Recherches sur le processus psychologique de la guérison dans les schizophrénies : les travaux de Larry Davidson et de son groupe de Yale

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 34.

Les recherches importantes ont souvent lieu là où l’on s’y attend le moins. La schizophrénie est étudiée aujourd’hui sous tous les angles d’approche envisageables en présence d’une affection conçue comme un dysfonctionnement cérébral. L’imagerie, l’étude des circuits neuronaux et de leurs neurotransmissions, l’histopathologie, la génétique, la « dissection » des opérations cognitives, etc., lui livrent des assauts concurrents, alors que la psychologie introspective, la phénoménologie clinique et les sciences sociales, il n’y a pas si longtemps encore dominantes, semblent définitivement abandonnées tant leurs résultats ont déçu. La schizophrénie a changé de paradigme, a-t-on coutume de qualifier un tel changement de cap. Il existe des chercheurs discrets pourtant qui, avec des moyens simples, ne renoncent pas aux « sciences humaines » traditionnelles. Il vaut la peine quelquefois de s’intéresser à meurs travaux.

            Larry Davidson enseigne la psychiatrie à l’Université de Yale (New Haven, Connecticut). Il dirige entre autres un programme de recherche intitulé « Pauvreté, handicap et santé urbaine ». De ses recherches, il a tiré un livre dans lequel il rassemble les conclusions de vingt années passées à étudier avec ses collaborateurs et ses patients la guérison des schizophrénies[1]. Bien que remarquable, Living Outside Mental Illness reste un livre confidentiel, tout comme le gros des publications de Davidson, passées inaperçues en France. Le présent compte-rendu est une tentative de remédier à cet état de chose.

            John Strauss, une école de pensée à Yale

 

            L’esprit dans lequel travaille Davidson s’inscrit dans le droit fil des idées de l’un de ses deux maîtres à penser, John Strauss (aujourd’hui professeur émérite de psychiatrie à Yale, Strauss signe la préface du livre ; l’autre maître, c’est le philosophe Edmund Husserl). Pour John Strauss, à qui l’on doit, soit dit en passant, quelques uns des travaux les plus importants sur la schizophrénie au cours de ces quarante dernières années, des travaux qui ont contribué à renouveler entièrement notre compréhension de cette affection, s’il existe une maladie que l’on appelle, faute de mieux, « schizophrénie », il est essentiel de concevoir que celle-ci n’existe jamais seule, à la manière d’une entité abstraite, qui serait indépendante de celui qui en est affecté. S’il y a une schizophrénie, il y a aussi un sujet. Une personne, qui vit avec sa maladie, lutte, tâtonne, cherche des solutions, des arrangements, toutes sortes de compromis qui lui permettent de vivre et de continuer, malgré tout. Il convient donc de prêter une grande attention au sujet lorsqu’on étudie la schizophrénie, si l’on veut avoir une vision équilibrée de ce qui se joue. La variété des symptômes, les différences considérables qui peuvent être observées dans l’évolution des schizophrénies, par exemple, ne sauraient être bien comprises si n’est pas prise en compte la personne qui vit avec la maladie et influence son cours autant que celle-ci peut influencer sa vie.

            Davidson pratique ce qu’on appelle aux Etats-Unis des « recherches psychologiques qualitatives ». Dans son cas particulier, il faut entendre une analyse descriptive des actes de pensée par lesquels se justifie l’expérience de vivre, dans la veine de Husserl et de sa phénoménologie de l’expérience. Sans se montrer dupe sur les capacités de la méthode à contrôler les aprioris qui nécessairement s’interposent dans l’interprétation de l’expérience (ce que les phénoménologues, qui goûtent les expressions absconses, appellent la « mise en épochè »). Davidson considère au contraire les aprioris qui ont cours sur la guérison des schizophrénies comme représentant l’état des lieux présent de la question. Ce qui le préoccupe, et c’est par là qu’il rejoint le plus son mentor Strauss, c’est cette sorte d’exclusion de fait du champ de l’expérience de la maladie qui frappe la personne dans toutes les recherches menées sur la schizophrénie. Les avis du sujet sur sa maladie, son opinion sur les traitements qu’il subit, ses vœux, ses préférences, les décisions qu’il prend, ses choix, etc. ne sont jamais l’objet d’études sérieuses, mais systématiquement dévalués, écartés ou discrédités, du fait de la maladie. Comme si présenter des symptômes de schizophrénie retirait toute valeur à sa pensée.

            La guérison, un objet d’étude valable ?

            La question de la guérison des schizophrénies est-elle une question légitime, scientifiquement ? Davidson constate que ce sont les efforts des associations de patients (des « survivants de la maladie mentale », comme ils se font appeler aux Etats-Unis) qui ont permis de remettre en cause le dogme de l’évolution détériorative de la schizophrénie. C’est avant tout à eux que l’on doit qu’un tel thème de recherche ait pu être pris au sérieux. Jusqu’alors, un consensus existait sur la futilité de la question, tant détérioration et chronicité passaient pour aller de soi. Le mot d’ordre des associations de patients, « rien sur nous sans nous », a largement contribué au regain d’intérêt porté à la guérison, ne serait-ce que par les financements de recherche. Comme avec la bouteille à moitié vide à moitié pleine, il y a deux façons très différentes d’interpréter les résultats des enquêtes de suivi épidémiologique à long terme des patients atteints de schizophrénie. Ou bien on met l’accent sur le pourcentage des « non améliorés non guéris », ou bien on s’intéresse à ceux qui « ont guéri ou sont très améliorés ». Dans ce dernier cas qui, toutes études confondues, concerne tout de même entre 21 et 57 % des patients, non seulement la guérison est un fait qui est avéré sur de grandes séries, mais elle devient objet d’étude en soi qui pourrait être riche d’information pour comprendre la dynamique de la maladie. On peut se demander en particulier pourquoi, et surtout comment, certains patients parviennent-ils à guérir, là où d’autres échouent.

            C’est donc l’objet d’étude qui a retenu l’attention de Davidson : chercher à comprendre comment certains patients atteints de schizophrénie grave réussissent à influencer le cours de leur maladie dans un sens favorable. Un objet d’étude plus que légitime, d’autant que nous ne connaissons pas grand-chose des facteurs susceptibles d’influencer le pronostic des schizophrénies, hormis quelques variables fondamentales comme le mode de début, la présence de troubles cognitifs ou la réponse au traitement.

            La guérison, un état des lieux

 

            Bien entendu le concept de « guérison » pose rapidement un problème lorsqu’on l’applique aux schizophrénies. Qu’entend-on exactement par « guérison » dans ce cas ? Davidson a conscience que le sens médical habituel auquel est utilisé le mot, celui de « guérison complète d’une lésion », n’a guère de sens ici. Afin d’approcher le concept de façon empirique, il choisit d’analyser les témoignages de sujets qui ont souffert d’une schizophrénie et en ont guéri. Comment ces témoins privilégiés qualifient-ils leur « état de guérison » ? Essentiellement comme un état où ils s’acceptent tels qu’ils sont. Où ils acceptent le jugement d’autrui, assument le handicap, la fragilité qu’ils ont hérité de la maladie, les limites qu’elle leur a imposées, l’ostracisme et la stigmatisation qui vont de pair, pour reprendre leurs droits et mener une vie qui échappe à son unique horizon.

            Passant au crible d’innombrables témoignages de patients (un objet d’étude devenu courant aux USA ces vingt dernières années : outre plusieurs livres publiés par d’anciens patients, deux revues de psychiatrie consacrent une tribune mensuelle à de tels récits : Psychiatric Services et Schizophrenia Bulletin), Davidson aboutit à une liste cohérente de « critères » de guérison du point de vue des patients. Celle-ci comprendrait la possibilité 1) de se redéfinir autrement que comme « malade mental » ; 2) d’accepter sa maladie ; 3) de surmonter la honte et les inhibitions qui l’accompagnent ; 4) de retrouver l’espoir ; 5) de reprendre le contrôle de sa vie ; 6) d’exercer librement sa citoyenneté ; 7) de s’accommoder d’éventuels symptômes résiduels ; 8) de s’impliquer dans une forme ou une autre d’activité ; 9) de se sentir soutenu par les autres ; 10) de s’être trouvé un rôle, une utilité sociale, une foi, etc., bref, une cause pour laquelle agir.

            Quant à la liste des « obstacles » à la guérison, elle paraît bien longue, notamment pour tous ceux qui peuvent découler d’une vision purement médicale de la schizophrénie : « maladie chronique », « renoncer à tout », « curatelle », « traitement à vie », « effets secondaires », « encadrement psychiatrique continu », etc. A tel point que l’on entrevoit vite que « guérir » d’une schizophrénie, c’est probablement autant échapper à la maladie qu’à sa médicalisation permanente. « Sortir » de la maladie, c’est aussi sortir du statut, de l’identité de « malade mental ».

            Une autre façon encore d’approcher l’état de « guérison » consiste à s’intéresser à un sous-groupe particulier de patients : ceux qui, bien que très malades, se débrouillent à leur façon pour se voir hospitalisés le moins souvent possible. Quelles « stratégies d’existence » ces patients mettent-ils en œuvre pour s’accommoder, mieux que les autres, d’une affection aussi handicapante en faisant le moins possible appel au système de soins ? Ces patients ont fait l’objet d’une série de recherches qualitatives de la part de Corin et Lauzon au début des années quatre-vingt-dix[2]. Davidson en résume les conclusions.

            De tels patients s’ingénient à vivre dans des lieux à la fois neutres affectivement, et qui permettent de se maintenir dans le flux de la vie sociale. Ils tendent à développer un langage que caractérisent la simplification verbale, qui évite au maximum toute occasion de conflit. Ils deviennent volontiers religieux. Leur repli social ne correspond pas à un retrait « déficitaire », mais plutôt à un façon active de se prémunir des complications inhérentes à la vie relationnelle. La plupart d’entre eux enfin opèrent un changement complet de monde social, ce qu’ils décrivent comme le moyen d’échapper au passé, à la famille, au « monde d’avant » la cassure de la maladie, qui tous condamnent ce qui leur est advenu et ne l’acceptent pas.

            Méthodologie des qualitative studies

            L’état des lieux accompli, comment procéder ? Davidson consacre un long chapitre de son ouvrage à expliquer comment il travaille. Sa technique est simple en apparence : il interviewe longuement des patients sur leur expérience de vivre avec une schizophrénie. Sur leur parcours, leurs appréciations des aides reçues, leurs choix de vie, les occasions qui ont marqué un tournant dans leur épreuve, les leçons qu’ils tirent de leurs difficultés, leur vision propre de l’existence avec ce qu’on appelle une « schizophrénie », de ce qui les a aidés à s’en sortir, etc. Ce qui retient toute l’attention Davidson, ce n’est pas ce qu’ « ont » ces patients (leurs symptômes, leurs traitements, etc.), mais ce qu’ils « font », concrètement, dans leur vie de tous les jours, et le point de vue qu’ils donnent sur ce qu’ils font, sur ce qui motive leurs décisions. Au passage, Davidson ne ménage pas ses critiques sur les travaux phénoménologiques classiques (type Binswanger, etc.), qui tendent à ignorer le contexte exact dans lequel sont amenés à vivre les patients (leur milieu social, les difficultés matérielles et économiques, etc.) pour privilégier la mise à jour « d’expériences pures de la schizophrénie » à l’instar d’idées platoniciennes. Husserl par exemple était convaincu de pouvoir atteindre, par sa mise en parenthèses phénoménologiques, les véritables « essences » universelles et intemporelles de l’expérience. Sur tous ces points, Davidson sait faire la part des naïvetés originelles, ce qui rassure beaucoup sur la valeur de son travail. Que conserve-t-il cependant de la démarche husserlienne ? Pour l’essentiel une compréhension de l’expérience dans les termes de sa description, chaque expérience étant posée a priori compréhensible à partir de ce qui la motive, son intentionnalité. Ce qu’il met en « épochè », dans les interviews des patients, c’est la « science objective », i.e., ce qui l’on explique, dans la conduite d’un sujet, par une causalité objectivée. Du type « il fait ceci à cause de tel symptôme », etc. Au passage, Davidson dénonce avec lucidité les impasses dans la compréhension de l’expérience auxquelles a abouti toute une phénoménologie de la schizophrénie à la Jaspers et Rümke, à savoir le fait de poser que tout ce qui échappe à notre compréhension intuitive, chez un patient, tout ce qui nous paraît « immotivé » dans sa conduite, serait « d’essence » schizophrénique[3]. Davidson est sur ce point formel : il n’y a rien « d’incompréhensible » en soi en psychopathologie, « l’immotivé absolu » n’est qu’un leurre, qui plus est un leurre préjudiciable au patient. Toute conduite, tout phénomène mental se situe sur un continuum de normalité, à l’instar du phénomène hallucinatoire, comme l’a montré Strauss dans une publication célèbre[4]. La seule différence, c’est que certaines expériences humaines, celles que l’on classe dans le « pathologique » en premier lieu, demandent un effort plus grand d’imagination psychologique pour pouvoir être comprises. Autrement dit, les patients, les patients atteints de schizophrénie en particulier, demandent du temps, de la patience, de l’expérience aussi, pour être pleinement compris dans ce qui motive leurs pensées et leurs conduites les plus énigmatiques. Mais une intentionnalité profonde existe toujours, qui s’avère cohérente avec l’expérience qu’ils se font de la vie.

            Disons tout de suite que c’est en cela que Davidson fait véritablement avancer les choses, en nous débarrassant de l’apriorisme d’immotivé propre à la schizophrénie que les phénoménologues ont voulu ériger en caractéristique spécifique, sans se rendre compte qu’ils ne faisaient que répéter des préjugés parmi les plus éculés qui soient sur « les mystères insondables de la folie ». C’est cette volonté d’ouverture à l’expérience humaine, d’écoute et de compréhension de toute expérience humaine, quelle qu’elle soit, même la plus éloignée en apparence de celle que nous pouvons avoir dans notre petit monde de normalité fragile, qui fait toute la valeur des analyses de Davidson. On a d’ailleurs l’impression, à le lire, que s’il s’est formé dans la tradition phénoménologique, s’il en conserve un attachement profond pour la pensée de Husserl, son expérience de clinicien aux prises avec l’un des problèmes humains les plus douloureux qui soit l’a définitivement affranchi de cette espèce d’absolutisme naïf dont on souvent fait preuve ses épigones. Au fond on pourrait presque dire que Davidson est un « anthropologue » (on eût dit en France il y a quelques années encore un « ethnographe ») : un chercheur en sciences humaines qui pratique « l’observation participante », le « décentrement culturel », en présence de formes de vie humaine qui diffèrent de la sienne. A plusieurs reprises d’ailleurs, il ne peut s’empêcher de comparer sa méthode à celle de l’anthropologue : considérer les patients atteints de schizophrénie comme vivant dans un autre « monde culturel » que le nôtre, un monde dont il importe de découvrir les règles et les conditions, si l’on veut en interpréter le vécu sans méconnaître les significations qui lui sont propres. « On ne peut pas se faire d’opinion sur quelqu’un sans avoir marché dans ses chaussures », énonce un proverbe indien nord-américain que cite Davidson. C’est en effet là tout le problème. Pour le dire autrement, il n’y a qu’une méthode possible, c’est l’empathie. Et on ne sera guère étonné que Davidson ait éprouvé le besoin de conclure son long préambule méthodologique par le même constat auquel parvenait Harry Stack Sullivan (1892-1949) : « les gens atteints de schizophrénie sont des gens qui se conduisent comme les autres dans les circonstances particulières que leur impose la maladie ». N’est-ce pas là la meilleure approche qui soit du problème ?

            La « spirale schizophrénique »

            Après les précautions de méthode, les résultats. Davidson et ses collaborateurs ont procédé à plus d’une centaine d’interviews approfondis de patients qui possédaient une longue expérience de la condition schizophrénique. Un certain nombre d’observations essentielles se dégagent.

            Premier constat : « l’insight » sur la maladie. La question aura fait coulé beaucoup d’encre psychiatrique. L’un des patients de Davidson résume fort bien les choses : « je suis peut-être fou, mais je ne suis pas idiot ». C’est en effet la première conclusion, qui remet en cause bien des idées reçues. Excepté peut-être pour ce qui concerne les tout débuts de la maladie, lorsque l’expérience inédite des symptômes prend de court et déroute, tous les patients deviennent rapidement parfaitement conscients de leur maladie. Ils sont non seulement conscients de leur maladie, mais des conséquences que celle-ci a sur leur vie, sur leurs rapports avec autrui, etc. C’est même parce qu’ils en sont conscients au plus haut point qu’ils préfèrent éluder la question dans leurs relations. Que ce soit par crainte, prudence élémentaire, pour neutraliser les préjugés dont ils font l’objet, ou par amour-propre. Ils savent, d’expérience, combien ils suscitent de méfiance, combien les intervenants spécialisés circonscrivent l’opinion qu’ils se font d’eux à celle de « malade mental », combien, quoiqu’ils pensent, disent ou entreprennent, tout chez eux se voit interprété en fonction de cette clé unique, « la schizophrénie ». Et si, en conséquence, ils dissimulent autant que possible leur trouble, le reproche leur est fait malgré tout de se comporter comme s’ils ignoraient être malades, comme s’ils n’étaient pas conscients, ne faisaient preuve d’aucun insight véritable sur ce qui leur arrive. La schizophrénie, à la différence d’une maladie telle que le diabète par exemple, ne leur laisse aucun espace de liberté : une fois son étiquette apposée, il n’y a le plus souvent aucun moyen de faire valoir que l’on peut penser et ressentir des choses qui n’en seraient pas que la confirmation.

            Deuxième constat : tous les patients se décrivent « hypersensibles ». Au bruit, à la lumière, au manque de sommeil, à l’inquiétude, à la fatigue de l’effort, aux autres, à ce qui se dit d’eux, aux réactions qu’ils provoquent, etc. Tous ont appris que leur concentration leur joue des tours, qu’ils leur faut se focaliser sur ce qui peut paraître des détails « incongrus », par exemple, pour pouvoir maintenir leur attention, que ces fluctuations de leur présence à la fois sont mal comprises, et qu’elles restreignent énormément leurs capacités d’implication sociale. C’est probablement le motif le plus courant du repli protecteur que d’instinct ils adoptent, ce d’autant que personne, dans le rythme normal de la vie, ne peut prendre le temps de comprendre ce qu’ils vivent intérieurement. Ou que, s’il arrive que certians les comprennent, la patience de tolérer leurs lenteurs et leurs défaillances rapidement fait défaut.

            Troisième point régulièrement mis en avant, le sentiment d’ « être en faute ». Nombre de patients vivent la maladie comme une épreuve, un châtiment, la conséquence méritée d’erreurs qu’ils auraient pu commettre autrefois. Que ceci s’exprime par un sentiment de culpabilité diffus, ou au travers d’idées plus ou moins délirantes de faute et de punition.

            Quatrième point : le sentiment d’avoir perdu la maitrise de sa vie, de ses actes, de ses choix, demeure omniprésent. Le contrôle de son existence a glissé ailleurs, dans la source de la sensation ou dans celle de l’action, hors du moi comme arbitre libre et indépendant de sa vie. « Mes forces ne me permettent plus d’agir, d’autres viennent le faire à ma place », commente un patient. Nombre de constructions délirantes font à l’évidence écho à ce trouble de « l’intellect agent » : délires d’influence, d’action à distance, de mécanisation de la pensée, d’automatisme, de passivité, etc. De telles tentatives d’explications demandent du temps pour être abandonnées au profit d’autres explications plus médicales, ce d’autant que l’explication commune n’offre aucun réconfort (« être fou ? quelle horreur ! »). Ce sentiment d’avoir perdu son libre-exercice s’exacerbe toujours en présence d’autrui. Il rend compte de bien des aspects de ce qui est décrit comme « négativisme » : le refus de toute suggestion d’action plutôt que l’aveu de l’impossibilité d’agir. Car c’est un sentiment, expliquent les patients, qui donne littéralement envie de disparaître. Pour se protéger de la douleur provoquée par cette impuissance paralysante, de la honte qui l’accompagne. Ce qui va parfois jusqu’à la catatonie (se figer afin d’interrompre toute tension supplémentaire).

            La maladie a pour conséquence de vous « laisser sur place ». Vos pairs, tout votre groupe d’âge avance, prend son envol, fait sa vie, tandis que vous « restez sur le carreau ». Etudes, travail, existence indépendante, mariage : tout vous échappe et vous laisse à la traine, désespérément seul face à votre déchéance. Ainsi le sujet s’engouffre-t-il dans une spirale sans fin d’échecs, de manquements, de solitude, d’isolement dans le rejet et l’incompréhension, d’impuissance et de désespoir. Jusqu’à renoncer, à abandonner tout effort, manifestement vain, de lutte et de dissimulation.

            Ceux qui « s’en sortent »

            Comment font ceux « qui s’en tirent » ? Ceux qui parviennent à échapper à cette spirale négative, à s’extraire du labyrinthe apparemment sans issue de la schizophrénie – à « guérir » ? Comment l’expliquent-ils ? Qu’est-ce qui, selon eux, a permis à un moment de leur vie d’enclencher le cercle vertueux de la sortie de la maladie ? Plusieurs facteurs sont mis en avant par ceux qui en témoignent.

            Le plus souvent, une rencontre décisive. Quelqu’un de crucial, dont l’appui a permis de se hisser hors du circuit fermé de la maladie. Tout type de rencontre peut être cité – amicale, amoureuse, d’infortune, intérieure. Ce qui compte, c’est qu’une personne, un jour, se soit intéressée au sujet autrement qu’au travers du prisme déformant de sa maladie incurable. Quelqu’un qui a perçu qu’il a de la valeur, une valeur méconnue restée intacte, qui l’a apprécié, a cru en lui, et, de fil en aiguille, l’a aidé à faire passer la maladie et son cortège de difficultés au second plan. Quelqu’un de convaincu que le sujet peut aller mieux, peut vivre mieux, qui a manifesté, le premier depuis longtemps, une confiance spontanée à son égard, au lieu de la méfiance et de la peur habituelles que déclenche l’étiquette de maladie mental. Pour certains patients restés solitaires, cette rencontre a pu être purement intérieure : Dieu, la foi, l’adhésion à un idéal qui accueille sans conditions. Ou encore un attachement indéfectible à un animal de compagnie. Certains sujets atteints de schizophrénie en arrivent à penser qu’il n’y a aucune place pour eux dans ce monde, ni aucune personne qui puisse les voir, les apprécier, autrement que comme être à problèmes. La rencontre peut prendre la forme d’un double protecteur, qui accompagne secrètement le sujet et lui manifeste sa bienveillance. Une forme de délire silencieux, protecteur, qui apaise le for intérieur. Qui permet de mener sa vie solitaire en étant encouragé dans ses actes. De retrouver une indépendance relative et le plaisir de vivre. « Dieu m’aime », explique un patient, « et je fais mon chemin avec lui ». Un autre : « Je ne suis personne, jusqu’à ce que quelqu’un s’intéresse à moi ».

            Se sentir accepté, y compris par soi-même, non rejeté, toléré, etc., représente un soulagement immense pour quelqu’un qui a vécu, jusque-là, dans l’insécurité, la crainte des autres, le sentiment de n’être rien pour autrui. La plupart des idées sensitives, des craintes paranoïdes s’apaisent dès lors que le sujet se sent admis tel qu’il est (comme elles peuvent se réactiver dans le cas inverse, quand pareil soutien disparaît). Etre accepté sans que ne soit prêté plus d’importance que cela à la maladie. Ce qui entre en contradiction avec le soutien médical. Ce n’est nullement le sujet en tant que malade qui est le centre d’intérêt, c’est sa personne qui retient l’attention, qui se voit appréciée pour ses qualités propres, sa façon d’être, de penser, de voir les choses. La schizophrénie vous laisse désespérément seul, sans identité, totalement soumis au rejet des autres. Rencontrer quelqu’un pour qui vous existez en tant qu’une personne qui n’est pas que malade change tout. Ce qu’un interviewé résume de façon limpide : « vous avez besoin de rencontrer quelqu’un qui vous montre qu’il croit en vous, parce que vous, vous avez cessé d’y croire ». Quelqu’un qui vous considère comme un être digne d’intérêt, et non comme un étranger dévalué par la maladie. La condition schizophrénique atteint au plus profond de l’estime de soi. Elle prive de toutes les ressources d’amour-propre, tarit les sources de la confiance. La relance, la sortie ne peut que se faire par l’estime d’autrui, tant la confiance en soi se trouve en dépendre.

            Rencontrer quelqu’un, c’est aussi retrouver ce sentiment de compter de nouveau. Que l’on ait quelqu’un d’unique à qui l’on puisse penser, avec qui l’on puisse faire des choses, qui soit une raison de vivre. Qui ranime la satisfaction de donner, de se rendre utile, qui permette d’échapper au rôle d’« assisté » qu’il faut constamment aider, compenser, encadrer : un fardeau inutile. En somme, pour « s’en sortir », il faut que quelqu’un vous tire vers la sortie : vous permette de rependre une place, aussi minime soit-elle, dans la ronde de l’échange social qui tourne sans vous. Qui vous aide à passer du « je ne suis rien pour personne » à « j’existe pour les autres et me sens utile ». La plupart des hallucinations réfractaires, ces voix agressives qui critiquent en permanence la personne, disparaissent sitôt que celle-ci s’active à faire quelque chose d’utile : qu’elle retrouve la possibilité de « bien faire ».

            Le cas particulier des hospitalisations itératives

            Un autre sujet d’étude peut servir de contre-épreuve à ces analyses, celui des patients qui multiplient les ré-hospitalisations. Davidson et ses collaborateurs se sont penchés sur l’expérience de ces sujets considérés comme réfractaires aux soins, dont la maladie échappe à tout contrôle au point de se voir hospitalisés trois, quatre, cinq fois par an, en dépit des meilleurs efforts thérapeutiques, y compris le recours aux programmes de « psychoéducation » et autre technique de prévention des rechutes. La principale découverte de ces recherches, c’est que ces patients vivent beaucoup moins négativement que leurs médecins le fait d’être ré-hospitalisés. Ce n’est nullement l’expérience d’un « échec thérapeutique », comme le décrivent les programmes anti-rechute. L’hôpital au contraire a ses attraits. Il signifie la sécurité, la possibilité de souffler, le repos, une nourriture meilleure, une chambre à soi, un toit qui accueille, une tolérance bienveillante. Tout ceci contrasté avec les conditions de vie qui ont cours à l’extérieur : absence de logement, promiscuité, solitude, ni revenus ni moyens de survie confortable, mais la vie à la rue et ses horreurs. Faire preuve d’observance thérapeutique, se montrer assidu aux sessions de psychoéducation ou de remédiation cognitive ne changent rien à l’impact de telles difficultés. Tant qu’un certain nombre de besoins élémentaires ne trouvent pas leur solution – avoir un logement, si possible à soi ; des revenus, si possible à soi ; des relations, si possibles à soi -, la précarité entretient angoisse et instabilité. Pourvoir à ces conditions indispensable font plus que tout le reste pour obtenir la rémission. Ce n’est hélas pas toujours évident aux yeux des intervenants.

            La guérison, processus de sortie de la maladie

 

            Retrouver le sentiment d’être un acteur social, même a minima. Disposer des moyens requis pour mener une vie à peu près digne : argent, logement, liberté d’initiative, relations. Etre perçu, accepté par les autres autrement que comme un malade chronique assisté en tout. Pouvoir se fondre dans la masse et compter sur quelqu’un, en somme voilà quels seraient les conditions de sortie de la schizophrénie. Lorsque ces conditions sont remplies, alors se manifestent à nouveau le sentiment d’exister, une grâce de vivre qui trouve à s’exprimer dans des choses simples. L’impression d’une plénitude que la maladie avait fait oublier. La sortie d’une longue torpeur, le retour de l’espoir et du plaisir de faire, pour soi ou pour autrui. Pas nécessairement un travail « compétitif », mais quelque chose d’agréable ou d’utile, un petit boulot, une activité, qui procure une satisfaction, aussi fugace soit-elle : celle d’avoir récupéré l’usage libre de soi.

            A ce « processus de sortie » de la maladie font obstacle les multiples barrières de la « stigmatisation ». Notamment celle que Davidson appelle, assez justement, la « stigmatisation intériorisée » : ce fait, pernicieux, que les patients reprennent à leur compte la vision péjorative de leur existence malade, qu’ils ne parviennent plus à se voir et à parler d’eux que comme des « malades », des « schizos », des « pauvres types », des « parasites ». Même en rémission, certains font remarquer, « quand vous êtes malade mental, vous l’êtes pour la vie ; même si vous allez mieux, les autres ne changeront pas d’idée à votre sujet ; que vous vous énerviez pour un motif valable ? c’est parce que vous êtes « malade » ; que vous émettiez une idée pas comme les autres ? vous « délirez », etc., etc. ».

            Comme font souvent obstacle les symptômes dits « négatifs » – l’anergie, l’apathie, l’anhédonie -, sans qu’il soit toujours aisé de faire la part entre ce qui relève des séquelles de la maladie, des effets secondaires du traitement, ou simplement des conséquences morales d’une identité de malade « sans espoir d’amélioration ».

            Davidson termine ses analyses sur une note d’optimisme raisonnable. Deux ingrédients lui paraissent indispensables pour sortir de la maladie : 1) le sentiment d’avoir sa place au milieu des autres, 2) l’espoir. Ces deux ingrédients peuvent, ou non, être apportés par l’alliance thérapeutique. Mais selon son expérience, c’est dans le domaine extra-médical qu’ils seront le plus souvent découverts. En ce sens Davidson plaide pour un soutien qui privilégie le plus possible le maintien des patients dans un cadre de vie naturel, au lieu d’un milieu thérapeutique artificiel.

            Deux autres plaidoyers viennent compléter sa réflexion. L’un en faveur d’un renouveau des études qualitatives. On ne peut qu’être d’accord avec lui sur ce point, ce d’autant que de telles études, qui ramènent à l’expérience même des patients, sont à l’origine des meilleures recherches quantitatives. La complémentarité d’approche ne fait aucun doute. L’autre plaidoyer est inédit, et beaucoup plus original. Il est en faveur de beaucoup plus intégrer le point de vue de nos patients dans nos hypothèses de recherche. Non seulement parce qu’ils en savent beaucoup plus que nous sur l’expérience de la maladie : sur ce qui leur fait du bien, sur ce qui a contrario leur nuit, toutes choses que nous risquons de méconnaître parce que, pour reprendre le dicton cité, « nous n’avons pas marché dans leurs chaussures ». Mais parce que c’est la seule façon que nous avons, en tant que médecins, de leur donner le sentiment qu’ils comptent plus à nos yeux que leur maladie : qu’ils sont des sujets à part entière, qui ont leur mot à dire sur des questions qui les touchent au plus haut point. Car si la guérison, comme Davidson l’a appris de ses patients, c’est bien de passer du statut de malade passif à celui de sujet actif, même en restant partiellement handicapé, alors se prêter à des recherches qui vous traitent comme un objet représente un obstacle à la guérison. Si bien que Davidson en arrive à vient comme non éthique toute recherche sur la schizophrénie qui ne tiendrait pas les patients qu’elle étudie pour de véritables partenaires.

            La recherche doit donner aux patients le sentiment que leur participation est utile : ne tient-on pas là l’une des raisons de l’amélioration si souvent observée lorsque des patients prennent part à une étude qui les intéresse ? Qu’un chercheur comme Davidson accorde une place de collaborateurs aux patients avec lesquels il travaille en dit long sur sa capacité à comprendre le sens intime de leurs difficultés et à les aider. Notre rôle de thérapeute est précisément celui-là : jalonner, guider nos patients sur le long et sinueux parcours de sortie de l’état de malade, leur montrer qu’ils peuvent retrouver un rôle actif, que des années de résignation leur auront enseigné devoir être modeste, mais qui les réconciliera avec la vie.

[1] Larry Davidson, Living Outside Mental Illness. Qualitative Studies of Recovery in Schizophrenia. New York University Press, New York, 2003.

[2] Entre autres publications : Corin EE, Lauzon G, « Positive withdrawal and the quest for meaning : the construction of experience among schizophrenics », Psychiatry : J Stud Interpers Process, 1992, 55 : 266-278 ; « From symptoms to phenomena : the articulation of experience in schizophrenia », J Phenomenol Psychol, 1994, 25 : 3-50.

[3] Sur ma propre discussion de ce point, p. 70-73, dans Un autre regard sur la schizophrénie, de l’étrange au familier, Odile Jacob, Paris, 2007.

[4] Strauss JS, « Hallucinations and delusions as points of continua functions : rating scale evidence”, Arch Gen Psychiatr 1969, 21 : 581-586.