de fil en aiguille, d’améliorer le fonctionnement social au quotidien. Par exemple pour ce qui est de la distractibilité, apprendre à focaliser son attention de façon à pouvoir suivre son traitement, étudier, travailler, etc.

On devine vite que deux approches différentes peuvent être suivies en fonction de la représentation que l’on se fait de la nature du trouble cognitif. Soit l’on restaure une fonction cognitive qui serait atteinte d’une façon présumée réversible ou, au moins pour l’essentiel, récupérable. Soit l’on compense une fonction jugée irréversiblement déficitaire, non récupérable, ce qui suppose dès lors de faire appel à des « stratégies de compensation ».

Avec l’approche restauratrice, on privilégie l’amélioration de performances diminuées au moyen d’exercices répétitifs, de difficulté graduée. En d’autres termes, on « remuscle » des fonctions affaiblies mais toujours disponibles. Avec l’approche compensatrice deux stratégies sont possibles : soit un « apprentissage sans erreur », qui revient à assimiler « par cœur » des automatismes de comportement destinés à pallier les conduites inadaptées réputées incorrigibles (il est plus que probable dans ce cas que la fonction en question reste pour partie disponible), soit un « aménagement ergonomique ». Dans ce dernier cas, il est procédé à un inventaire des difficultés les plus couramment rencontrées dans la vie pratique, pour élaborer des solutions de remplacement ajustées, l’équivalent de béquilles comportementales sur mesure. Par exemple un système de rappel des tâches à effectuer, des « post-it »  d’aide à la mémorisation judicieusement placés, etc.

  1. Modalités pratiques

Un bilan des fonctions cognitives perturbées, qu’il va falloir rééduquer ou compenser, est obtenu au préalable, par la passation d’une batterie de tests neuropsychologiques standards.

Les programmes de remédiation cognitive sont ensuite pratiqués soit de façon individualisée, en adéquation avec les besoins particuliers de chaque patient tels qu’ils ont été révélés par leur bilan neuropsychologique, soit en groupe. Dans ce dernier cas sont privilégiés les exercices d’entraînement cognitif présumés les plus utiles à la majorité des patients atteints de schizophrénie.

Ces programmes, pour la plupart, font appel à des logiciels d’entraînement cognitif dont le menu peut varier en fonction des tâches qui sont ciblées. Le marché de ces logiciels « spécialisés » est actuellement en pleine expansion. Il est potentiellement considérable puisqu’il vise non seulement les patients cérébro-lésés et ceux qui sont atteints de troubles psychiatriques sévères, mais encore les patients atteints d’une maladie d’Alzheimer, d’un début de déclin intellectuel, et, de proche en proche, tous les individus normaux préoccupés d’améliorer leurs performances cognitives autrement que par un recours aux psychostimulants.

Les approches restauratrices privilégient la répétition des exercices, en tablant sur la plasticité synaptique pour ré-entraîner les fonctions cognitives perturbées. Les approches compensatrices, l’adoption de stratégies simples destinées à pallier des conduites déficientes.

Les modalités pratiques de la remédiation varient beaucoup d’une équipe à l’autre selon qu’il est fait ou non appel à un « coach » : une personne unique attachée à chaque patient, qui l’accompagne et le guide tout au long de ses exercices, lui rend visite à son domicile afin de l’aider à définir les solutions qui paraissent les plus pertinentes pour surmonter ses difficultés, etc. Une telle formule demande du personnel entraîné et motivé, qui le plus souvent fait défaut. Dans le cas contraire, le plus fréquent, one size fits all comme on dit en anglais (« même taille pour tous ») : le programme est pratiqué à l’instar d’un enseignement général qui serait valable pour tous.

La durée de la remédiation cognitive, la fréquence des séances d’entraînement elles aussi varient beaucoup selon les équipes. Cela va de 1 à 10 heures par semaine, sur des durées totales de 3 à 6 mois. Manifestement rien n’est strictement codifié sur ce plan et l’on ignore encore ce qui marche le mieux.

La plupart des auteurs mettent l’accent sur les rôles joués par la motivation, l’insight et la conscience des difficultés dans l’engagement et la réussite de la remédiation cognitive, et ils insistent en conséquence sur leur sensibilisation préalable. Comme pour toute technique psychothérapique (entendue au sens large), ces aspects à l’évidence primordiaux amènent immanquablement à s’interroger sur l’influence de tels « facteurs non spécifiques » dans le succès de la méthode (7). On y reviendra dans la discussion.

Certains auteurs enfin proposent de quantifier ce qu’ils appellent le « potentiel d’apprentissage » de chaque opération cognitive ciblée (8). Ils semblent entendre par là l’estimation de la capacité d’un sujet à tirer parti d’une remédiation cognitive et, plus généralement, d’une réhabilitation psycho-sociale. Outre les difficultés techniques requises pour aboutir à ce qu’une telle estimation puisse être indépendante des capacités de motivation en la fondant simplement sur la passation d’épreuves cognitives standard, il est permis de s’interroger sur la fiabilité des généralisations pronostiques qu’il serait possible d’en déduire.

  1. Une représentation générale de la schizophrénie

 

La remédiation cognitive des schizophrénies met en jeu un modèle neuropathologique particulier. Même si cela n’est pas toujours clairement explicité par les auteurs, la plupart d’entre eux semblent considérer que les troubles cognitifs des patients s’apparentent à une forme spéciale de syndrome frontal, ou fronto-temporal, qui justifie de procéder comme avec des patients cérébro-lésés. Pour des raisons neuro-développementales et/ou neurotoxiques hypothétiques, ces patients présenteraient des déficits de mémoire, d’attention et surtout des fonctions exécutives, qui laissent penser qu’une atteinte frontale, ou temporo-frontale, serait en cause.

Le test le plus souvent cité en faveur d’une atteinte préfrontale, par exemple, est le fameux Wisconsin Card Sorting Test (WCST). Un test qui au départ a été mis au point par des neuropsychologues afin de déceler les lésions frontales (et qui a été validé dans cette indication empirique) mais qui depuis, par une sorte de glissement métonymique, est devenu d’un emploi courant en psychiatrie dans l’évaluation des « fonctions exécutives » attribuées aux aires frontales. Qu’entend-on aujourd’hui par une telle expression ? Selon la définition la plus courante, « l’ensemble des processus cognitifs nécessaires à la réalisation et au contrôle de comportements complexes dirigés vers un but, en fonction des contingences environnementales, permettant ainsi à un individu de s’adapter à la vie de tous les jours » (9). Pour un neuropsychologue comme Benson par exemple, ces fonctions exécutives recouvrent les processus impliqués dans des activités telles que « la résolution de problèmes », « l’initiation d’une activité », « l’estimation cognitive » et « la mémoire prospective » (10). Nul besoin d’être spécialisé en neuropsychologie pour comprendre que, définies de la sorte, les fonctions exécutives recouvrent beaucoup d’opérations cognitives à la fois. Il faudra revenir sur cette difficulté dans la discussion.

  1. Différences entre la remédiation cognitive et les thérapies cognitives

La remédiation cognitive est une approche thérapeutique qui se différencie des thérapies cognitives et comportementales, dont l’indication dans les schizophrénies est elle-même en plein essor. Là où la première cible des opérations cognitives déficitaires estimées à l’origine du handicap psycho-social, les secondes prennent pour objet les symptômes propres des schizophrénies : les croyances délirantes et les hallucinations, leur rapport avec ce qui les déclenche, l’analyse de leur signification pour l’intéressé, la valeur adaptative de certains symptômes négatifs, la conscience des troubles, leur distanciation progressive permise par la discussion, etc. (11, 12). Bref, le projet de la remédiation cognitive est de diagnostiquer des fonctions lésées et de les rééduquer ; celui de la thérapie cognitive d’analyser le sens pris par les symptômes et le rapport qu’entretient le patient avec eux afin d’en améliorer sa maitrise. Dans un cas il s’agit avant tout de développer au moyen d’exercices répétés des mécanismes défectueux de la pensée ; dans l’autre de comprendre par le dialogue introspectif la valeur des pensées morbides pour mieux vivre avec elles.

  1. Les preuves de l’efficacité de la remédiation cognitive dans les schizophrénies

Plusieurs degrés de preuves sont mis en avant : les résultats des essais thérapeutiques en premier lieu, puis ceux des méta-analyses qui viennent les colliger, et finalement un certain air du temps qui, insensiblement, amène à tenir pour acquis ce dont on parle abondamment.

  1. Les essais

De très nombreux essais sont publiés dans la littérature dont il est difficile pour le non-spécialiste d’apprécier la valeur méthodologique et la signification des résultats, d’un point de vue clinique. Sans se lancer dans une revue détaillée qui dépasserait l’objectif du présent article, il vaut peut-être la peine de s’arrêter un instant sur un essai représentatif récent afin de se faire une idée du type et de la qualité de ces recherches.

McGurk & coll. ont comparé le résultat à trois ans d’une remédiation cognitive associée à un soutien professionnel avec le résultat d’un soutien professionnel seul, chez des patients souffrant de troubles psychiatriques sévères (schizophrénies, troubles schizo-affectifs et troubles bipolaires mêlés, répartis en deux groupes de vingt et une personnes) (13). Les conclusions de leur essai apparaissent favorables à la remédiation cognitive puisque le groupe qui en a bénéficié, en plus du soutien à l’emploi, a travaillé plus longtemps, exercé un plus grand nombre d’emplois et gagné plus d’argent durant la période considérée. Mais lorsque l’on scrute d’un peu plus près les résultats, le doute gagne vite sur leur signification exacte. Dans le protocole suivi, la remédiation cognitive totalise à peine 24 heures de séances en tout sur trois ans. Ceux qui en ont bénéficié n’ont travaillé que 27 semaines sur les 156 écoulées, les autres 5. Dans la mesure où l’étude se déroulait sur deux centres de jour différents dont l’un, de l’aveu même des auteurs, offrait un accompagnement clinique et social de qualité très inférieure, ce qui s’est notamment traduit par plus de rechutes et de ré-hospitalisations et moins d’ardeur dans le soutien à l’emploi apporté aux patients, il est difficile de ne pas penser que de telles différences de prise en charge d’un site à l’autre ont dû beaucoup jouer sur les résultats obtenus, bien qu’il ne soit donné aucun détail sur leur influence. Mais surtout, il faut bien voir qu’aucun bilan cognitif n’a été pratiqué à la fin de l’essai, ce qui rend impossible de savoir si c’est l’amélioration des résultats cognitifs, per se, qui est en cause dans les résultats obtenus, ou d’autres facteurs beaucoup plus généraux. Parmi ces derniers, le plus évident est bien entendu « le degré d’attention que les soignants ont porté aux patients », généralement toujours meilleur pour ceux qui bénéficient d’une thérapeutique inédite en cours d’étude. N’ayant pas été mesuré, il ne saurait être comparé entre les groupes étudiés, ce qui fragilise beaucoup toutes les conclusions qui peuvent être tirées.

  1. Les méta-analyses

Pour pallier aux inconvénients de ces petits essais disséminés, les auteurs qui travaillent dans le domaine de la remédiation cognitive procèdent régulièrement à des méta-analyses de la littérature spécialisée afin de déceler la tendance dominante des résultats. Depuis 2001, au moins six méta-analyses ont été publiées. Une seule a conclu dans un sens négatif (14), les cinq autres ont été positives (15-19). Mais avec des tailles d’effet que les conventions d’usage qui ont cours dans la littérature des essais cliniques ne permettent que de qualifier de « petites à modestes » (20). Autrement dit, l’efficacité de la remédiation cognitive, si elle existe, est minime.

Ce qui transparaît encore de ces méta-analyses, c’est que plus le but des essais consiste à mesurer l’amélioration d’un objectif circonscrit (dit « proximal »), par exemple l’apprentissage à un test défini, plus les tailles d’effet paraissent significatives. En revanche, plus leur but est lointain, i.e. consiste en un effet indirect, « distal », au niveau de la vie pratique des patients, moins les tailles d’effet sont significatives.

En d’autres termes, la remédiation cognitive fait la preuve que les patients peuvent améliorer leurs performances à des tests cognitifs lorsqu’ils s’entraînent – ce qui en soi n’a rien de surprenant. Mais elle a beaucoup de mal, et le plus souvent ne parvient pas, à vérifier son postulat qu’en améliorant leurs scores à des tests cognitifs, les patients améliorent leur vie quotidienne.

L’autre problème que posent ces méta-analyses, c’est qu’elles ne sont pas véritablement indépendantes, comme peuvent l’être par exemple les évaluations pratiquées par une institution telle que la Cochrane Review (21). Leurs auteurs sont des chercheurs qui travaillent à établir les preuves de l’efficacité de la remédiation cognitive, qui ont le plus souvent déjà publié des essais sur la question, bref qui de par l’orientation de leurs travaux ont tendance à instruire leur jugement dans un sens favorable.

  1. L’air du temps

Il reste qu’il y a indéniablement un mouvement en faveur de la remédiation cognitive, si l’on en juge par la place croissante occupée par le sujet dans la littérature de seconde main et les discussions des experts. Les difficultés de prise en charge que posent les patients atteints de schizophrénies tendent de plus en plus à être comprises comme la conséquence de troubles cognitifs qui leur seraient propres, sans toujours bien savoir ce qui est cognitivement spécifique et ce qui ne l’est pas.

Lorsqu’un patient atteint de schizophrénie ne se comporte pas « normalement », par exemple lorsqu’il ne prend pas régulièrement son traitement, de nombreuses interprétations sont possibles. L’intéressé peut estimer que le traitement ne lui apporte par grand chose, ou qu’il le gêne, qu’il l’intoxique, qu’il heurte ses convictions médicales, etc. Pour trancher entre toutes les éventualités, il convient d’établir les conditions d’un dialogue véritable, qui réussisse à mettre à jour ce qui motive en profondeur l’attitude adoptée par le patient face à son traitement. Mais l’on peut aussi estimer d’emblée qu’il ne le prend pas parce qu’il ne s’en souvient pas, qu’il ne parvient pas à organiser ses prises, qu’il est inattentif. Bref, qu’il ne s’agit pas d’une question de motivation à expliciter, mais d’un trouble dans les opérations mentales nécessaires à la prise à heures fixes d’un médicament. En somme que ce symptôme courant de la schizophrénie relève plus d’une interprétation de type neurologique que psychiatrique. Dans le second cas de figure, le sujet est anosognosique et la conclusion qui s’impose, c’est qu’il faut rééduquer sa mémoire et son attention. Dans le premier, il détient des raisons qu’il a du mal à confier et qui par conséquent nous échappent ; la conclusion thérapeutique ici, c’est qu’il nous revient de pénétrer ces raisons pouvoir mieux y répondre. De nombreux cliniciens semblent aujourd’hui pencher vers des explications d’ordre neurologique (ou « neuro-psychologique », c’est du pareil au même), lesquelles appellent en effet des réponses thérapeutiques conformes à celle proposée par la remédiation cognitive. La question que l’on peut toutefois se poser, c’est de savoir si l’on ne sacrifie pas l’alliance thérapeutique avec ce type d’interprétations qui, si elles font fausse route, encourent le risque de méconnaître que les patients ont des raisons qui sont les leurs, qu’il conviendrait plutôt de partager avec eux si l’on ne veut pas aggraver un peu plus encore leur retrait dans l’autisme.

  1. Le jugement d’institutions reconnues : Cochrane Review, N.I.C.E.

Une pièce importante enfin doit être versée au dossier en cours d’instruction de la remédiation cognitive, celle de l’évaluation de son efficacité par des instances d’évaluation indépendantes dont l’autorité scientifique est reconnue.

La Cochrane Review n’a rien publié de marquant sur la question depuis 2000. A l’époque, elle avait procédé à une évaluation de la littérature et ses conclusions n’étaient pas favorables (22). Il serait important de savoir si ce jugement tient toujours ou s’il est remis en question avec les données récentes.

Le National Institute for Clinical Excellence (N.I.C.E), du Service national de la santé britannique, de son côté émet régulièrement des recommandations thérapeutiques qui s’appuient sur le degré de preuves estimé pour chaque traitement. Son verdict possède une importance extrême puisqu’il est capable à lui seul de définit les standards de la politique de soin britannique pour une pathologie donnée. Dans le cas des schizophrénies, la dernière mise à jour qui date de 2009 n’a pas octroyé pas le statut de thérapeutique recommandée à la remédiation cognitive (23). Cela incite à la modération.

  1. Discussion critique, questions

L’application de la remédiation cognitive aux schizophrénies n’est pas sans soulever un certain nombre d’interrogations qu’il devrait être maintenant possible d’envisager en meilleure connaissance de cause. Une première série d’interrogations concerne la notion même de troubles cognitifs. Que sait-on exactement à leur sujet dans les schizophrénies ? Suffisamment pour pouvoir envisager leur traitement  « spécifique » par une remédiation cognitive ? Une autre série d’interrogations se porte sur les preuves de l’efficacité de cette technique de soin. Celles-ci sont-elles fiables ? On peut encore s’interroger sur le sens des résultats obtenus lors des essais : que signifient-ils, sur un plan clinique, et surtout pour la vie quotidienne des patients ? Enfin la discussion se porte sur les instruments de remédiation qui sont utilisés : quel en est le degré de validité ?

  1. Troubles cognitifs et schizophrénies 

De nombreuses questions non résolues se posent aujourd’hui quant à l’existence, la nature exacte, la fréquence, la spécificité, l’évolutivité des troubles cognitifs qu’il est possible d’observer au cours des schizophrénies.

  • Ces troubles sont-ils constants ?

La réponse à cette question est négative. Pas tous les patients atteints de schizophrénie présentent des troubles cognitifs. Il est tout à fait possible d’avoir une schizophrénie et de présenter un bilan cognitif dans les limites de la normale (24). Les troubles cognitifs ne sont donc pas une condition nécessaire à ce type de pathologie.

Seul un sous-groupe de patients, dont l’importance varie considérablement d’une publication à l’autre (45 à 89 % pour Palmer & al. [24], 25 à 65 % pour Vinogradov [25]), affiche des performances cognitives qui s’écartent d’au moins deux déviations standard par rapport à la moyenne. Tout dépend de la taille de l’échantillon étudié, de la forme et de la gravité de la maladie, des traitements suivis, des tests pratiqués. On butte ici sur l’hétérogénéité des conditions pathologiques qui se trouvent actuellement rangées par défaut sous l’étiquette bien peu spécifique de « schizophrénie ». Le fait que le statut nosologique actuel des troubles schizophréniques s’apparente à celui de « psychoses idiopathiques en cours de démembrement » constitue un obstacle de taille pour y voir plus clair.

L’antienne que « 80 % des patients atteints de schizophrénie présentent des troubles cognitifs » est donc largement abusive. Elle est regrettable car si elle sert peut-être la cause des tenants de la remédiation cognitive, elle contribue à égarer les cliniciens sur l’origine des difficultés rencontrées par les patients. Et si l’on y réfléchit un instant, elle risque d’incarner l’une des formes nouvelles qu’est en train d’adopter la stigmatisation toujours rampante dont sont victimes ces patients. Car s’il faut être conscient d’une chose, c’est que dans l’esprit de nombreux soignants, la notion qu’il existe des troubles cognitifs dans les schizophrénies est rapidement mise en équivalence avec celle d’un déficit neuropsychologique fixé. Or c’est loin d’être toujours le cas, tout le projet de la remédiation cognitive visant d’ailleurs à démontrer le contraire. En réalité seule une fraction des patients présente des troubles cognitifs, dont la nature est loin d’être claire, comme va le voir. Il est inutile de noircir le tableau.

  • Temporalité : synchronique, diachronique ou les deux ?

La présence de troubles cognitifs représente certainement un élément de gravité clinique plus prononcée, de par les répercussions fonctionnelles qui éventuellement en résultent. Mais se pose aussitôt la question de l’évolutivité de tels troubles : lorsqu’ils sont présents, sont-ils permanents et stables, ou dépendent-ils de l’état de décompensation psychotique qui atteste la schizophrénie ? En d’autres termes, sont-ils des marqueurs d’état, ou plutôt des traits ? Les deux possibilités à l’évidence coexistent. Mais comment le savoir chez un patient donné si l’on évalue ses performances qu’une fois sa maladie déclenchée ?

De même lorsqu’ils sont présents, les troubles cognitifs dépendent-ils entièrement de la phase psychotique, ou peuvent-ils la précéder ? Dans ce dernier cas, peuvent-il s’accentuer avec la (ou les) décompensation(s) psychotique(s), ou restent-ils fixes ? A toutes ces questions il est possible d’apporter des réponses mitigées : il est des cas où les troubles cognitifs précèdent le début de la décompensation psychotique et s’aggravent avec elle, et d’autres où présents dès le début, ils ne s’aggravent pas ; d’autres où ils n’apparaissent qu’avec les symptômes psychotiques et connaissent une évolution variable : tantôt ils rétrocèdent complètement avec la rémission des symptômes psychotiques, tantôt ils persistent atténués, tantôt ils persistent inchangés, voire s’aggravent avec les décompensations itératives. Mais lorsqu’une telle aggravation est constatée, elle finit par atteindre un plateau de stabilisation qui détermine un degré plus ou moins important de handicap résiduel (26). Et même l’aggravation n’aboutit pas forcément à un état fixé : le fonctionnement cognitif peut récupérer en grande partie, sinon entièrement, de façon très tardive, après une période prolongée de handicap, lorsque l’état affectif s’apaise, qu’un nouvel équilibre de vie plus clément réussit à être trouvé (27). Quant à une évolution vers l’aggravation ininterrompue, qui finirait par apparenter le tableau à celui d’une démence progressive, elle est a priori exclue du cadre diagnostique des schizophrénies. Elle ne se discute plus que pour les formes tardives survenant à un âge avancé ; mais là aussi la question reste controversée : le plus souvent, en cas d’aggravation continue, il s’agit d’une pathologie neurologique non identifiée (28).

Bref, il n’y a pas toujours des troubles cognitifs, et quand il y en a, ils peuvent considérablement varier en fonction du stade de la maladie : être pré-morbides, per-morbides et/ou post-morbides. Ceci pose aussitôt un problème : à quel moment sont-ils évalués ? En tout début de décompensation, au plein milieu d’un accès psychotique aigu, ou à plus long terme, durant la phase de stabilisation ou lors d’une rémission ? Dans ces conditions, comment être en mesure d’affirmer que « près de 100 % des patients présentent des troubles cognitifs par rapport à leur état pré-morbide » ? Qu’en sait-on puisque les bilans cognitifs pré-morbides font quasiment toujours défaut ? Même en aigu cela n’a souvent guère plus de sens que de remarquer que les patients anxieux, dépressifs ou maniaques, présentent, lorsqu’ils sont en état aigu, des troubles cognitifs par rapport à leur niveau pré-morbide. Une chose est d’évaluer des performances cognitives à chaud, une autre de le faire à froid.

Certes les auteurs les plus sérieux prennent surtout en compte la période de stabilisation pour dresser le bilan des troubles cognitifs des patients. Mais celle-ci est-elle uniformément stable, d’un point de vue cognitif ? Il y a de nombreuses raisons d’en douter. Certains troubles, on va y revenir, dépendent étroitement de la présence d’une angoisse importante, ou de préoccupations délirantes qui ont beau perdurer demeurent douloureuses. C’est le cas des troubles de l’attention par exemple. L’humeur dépressive de son côté joue un rôle sur l’attention et surtout sur la motivation qui sont requises lors de la passation des tests. Le problème, c’est que de tels à-côtés cliniques ne sont guère pris en compte dans l’interprétation des résultats obtenus. L’état de dépression d’un sujet atteint de schizophrénie ne se juge pas uniquement sur la présence évidente de tous les critères d’un état dépressif majeur. Une démoralisation profonde peut exister sournoisement qui, étant donné les représentations de la schizophrénie, se trouvera aisément confondue avec des symptômes négatifs « résiduels » ou « déficitaires ». Qu’en résultera-t-il du point de vue de l’évaluation des troubles cognitifs ? Une démotivation insidieuse qui risque de fausser le profil cognitif estimé. Il est difficile d’intéresser un patient qui pense mener une vie de SDF aux règles de passation d’un test tel que le WCST. En revanche il est facile de déduire hâtivement de sa faible participation qu’il présente un déficit des « fonctions exécutives ».

  • Rôle du QI

Un autre problème non résolu est celui des rapports qui existent entre le quotient intellectuel (QI) et ces troubles cognitifs. Un QI pré-morbide bas est en soi un facteur de moins bon pronostic dans les schizophrénies. Et il a été montré qu’il existe une relation linéaire entre le niveau du QI et le risque de schizophrénie : par rapport à un QI supérieur à 126, le fait d’avoir un QI compris entre 82 et 95 multiplie par 3,5 la probabilité de déclencher une schizophrénie (29).

Qu’est-ce qui revient au QI pré-morbide, qu’est-ce qui revient à la décompensation schizophrénique lorsque sont constatés des troubles cognitifs ? La question est particulièrement difficile à résoudre dans la mesure où les bilans neuropsychologiques ne sont pratiqués qu’après le déclenchement de la maladie : aucun point de comparaison antérieur n’est disponible. Or un QI bas accentue la chute à de nombreux tests, en étant la source de multiples erreurs d’incompréhension des consignes, de difficultés logiques et de réalisation pratique. Tous les tests destinés à évaluer les fonctions exécutives, type Wisconsin Card Sorting Test (WCST), Tour de Hanoï, etc., voient leurs performances diminuer du simple fait d’un QI bas (30). Comment déterminer avec certitude en pareil cas la part d’atteinte cognitive imputable à la maladie ? Certains auteurs répondent que l’important se trouve ailleurs, dans le degré objectif de handicap fonctionnel induit par les troubles cognitifs, peu importe leur origine. Mais ne risque-t-on pas de faire fausse route à tenter de « remédier cognitivement » à ce qui ne relève que d’un QI stable, constitutif de la personne. Vouloir transformer un QI par l’exercice n’a en général abouti qu’à des échecs cuisants.

  • Rôle des « signes neurologiques mineurs »

Evoquer le QI, c’est évoquer un facteur de risque de la schizophrénie. Un autre facteur de risque interfère avec les troubles cognitifs dont il est difficile de faire la part dans leur appréciation, les déficits neuro-développementaux que l’on a coutume de ranger sous l’étiquette de « signes neurologiques mineurs » : dysdiadochokinésie, astéréognosie, réflexes primitifs, défauts de latéralisation, extinction sensitive, etc. (31). Ces signes neurologiques discrets, dépourvus de valeur localisatrice, évoquent autant de dysfonctions variées de la coordination des tâches motrices complexes et de l’intégration sensorielle qui ne manquent pas d’interférer avec la passation des tests. Leur influence est-elle toujours prise en compte ? Il semble que non.

  • Nature des troubles cognitifs constatés

Quel type de troubles cognitifs rencontre-t-on le plus souvent dans les schizophrénies ? Existe-t-il un profil cognitif uniforme propre à ces affections ? Bien que les spécialistes de la remédiation cognitive mettent systématiquement en avant que les patients ont des troubles de l’attention, de la mémoire verbale, de la mémoire de travail et des fonctions exécutives, la réponse qu’il est possible de donner à ces questions est qu’il n’y a aucun profil de troubles cognitifs spécifique, ou encore moins uniforme, dans les schizophrénies. Les patients, lorsqu’ils ont des troubles cognitifs, ont des profils très variables. Certains ont surtout des troubles de l’attention, d’autres des troubles de la mémoire de travail, d’autres de l’inhibition des réponses, etc. A ce point de vue, les spécialistes en remédiation cognitive recommandent à juste titre de procéder à une évaluation poussée de chaque sujet afin de recenser les opérations ou domaines cognitifs les plus problématiques et d’ajuster au mieux les exercices d’entraînement requis.

  • Les troubles cognitifs sont-ils indépendants ?

C’est la question sur laquelle l’on tombe ensuite. Est-ce qu’un trouble cognitif spécifique possède une traduction isolée, indépendante ? Ou est-ce qu’il interfère avec les opérations cognitives intactes et en perturbe les performances ? Pour le redire autrement, les fonctions cognitives sont-elles indépendantes les unes des autres, ou sont-elles liées, pour certaines du moins ? La neurologie nous enseigne qu’il existe d’innombrables situations pathologiques dans lesquelles s’observe une relative indépendance entre les fonctions lésées. On peut avoir un trouble aphasique pur, une alexie pure, un trouble de la reconnaissance des visages pur, etc. Les choses sont-elles aussi nettes en psychiatrie ? Peut-on par exemple avoir un trouble sévère de l’attention, ce qui est le cas de nombreux patients à un moment donné de leur évolution, sans que celui-ci n’interfère avec les capacités de mémoire verbale ou les fonctions exécutives ? Autrement dit, peut-on avoir un test de mémoire verbale de Rey ou un WCST normaux lorsqu’on a un trouble de l’attention important ? La réponse est non.

D’une manière générale, les troubles cognitifs les plus fréquemment observés dans les schizophrénies – troubles de l’attention, de la mémoire verbale, des fonctions exécutives – ont des interférences entre eux. L’attention en particulier est au cœur du problème. Ce n’est pas une opération cognitive indépendante. Il faut un minimum d’attention disponible pour que la plupart des fonctions cognitives puissent opérer en conditions normales. Si ce n’est pas le cas, leurs performances « spécifiques » immanquablement se dégradent.

Prenons une nouvelle fois l’exemple des « fonctions exécutives ». Que recouvrent-elles exactement ? Pour Benson, on l’a vu, tous les processus impliqués dans « la résolution de problèmes », « l’initiation d’une activité », « l’anticipation » et « la mémoire prospective ». Le problème ici, c’est que les neurologues raisonnent à partir de pathologies qui « dissocient » de façon relativement nette les fonctions et sous-fonctions cognitives. Une tumeur du lobe frontal peut en effet provoquer un tableau d’atteinte relativement pure de l’initiative (« apathie frontale »), de la résolution des problèmes (« persévérations d’erreurs avec défauts d’apprentissage et de flexibilité », etc.). Mais de telles pathologies neurologiques n’ont que peu ou pas de troubles de l’attention associés. Ce n’est pas le cas des schizophrénies : les problèmes d’attention sont en général tellement au devant de la scène que l’on est amené à se demander si cela a un sens d’évaluer « la résolution de problèmes », ou « la mémoire prospective », en excluant qu’il y ait d’interférence entre les deux. Les psychologues qui ont exploré l’effet des troubles de l’attention sur les scores obtenus au WCST (test « spécifique » des fonctions exécutives comme on a vu plus haut) constatent que ceux-ci baissent lorsque l’attention est perturbée (32).

Et il n’y a pas que l’attention qui influe sur les scores d’un WCST : une baisse de la motivation elle aussi suffit à les voir se dégrader (ibid.). Ou encore la dépression, ou l’excitation, ou la « désinhibition ». Autant de circonstances très répandues dans la clinique des états schizophréniques. Et pas que là d’ailleurs : les troubles bipolaires s’accompagnent eux-mêmes d’une dégradation notable des scores obtenus au WCST, à proportion des fluctuations de l’humeur présentées (33).

Pour le dire autrement, le WCST est un test qui demande de bonnes capacités d’attention, de motivation, de mémoire de travail et de traitement visuel de l’information pour pouvoir être passé. Si ce n’est pas le cas, il devient périlleux d’en tirer des conclusions assurées sur l’état des « fonctions exécutives ». Beaucoup de patients « semblent » avoir un trouble des fonctions exécutives aux tests, mais tant que l’on ne sait pas faire la part du désintérêt et de l’inattention dans les scores obtenus, mieux vaut rester très prudent dans ce genre de conclusions. Il est probable que seul un petit sous-groupe de patients présente des fonctions exécutives perturbées de façon relativement « pure », mais il se trouve noyé dans l’hétérogénéité même du concept de schizophrénie. Enfin, quel que soit la part inextricable des troubles de l’attention, il a en effet été montré qu’un déficit des fonctions exécutives objectivé aux tests représente un facteur de moins bon pronostic. Mais le même constat est fait avec un QI bas. Comment départager à nouveau ce qui revient au déficit lié à la maladie et au QI, lorsqu’on ignore, comme c’est souvent le cas, l’état cognitif pré-morbide ?

  • Liens avec les symptômes positifs

Il existe plusieurs sortes de symptômes positifs : délires, hallucinations, désorganisation de la pensée et de l’activité, agitation psychomotrice, etc. Tous entretiennent des rapports complexes avec les opérations cognitives.

Le fait qu’il existe des idées délirantes, pris en soi, plaide pour l’existence de troubles cognitifs dans le raisonnement. Mais, et c’est bien tout le problème de la psychose, à côté de délires des plus absurdes, les patients peuvent raisonner parfaitement. Toute la difficulté est d’expliquer comment coexistent ces deux types de pensée, l’une normale, l’autre pathologique tant dans ses inférences que dans sa logique. La remédiation cognitive semble ici tentée de tenir pour acquis que si un sujet délire, alors tout son système de pensée doit être déficient ; qu’il faut donc le rééduquer entièrement. Il y a là un risque de méconnaissance profonde sur la nature des troubles de ces patients.

On l’a déjà évoqué, il est possible de délirer ou d’avoir des hallucinations avec un fonctionnement cognitif de niveau normal. Mais il arrive souvent que les idées délirantes et les hallucinations, lorsqu’elles sont intenses ou particulièrement prégnantes, s’accompagnent d’un trouble marqué de l’attention. Le rapport entre les deux est loin d’être clarifié. Il donne d’ailleurs lieu à des travaux passionnants (34).

L’attention est-elle déficitaire lorsque le délire envahit la conscience ? Ou est-elle seulement mobilisée, captée par les préoccupations délirantes ? La question n’est pas tranchée. Il existe deux dimensions distinctes dans l’attention : d’une part son objet, le « focus » de l’attention ; d’autre part la capacité de maintenir ce focus dirigé sur un objet, le « maintien » attentionnel. Dans les schizophrénies, la question se pose de savoir si l’attention est quantitativement réduite, ou si elle fait seulement l’objet d’une réallocation vers des préoccupations majeures que sont les idées délirantes et les hallucinations (35). Il est difficile de se montrer attentif sur commande quand son esprit est accaparé par l’idée qu’il y a des micros partout, ou que des voix vous agonissent… On peut être attentif, mais à ce qui angoisse, c’est tout le problème de l’anxiété et de ses effets de distractibilité. Les patients atteints de schizophrénie sont probablement dans une situation comparable (36).

L’autre débat porte sur les capacités de « soutien » de l’attention. Là encore, il est possible en effet que l’on ait affaire à une réduction des capacités de maintien attentionnel. Mais plusieurs explications sont envisageables : s’agit-il d’un problème de renforcement, pour parler comme les béhavioristes, i. e. d’un manque de stimulation de la part des objets d’attention qu’offre la réalité ? Ou plutôt d’un problème de « force », « d’énergie » requise pour faire fonctionner des opérations d’attention focalisée ? Les deux hypothèses restent en lice et il est probable qu’il existe des situations qui correspondent à l’une et à l’autre.

Au WCST par exemple, il y a des patients qui ont de mauvais résultats mais se montrent conscients de leurs faibles performances, et motivés par la découverte des règles du test. Ils mobilisent manifestement leur « énergie » (il n’y a pas d’autre terme !), mais souffrent d’un haut degré de distractibilité. Ils ont beau faire, leur attention échappe, ce qui interfère avec la poursuite du test. Et il y a des patients qui ne se montrent guère affectés par la faiblesse de leurs scores, qui évitent de mobiliser leur énergie sans manifester de distractibilité particulière (37). Dans le premier cas, le trouble de l’attention prédomine et il altère la qualité opérationnelle des « fonctions exécutives ». Ce trouble attentionnel est-il alors primaire ? Ou plutôt secondaire, conséquence de la captation de l’attention par des motifs d’anxiété et de délire ? L’évolution au long cours des symptômes positifs de type délirant tend à confirmer que lorsqu’ils rentrent dans l’ordre, parce que, par exemple, les causes de l’angoisse et du délire se sont atténuées, l’attention disponible récupère en parallèle. Dans le deuxième cas, on rejoint le problème des rapports entre les troubles cognitifs et les « symptômes négatifs » : la baisse de la motivation indéniablement obère le fonctionnement cognitif.

 

  • Liens avec les symptômes négatifs

Les symptômes négatifs – apathie, pauvreté du discours, restriction émotionnelle, retrait social, etc. – entretiennent eux-aussi des rapports étroits, particulièrement difficiles à démêler, avec les troubles cognitifs. Le principal problème ici est celui du désintérêt et de la démotivation. Si le fait d’être gêné dans la vie courante par l’existence de subtils troubles cognitifs peut conduire à la longue à une accumulation d’échecs et, pour finir, à une démotivation profonde, il n’est pas facile de faire la part des choses à l’arrivée, car la démotivation en elle-même perturbe le fonctionnement cognitif et son évaluation. Elle réduit la curiosité et l’attention pour le monde environnant, ralentit la cadence de la pensée, restreint les capacités de mémorisation, celles de mobilisation des compétences intellectuelles, d’apprentissage. Un bilan cognitif passé dans un état de démotivation profonde peut dès lors conclure à un déficit cognitif qui n’en est pas vraiment un. Participer à des tests suppose un minimum de motivation d’apprentissage afin de pouvoir assimiler les règles qui sont imposées. Beaucoup de patients atteints de schizophrénies se trouvent trop découragés par l’ampleur des difficultés qui se sont accumulées sur leur chemin, et profondément remis en cause dans leur confiance en eux par les échecs subis, pour être en mesure de s’intéresser un tant soit peu aux tests qui leur sont proposés ou les passer sans anxiété supplémentaire. Quand on n’a ni toit ni ressources décentes pour vivre, qu’on ne sait pas comment on va s’en sortir, quand on est paralysé par ses difficultés relationnelles, il n’est pas évident de se mobiliser, i. e. de rassembler toute l’attention dont on dispose et de se motiver pour passer des tests. Comment interpréter correctement un WCST dans ces conditions ? Si la motivation fait défaut, la « résolution des problèmes » risque de tourner court.

  • Liens avec les traitements

L’influence des traitements neuroleptiques est elle aussi régulièrement omise. Or ceux-ci interfèrent beaucoup avec le fonctionnement cognitif. Les patients s’en plaignent ; ils mettent régulièrement en avant leur difficulté à penser à l’origine de leur décision de les interrompre. Les neuroleptiques diminuent les performances cognitives. Ils ralentissent la vitesse de pensée, restreignent les capacités d’attention, de motivation et d’intérêt. La plupart des opérations cognitives se trouvent entravées par leur emploi : mémoire visuo-spatiale, mémoire verbale, mémoire de travail, contrôle de l’exécution, etc.

La plupart du temps, leurs effets cognitifs et conatifs sont passés sous silence. Les bilans des troubles cognitifs n’en font pas état, ou ne rapportent pas les scores qui sont enregistrés aux posologies reçues. Comment savoir lorsqu’un bilan cognitif conclut à une perturbation des fonctions mnésiques s’il ne s’agit pas d’un effet secondaire du traitement avant tout ? Les effets indésirables des neuroleptiques peuvent être extrêmement sournois et trompeurs. Même l’akathisie interfère avec l’inhibition des réponses, le contrôle de l’exécution des tâches, la concentration, etc.

Se pose encore la question de la rémanence de leurs effets à long terme. Une fois les récepteurs dopaminergiques durablement bloqués, de nombreuses études d’imagerie cérébrale l’ont montré, les aires frontales, les ganglions de la base, qui se trouvent hautement impliqués dans les fonctions cognitives supérieures, tantôt s’atrophient tantôt augmentent de volume. Comment faire la part des choses ? Même si l’on tente une prudente fenêtre thérapeutique, ce que peu de soignants osent entreprendre tant règne le dogme des « neuroleptiques à vie » dans les schizophrénies, la récupération neuro-plastique est lente et exige beaucoup de temps pour pouvoir se produire.

A ceci, il convient encore d’ajouter les effets délétères des correcteurs extra-pyramidaux anticholinergiques, sur les capacités d’attention et de mémorisation notamment. Même chose pour les benzodiazépines, qui sont largement prescrites, ou encore certains antidépresseurs.

 

  • Fiabilité des évaluations

Tout ce qui vient d’être dit amène à se montrer très circonspect sur la validité des bilans cognitifs qui sont pratiqués chez les patients. Certes leurs résultats montrent des choses. Mais quant à les interpréter, à distinguer entre ce qui relève du QI, du traitement, d’un problème d’attention ou de motivation temporaire, etc., cela reste souvent du domaine de la conjecture et demande beaucoup de précautions. Ce n’est pas ce que l’on constate à examiner la façon dont sont interprétés les bilans cognitifs destinés à configurer les programmes de remédiation dans les manuels spécialisés (38).

 

  • Les troubles de l’attention interfèrent constamment

De façon générale, l’attention paraît être au cœur du problème dans les troubles cognitifs de la plupart des schizophrénies. Dans la mesure où l’attention ne saurait être artificiellement isolée du reste des opérations cognitives (penser requiert toujours de l’attention), il semble très difficile d’orienter la remédiation cognitive vers la restauration ou la compensation d’autres fonctions cognitives lorsque son atteinte est proéminente. C’est avant tout à son niveau que devraient se concentrer les efforts de la remédiation cognitive. On ne va pas très loin sans disposer d’une attention de qualité : mémoire, réflexion, organisation de l’activité, soins personnels et relations à autrui en dépendent au plus haut point. L’entraînement cognitif n’est d’ailleurs pas la seule façon d’améliorer les capacités d’attention. Le repos, le sommeil, l’éloignement des facteurs de stress et d’anxiété sont certainement plus efficaces.

A côté de cette place centrale occupée par les troubles de l’attention, il est vraisemblable qu’il existe une sous-catégorie particulière de schizophrénies où prédominent les difficultés de motivation et de mobilisation, sans trouble majeur de l’attention. Mais leur isolement clinique demeure difficile, et l’usage des neuroleptiques sur un tel terrain probablement ne simplifie pas l’analyse des déficits cognitifs en cause. Tant que la part des traitements ne sera pas plus systématiquement faite, on risque de ne guère avancer dans ce démembrement neuro-cognitif indispensable des états schizophréniques.

  • Rôle des difficultés rencontrées dans la réalité

L’hypothèse faite par la remédiation cognitive est d’ »améliorer les compétences cognitives afin de mieux gérer la vie quotidienne » (39). Par « vie quotidienne » sont entendus notablement « prendre son traitement », « ranger ses affaires », « laver son linge », « préparer ses repas » (ibid.). Pour toutes ces activités, est-on toujours certain qu’un « trouble cognitif spécifique » est à l’origine de leur déficience ? Prendre son traitement, on l’a vu, est surtout affaire de motivation. On peut toujours arguer que la motivation est pathologique, mais il est difficile de la circonscrire au seul traitement : les sujets qui ne prennent pas leur traitement n’oublient pas de fumer leurs cigarettes… La plupart des tâches de la vie quotidienne peuvent être réalisées par les patients : ils ne sont nullement apraxiques ou déments à ce point de vue. Simplement la motivation pour les accomplir, en d’autres cas l’attention requise (qui est un autre aspect de la motivation : l’attention est aussi de la motivation focalisée sur un objet), font défaut. En d’autres termes, ce n’est peut-être pas un problème de « résolution de problèmes », c’est souvent un problème d’envie de vivre et d’agir. C’est-à-dire d’énergie mobilisable pour s’occuper de soi, de sa santé, de son bien-être. Cette envie de vivre peut-elle se développer avec la pratique d’exercices cognitifs répétés, ou avec l’amélioration des conditions d’existence qui sont faites ? Pour beaucoup de patients, avoir de meilleures conditions de vie, c’est-à-dire suffisamment de ressources indépendantes et un cadre de vie agréable, qui en fonction de chacun, combine la bonne proportion entre soutien protecteur et autonomie, est la meilleure façon de relancer leur goût de vivre et de mener avec un minimum de motivation leurs activités quotidiennes. Si bien que l’on en vient à s’interroger : faut-il se lancer dans la résolution hasardeuse d’hypothétiques troubles cognitifs particulièrement difficiles à démêler ? Ou plutôt commencer par aplanir les obstacles réels à une vie pratique indépendante qui accablent les patients : absence de finances, de logement, de moyens de vie propres ? Etre mieux entendu dans des difficultés pratiques qui, si elles ne sont pas résolues, mettent en danger la possibilité de survie sociale, n’est-il pas de nature à, sinon résoudre toutes les difficultés cognitives, du moins permettre l’apaisement affectif indispensable à pouvoir mieux penser quand la conduite de la pensée fait défaut ?

 

  1. Discussion des preuves

La dernière méta-analyse d’importance en date, celle de McGurk et coll. (40) conclut que la remédiation cognitive améliore le fonctionnement cognitif dans les schizophrénies avec des tailles d’effet de 0,41 en moyenne, c’est à dire « petits » selon les conventions propres à la littérature, pour six des domaines cognitifs étudiés : l’attention, la vitesse de traitement de l’information, la mémoire de travail verbale, l’apprentissage et la mémoire verbaux, le raisonnement et la résolution de problèmes, les cognitions sociales. Ceci quels que soient la méthode de remédiation pratiquée, la longueur de l’essai (5 à 15 heures de remédiation pourraient suffire), le contexte d’intervention (en hospitalisation ou en ambulatoire), l’âge.

Est-ce que de tels résultats « modestes » se maintiennent avec le temps ? On ne peut l’assurer en l’état actuel des données disponibles (ibid.). De façon générale très peu d’études (6 sur les 26 analysées) examinent si les progrès qui sont obtenus perdurent.

La remédiation n’améliore quasiment pas les symptômes des patients (taille d’effet = 0,28 [ibid.]). Ce qui est ennuyeux car le pronostic psycho-social en dépend au plus haut point. Elle semble en revanche améliorer l’humeur des patients. Ce qui ne paraît pas très difficile à comprendre : dans les essais contrôlés, les patients du groupe témoin ne reçoivent que le « traitement usuel », c’est-à-dire aucun surcroît d’attention particulière de la part de chercheurs menant leur essai avec un intérêt et une motivation extrêmes, qui influent beaucoup sur le moral des patients dont ils s’occupent.

Sur le plan des résultats psycho-sociaux, la remédiation cognitive marche mieux si elle est combinée avec un programme de réhabilitation psychosociale (ibid.). La taille d’effet moyen atteint 0,47 dans ce cas, contre 0,05 sinon, ce qui signifie aucun effet. Autrement dit la remédiation cognitive isolément n’a pas d’effet sur le pronostic psychosocial global.

Enfin les programmes de remédiation qui incluent un soutien personnalisé dans l’apprentissage des stratégies de compensation marchent mieux que les programmes qui se limitent à pratiquer des exercices seuls (ibid.). On peut se douter pourquoi.

  1. Discussion du sens des résultats

La remédiation cognitive correspond à une forme d’apprentissage. Qu’est-ce qui entre en ligne de compte dans un apprentissage ? Trois choses principalement : les instructions qui sont données et les qualités pédagogiques de l’instructeur ; les aptitudes cognitives du sujet, notamment l’attention dont il dispose pour la tâche proposée ; sa motivation : à la fois pour l’attrait immédiat de la tâche et pour l’intérêt que celle-ci peut susciter, à plus long terme, pour son projet de vie. Dans le cas d’un patient, cet intérêt recouvre son souhait d’aller mieux, de se servir de la remédiation cognitive par exemple pour remplir un tel objectif. Mais pour vouloir aller mieux, il faut que beaucoup de choses concourent encore : qu’un minimum d’estime de soi soit disponible, que les perspectives de vie qui sont offertes en donnent l’envie, que l’entourage, soignants compris, y croie. Il est sûr que si un chercheur est lui-même fortement convaincu de la capacité des patients d’aller mieux grâce à la remédiation cognitive, cela aide. Mais dans ce cas, est-ce les exercices accomplis, ou cet espoir et la mobilisation qui le porte, qui agissent le plus ?

Ceci rejoint une autre objection fréquemment soulevée à propos de la remédiation cognitive : les résultats obtenus par la pratique intensive d’exercices cognitifs se cantonnent-ils aux tests, ou réussissent-il à être transposés dans la vie quotidienne et ses difficultés ? Il n’est pas très difficile de pratiquer la plupart des exercices qui sont proposés lorsqu’on dispose d’un QI normal. Est-ce que cela change grand-chose dans les problèmes de la vie courante ? Il semble que non. C’est cet écart entre succès aux stratégies d’entraînement et échec dans la vie pratique qui pose le plus problème. N’est-ce qu’une affaire de « généralisation », ou de « maintien des résultats dans le temps », comme l’avancent souvent les auteurs des essais dans la discussion de leurs résultats ? Ou est-ce plutôt un problème de différence fondamentale dans les fonctions qui sont mises en jeu dans chaque type d’activité ? Non seulement la plupart des tâches quotidiennes requièrent de nombreuses opérations cognitives simultanées, et non pas séquencées individuellement. Mais surtout mener sa vie seul, pour soi-même, n’est pas du tout pareil que d’exécuter un exercice pour le compte de quelqu’un. Quelqu’un qui s’intéresse à vous, vous motive à aller mieux et ne vous disqualifie pas dans votre aptitude à réussir ce que vous entreprenez, comme c’est hélas le lot de beaucoup de patients dans leur vie quotidienne. La plupart des chercheurs en remédiation cognitive y insistent : « l’engagement », « l’alliance thérapeutique » et « l’esprit d’ouverture » à une amélioration du handicap comptent plus que tout dans leur expérience.

On l’a vu, plus le but des essais est de mesurer une amélioration dans une tâche cognitive circonscrite – se perfectionner dans un exercice, une stratégie prédéfinis -, plus l’effet observé paraît significatif. Mais plus le but s’avère éloigné de la remédiation cognitive, non immédiatement en rapport avec l’entraînement cognitif envisagé, mais transporté dans la vie pratique, moins cela est le cas. S’entraîner à jouer aux échecs stimule certainement la capacité à résoudre des problèmes d’échecs ; cela ne change pas grand-chose pour se débrouiller dans le dédale des démarches administratives requises pour obtenir l’Allocation adulte handicapé.

  1. Questions sur les instruments de remédiation utilisés

La remédiation cognitive fait le plus souvent appel aujourd’hui, dans ses programmes de rééducation, à des logiciels de batteries d’épreuves. Ceux-ci sont développés tantôt par des chercheurs en psychologie cognitive, tantôt par des petites sociétés d’informatique en collaboration avec eux. Ces logiciels, qui sont des programmes d’exercices cognitifs généraux sous licence (type Cogpack, etc.), s’achètent, plutôt chers, ce qui donne lieu à tout un marché, avec ses intérêts financiers bien compris. La plupart de ces programmes visent d’ailleurs plus large que les seuls patients atteints de schizophrénie. Leur cible la plus importante est le sujet normal qui rêve de développer ses performances cognitives. Le déclin intellectuel, les démences débutantes sont autant de clientèles potentielles en plein essor.

Un point dans le design et l’étalonnage de ces logiciels d’épreuves cognitives demeure problématique : leur élaboration se fait sur des populations de sujets normaux, des étudiants la plupart du temps, qui, toutes choses égales par ailleurs, ne présentent aucun des troubles cognitifs des patients. Utiliser des tests ciblant une fonction cognitive donnée qui ont été « validés » dans une population d’étudiants en bonne santé, avec des patients sérieusement affectés ne garantit nullement leur fiabilité dans des conditions cognitives pathologiques. Par rapport aux étudiants qui ont servi à mettre au point les épreuves, les patients sont en général plus âgés, moins éduqués, issus d’un milieu socio-économique inférieur ; leur QI en moyenne est plus bas ; ils ont plus de difficultés à suivre les instructions de passation, sont moins confiants en eux, moins assurés pour exiger des clarifications, moins expérimentés aussi dans la pratique d’un clavier, d’un écran ou le maniement d’un logiciel ; sans compter qu’ils sont sous traitement, angoissés par leur situation, qu’ils ont des difficultés à soutenir leur concentration et à focaliser leur attention, etc., etc. On pourrait encore allonger la liste tant les différences sont criantes. Elles rendent en tout cas incertain l’objectif visé, qui est de disposer d’épreuves spécifiques destinées à entraîner une fonction cognitive spécifique. Il faut bien voir qu’il n’existe aucune épreuve de « mémoire de travail », « d’attention », de « contrôle exécutif » ou de « monitoring des performances », en tant que telle, dont les scores ne reflèteraient que l’opération cognitive en question et rien qu’elle. Virtuellement toutes les épreuves, quelles qu’elles soient, comprennent une composante perceptuelle-attentionnelle et une composante motrice-motivationnelle. Il faut tour à tour percevoir et répondre : deux fonctions cognitives générales qui exigent toujours un certain degré d’attention et de motivation. Pour toutes ces raisons, il est douteux que l’on dispose aujourd’hui de programmes d’épreuves cognitives spécifiques validés chez les patients atteints de schizophrénie (41).

  1. Conclusions

La remédiation cognitive appliquée aux schizophrénies relève certainement d’une intention thérapeutique positive. Sa philosophie des soins va dans le bon sens : aider les patients à surmonter pas à pas leurs difficultés et leurs handicaps en s’entraînant, en améliorant leurs scores, en prêtant attention à leurs outils de pensée, en les affinant – bref agir pour aller mieux avec le soutien actif de thérapeutes qui entretiennent une vision ouverte aux possibilités de récupération de la maladie. Peut-être faudrait-il ici plus coopérer avec les patients et leur vision propre de leurs troubles ? La plupart à la longue ont appris à bien se connaître. Ils savent ce qui les gêne dans leurs difficultés de pensée, de concentration et d’attention ; ce qui les motive et ce qui les ennuie. Si la remédiation cognitive fait l’effort d’intégrer leurs propres perspectives, on peut s’attendre à ce qu’elle soit bien accueillie par eux.

La question de son efficacité pour l’heure demeure plus problématique. Que les patients atteints de schizophrénie puissent améliorer leurs performances à des tests cognitifs en s’entraînant ne surprend guère. Il y a longtemps que l’on sait que ce type de pathologie n’est pas du registre de la démence. Pour peu qu’ils trouvent quelque motivation à apprendre, ces patients apprennent comme tout le monde. Si les programmes de remédiation cognitive suscitent de l’intérêt de leur part, il est certainement utile de l’encourager, à tout le moins sur une base de préférence individuelle. Mais l’on peut aussi objecter qu’il existe d’autres façons, peut-être plus simples, plus ludiques et tout aussi efficaces, de faire travailler sa mémoire verbale, son attention et son aptitude à résoudre des problèmes : faire des mots croisés, jouer au tarot ou apprendre le bridge par exemple.

Dès que l’on aborde la question de la transposition des acquis obtenus par la répétition d’exercices cognitifs dans la vie pratique quotidienne, la remédiation cognitive peine à faire la preuve de son utilité. Depuis 40 ans ou presque que l’on développe et applique des programmes de remédiation cognitive dans les schizophrénies, les effets pratiques attendus en terme d’amélioration du handicap dans la vie quotidienne manifestement stagnent.

L’examen des fondements théoriques de la remédiation cognitive de son côté laisse perplexe. L’étude des troubles cognitifs des schizophrénies est certainement un domaine en plein développement, mais il est très loin d’avoir épuisé toutes les questions qui se posent. Beaucoup de généralisations indues sont faites. L’hétérogénéité des conditions pathologiques, qui sont à l’heure actuelle rangées faute de mieux sous l’étiquette très générale de « schizophrénie », ne facilite certainement pas les choses (42). La part revenant au QI de départ et aux déficits cognitifs induits par la maladie est loin d’être clarifiée. L’influence déterminante, qui se fait sentir un peu partout, des troubles de l’attention et de la motivation, si fréquents dans ces pathologies, semble rendre très délicat sinon vain le projet de définir des tâches spécifiques pour chaque opération cognitive estimée défectueuse. Si l’on ajoute à toutes ces difficultés non résolues le fait que très peu de personnel soignant est aujourd’hui formé à la technique, que celle-ci est loin d’être pleinement codifiée, et surtout que la maîtrise de ses paramètres échappe encore beaucoup, il y a toutes les raisons de se montrer prudent avant de se lancer dans une généralisation de la remédiation cognitive pour la prise en charge des patients atteints de schizophrénie.

Un dernier argument encore incite à réfléchir. Il est important de prêter beaucoup plus d’attention aux difficultés cognitives des patients qu’on ne le fait et, de ce point de vue, la remédiation cognitive va tout à fait dans le bon sens. Mais il faudrait se garder de ne voir dans les schizophrénies que des troubles cognitifs et rien d’autre. S’il est évident que ce type de pathologie est d’abord et avant tout un trouble de la pensée, celui-ci amène à souffrir de par ses complications qui elles ne sont plus des troubles cognitifs, mais des difficultés bien réelles de la vie de tous les jours, provoquant leur lot d’angoisse et de découragement. Ces conséquences psycho-sociales méritent toute notre attention et doivent être résolues autant que se peut si l’on souhaite soulager ces patients : les aider par des mesures concrètes à mieux assurer leur survie, à disposer de conditions d’existence minimales pour ne pas dépendre totalement des autres, avec tous les risques de stigmatisation qui en découlent, etc. Or nos forces d’intervention sur ce plan ne sont pas illimitées. Le personnel soignant nous est compté. Il faut bien établir une hiérarchie des priorités thérapeutiques dans la prise en charge des schizophrénies. Au vu de son dossier actuel, il n’est pas sûr que la remédiation cognitive doit passer en premier. Si l’on veut atténuer les troubles de l’attention et de la motivation des patients, des mesures d’hygiène psychologique simples méritent d’être d’abord généralisées : respecter les temps de récupération, le sommeil, séquencer les actions, éviter les stress, bénéficier d’un accompagnement dans les démarches sociales complexes, éliminer les drogues et les excitants, faire du sport, lire, pratiquer des activités agréables, exercer une activité utile, un travail, un rôle auprès d’autrui qui permette de relever l’estime de soi et de sortir de l’horizon bouché de la maladie assistée à vie (43). Les problèmes « vitaux » auxquels se trouvent confrontés les patients handicapés par une schizophrénie grave, tant qu’ils ne sont pas résolus, n’améliorent pas leur fonctionnement cognitif. Lorsqu’on est devenu très fragile psychiquement, ce n’est que lorsqu’on retrouve un minimum d’apaisement que l’on recommence à réfléchir mieux.

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                   Mots clés : schizophrénie ; remédiation cognitive ; réhabilitation psychosociale