La question de la guérison des schizophrénies

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 34.

Plusieurs lecteurs ont pris leur plume après avoir lu mon livre « Un autre regard sur la schizophrénie » pour faire part de leur surprise de m’y voir évoquer la possibilité de « guérir d’une schizophrénie ». Ces interpellations mettent le doigt sur un problème essentiel me semble-t-il, un problème qui concerne au plus haut point les patients, bien qu’il soit rarement abordé. Il mérite que l’on s’y arrête un instant. Le texte qui suit s’efforce de clarifier ma position sur le sujet, en reprenant sous une forme légèrement modifiée un échange de points de vue auquel j’ai récemment participé (1). Les lecteurs que la question intéressent pourront en outre se reporter au compte-rendu des recherches menées à Yale (New Haven, Connecticut), par Larry Davidson et ses collaborateurs, sur le processus psychologique de la guérison des schizophrénies donné à la fin de ce 34ème numéro de Neuropsychiatrie, Tendances et Débats.

 

Une question taboue

 

Est-il possible de parler de guérison à propos des schizophrénies ? Il est étonnant que l’on continue de se poser une telle question de nos jours. Comment peut-on encore s’interroger compte tenu de ce que nous savons maintenant sur ces affections ? Ne serait-ce pas plutôt dans le fait que personne n’ose prononcer, ne serait-ce que du bout des lèvres, le mot de « guérison » dans cette maladie, que l’on en élude avec soin toute éventualité, que résiderait un problème ? Ne devrions-nous pas nous demander si nous n’avons pas développé une sorte de tabou sur la question ?

Si les mots ont un sens, si celui de « guérir » a, comme nous l’explique Le Petit Robert, celui de « recouvrir la santé : aller mieux, sortir de la maladie », alors bien sûr que l’on peut guérir d’une schizophrénie ! Bien sûr que, pour recourir à des termes médicaux qui nous paraître plus familiers, lorsque l’on souffre de schizophrénie, on peut connaître une stabilisation, laquelle avec un peu de chance se convertira progressivement en rémission, qui elle-même pourra devenir, à la longue, une guérison. Que celle-ci se fasse avec ou sans séquelles. Qu’elle soit définitive, ou émaillée de rechutes, à l’occasion de circonstances déclenchantes particulières.

Il pèse une telle fatalité sur le diagnostic de schizophrénie que nous avons beaucoup de mal à concevoir, ou simplement à espérer, qu’un patient puisse « s’en sortir ». Qu’il puisse « guérir », au sens propre du terme, « sortir de la condition de maladie ». Il y a quelques années, j’ai entendu à un congrès de l’Association américaine de psychiatrie (à Chicago, en mai 2000) un jeune psychiatre, J. Ventura (UCLA, Los Angeles) relater une anecdote lourde de sens. Participant à une enquête de suivi à long terme de patients ayant reçu des années avant un diagnostic de schizophrénie, des sujets qui par la suite avaient été entièrement « perdus de vue », Ventura expliquait avoir été fort surpris de constater que nombre des sujets qu’il avait pu retrouver avaient réussi à se trouver un équilibre de vie, pour la plupart à bonne distance des soins. Beaucoup allaient nettement mieux qu’il s’y attendait, au vu de leurs antécédents consignés dans les dossiers et des comptes-rendus de leurs hospitalisations. Certains travaillaient, menaient une vie aussi normale qu’une vie peut être normale. Ils étaient « guéris » en quelque sorte : « sortis de la maladie ». D’autres poursuivaient une existence discrète, délibérément à l’écart de l’agitation du monde, ce qu’ils expliquaient très simplement comme être le meilleur compromis qu’ils aient pu trouver pour s’accommoder de leur fragilité psychologique. Mais le point le plus significatif, peut-être, était le suivant. Quel qu’ait été leur destin, tous faisaient part d’un problème dont ils disaient avoir beaucoup souffert, aux temps révolus de leurs rapports quotidiens avec la psychiatrie : à aucun moment n’avait été évoqué avec eux ne serait-ce que la possibilité de « guérir », un jour même lointain, de la maladie qui les frappait.

La psychose « chronique »

 

Un tel témoignage devrait être longuement médité. Depuis le début, il est vrai, depuis que la notion existe, l’éventualité d’une guérison s’est trouvée écartée de droit des schizophrénies. Bleuler n’évoquait-il pas dès les premières lignes de son célèbre ouvrage l’absence de « restitutio ad integrum », une fois la maladie déclarée (2) ? Au lieu de graver ces mots dans le marbre des évidences, nous devrions plutôt nous remémorer que Bleuler se battait sur un autre front. Son livre et l’invention même du concept de schizophrénie visaient un autre objectif, bien plus urgent à l’époque : il s’agissait de montrer, et de faire admettre par les « aliénistes » contemporains, que la « démence précoce » de Kraepelin n’était pas une démence. Que son évolution n’était pas inéluctablement celle d’une déchéance intellectuelle et affective progressive et irrémédiable. Défendre une telle position fut à la fois lucide et courageux en son temps. Mais même un chercheur qui innove radicalement ne saurait échapper entièrement au « paradigme scientifique » qui domine. Bleuler ne devait pas déroger à la règle : il en conserva l’impossibilité de guérir comme marque distinctive de la schizophrénie.

Ce genre d’idée hélas peut avoir la vie longue, très longue même. Il suffit de consulter n’importe quel manuel de psychiatrie actuel pour constater que, de « guérison », il n’est jamais question dans les chapitres qui enseignent la schizophrénie aux étudiants. Quelle vision de cette affection autre que funeste les apprentis psychiatres peuvent-ils se forger dans de telles conditions ? La conception qui prévaut depuis le début, en France notamment, est que la schizophrénie représente le type même de la « psychose chronique ». Une psychose qui, quoiqu’on fasse (sans même parler de « forclusion » définitive, « structure psychotique » immuable ou autre hypothèse psychopathologique sans appel), connaît par définition une évolution chronique. A ce point de vue, les DSM-III, III-R, IV et IV-TR de l’Association américaine de psychiatrie n’ont fait que conforter l’un à la suite de l’autre la conception française traditionnelle. Nulle part ces manuels de diagnostic qui font maintenant autorité dans le monde n’évoquent en des termes clairs la possibilité d’une guérison dans les schizophrénies. Ce qui rend, en ce sens, fort légitime la question posée : peut-on parler de guérison dans les schizophrénies quand les traités les plus officiels n’en touchent mot ?

Affaire d’école ou d’épidémiologie ?

Eh bien ! la réponse qu’il est possible de donner à une telle question est, beaucoup plus qu’on ne se le figure, affaire d’écoles avant tout. La 10ème Classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé, par exemple, adopte une position opposée par diamètre à celle de l’Association américaine de psychiatrie. Abordant l’évolution des psychoses schizophréniques, l’ICD-10 conclut en effet sans ambages que

dans un certain nombre de cas, qui varie selon les cultures et les populations, l’évolution se fait vers une guérison complète ou quasi-complète(3).

Une telle position a pour elle l’avantage d’être conforme aux données épidémiologiques dont on dispose pour pouvoir en juger. Car que nous apprennent les enquêtes de suivi à très long terme des patients atteints de schizophrénies ? Si l’on examine les cinq principales études les mieux documentées (Bleuler 1972, Huber & coll. 1979, Ciompi-Müller 1976, Tsuang coll. 1979, Harding & coll. 1987), sans entrer dans le détail de leurs méthodologie, il saute aux yeux que leurs résultats globaux se recoupent (4). Après trente ans d’évolution en moyenne, selon que l’on calcule à partir de l’estimation basse ou haute, 54 à 58 % des patients se retrouvent « guéris ou très améliorés ». Ces chiffres présentent deux traits caractéristiques. Ils sont quasi superposables pour les cinq études envisagées, ce qui renforce fortement l’intuition qu’ils apprécient le même phénomène. Surtout, ils sont très élevés, en totale contradiction avec le pessimisme qui prévaut : un peu plus d’un patient sur deux sera « ou guéri ou très amélioré » passés trente ans. En tant que psychiatres, nous devrions être suffisamment aguerris par notre métier pour savoir que lorsqu’en présence d’une réalité irréfutable, on continue de penser l’inverse, c’est qu’il existe un sérieux problème de fond.

Un diagnostic n’est pas un pronostic

 

Quel est le problème ? Il est fait de multiples raisons qui toutes s’imbriquent et se renforcent. Ce n’est pas le lieu de les analyser ici dans le détail, mais s’il faut en citer une principale, c’est d’abord cette habitude de pensée que nous avons de confondre le diagnostic d’une maladie avec son pronostic. Les travaux de J. Strauss et coll. l’ont montré depuis longtemps déjà, diagnostic et pronostic représentent deux variables indépendantes dans les schizophrénies (5). Beaucoup de facteurs opèrent dans l’évolution d’une schizophrénie, à côté de ses symptômes les plus apparents : le sujet lui-même, son entourage, le milieu dans lequel il évolue, les soutiens affectifs dont il dispose, ses conditions de vie matérielle, l’alliance thérapeutique qu’on aura su nouer avec lui, etc. Sa culture aussi. On tend à l’oublier de nos jours, mais si les grands travaux épidémiologiques de l’OMS avaient montré quelque chose dans les années 70-80, c’est que vivre avec une schizophrénie dans un pays comme l’Inde est dans l’ensemble nettement moins catastrophique qu’aux Etats-Unis (6). L’Histoire, le contexte social prennent leur part dans le pronostic d’une schizophrénie, de même que le rythme général de l’activité économique(7). Des cinq études de suivi à long terme que l’on vient de citer, ce n’est certainement pas un hasard si celle qui a enregistré le meilleur taux de « guérison ou d’amélioration franche » – entre 62 et 68% – étudiait des patients vivant dans un milieu rural, le Vermont, relativement à l’abri du stress et de l’agitation propres à la vie urbaine américaine(8). Le chômage interfère lui-aussi, même s’il est de plus en plus évident que ses effets sont complexes et indirects, et qu’entrent en ligne de compte bien d’autres variables (système de protection sociale en vigueur, etc.).

Le regard psychiatrique

 

Psychiatres, nous le constatons tous les jours, nous ne pouvons changer la société, résoudre le chômage et ses problèmes, ou même, simplement, transformer comme nous aimerions ces rapports de lassitude et d’intolérance aggravateurs que nous voyons se nouer entre nos patients et leurs proches, ou le milieu dans lequel ils sont condamnés à vivre. Mais nous ne sommes pas pour autant réduits à l’impuissance. Nous pouvons commencer par nous changer nous-mêmes. Changer notre propre regard sur les choses. Adopter une vision moins sombre, moins fataliste. Une vision qui soit raisonnablement optimiste, plus constructive et ouverte sur l’avenir. Sans illusions, seulement conforme à la réalité qui est que le pronostic des schizophrénies n’est pas aussi irrémédiablement inscrit qu’on l’affirme dans leur diagnostic, mais qu’il demeure variable et largement imprévisible. Alors peut-être nos patients commenceront-ils à aller mieux, et nous-mêmes reprendrons courage avec eux. Car il faut bien voir que nous sommes partie prenante, nous aussi, dans le pronostic de leur maladie. Nous en sommes même l’une des « variables-clés ». Nous le vivons tous les jours, et dans chacune de nos décisions thérapeutiques, nous pressentons que nous sommes responsables, au moins pour partie, de ce qu’il va advenir de nos patients. C’est ce qui fait la charge de notre mission, et qu’elle est lourde.

Le poids des représentations

 

Nous ne devons donc pas perdre de vue que depuis qu’il existe, le diagnostic de schizophrénie se trouve réservé aux cas les plus problématiques de la psychiatrie : à ceux que l’on ne sait pas rapporter à une meilleure explication, ce « reste » de la nosographie qui nous désarme le plus. Tout cela influence notre représentation des patients, de leurs aptitudes, leurs possibilités de vivre et de guérir, l’attitude que nous adoptons à leur égard, notre rôle de soignant. Ce n’est pas sans soulever un problème grave : et si nos idées, nos conditions d’observation, nos façons de penser orientaient, pour une bonne part, le cours des choses ? Si elles devaient participer à l’évolution de ce que nous soignons, au pronostic ? En d’autres temps, un auteur à l’esprit indomptable n’avait pas hésité à qualifier le diagnostic de schizophrénie de « diagnostic destructeur »(9). Sans aller aussi loin, ne devrions-nous pas cependant un peu plus considérer que les situations psycho-pathologiques que nous diagnostiquons « schizophrénies » ont quelque chose à voir avec une profonde atteinte de l’estime de soi ? Quoi de plus interpersonnel, de plus dépendant de l’assentiment d’autrui, de son approbation, que l’estime de soi ? Il y a tout lieu de penser que les schizophrénies font partie de ces situations existentielles qui s’accompagnent d’une grave remise en cause de la confiance en soi. Dès lors, le problème ne deviendrait-il pas, pour partie, circulaire ? S’il y a beaucoup de désespoir au fond de la condition schizophrénique, faut-il vraiment que nous en rajoutions (10) ?

Un patient sur deux guérit ou ira beaucoup mieux

 

Rendre à nos patients de leur dignité, leur communiquer un espoir lucide, remettre ceux qui le souhaitent au travail, leur permettre de se rendre utiles à nouveau, d’avoir une place qui ne se réduise pas à celle d’un « malade mental » sans autre perspective d’avenir personnel que des « soins continus à vie », tout cela relance le désir de vivre, la volonté d’aller mieux, l’envie de « sortir de la maladie ». De guérir. Ce n’est pas facile. La société n’aide guère, il est vrai. Certaines institutions dans lesquels nous travaillons semblent d’ailleurs plus servir de station terminale pour ses sujets les plus vulnérables que de lieu possible pour un nouveau départ. Là est le danger : à force de ne traiter que les cas les plus graves, les plus problématiques, les plus désespérants, nous risquons à notre tour d’être atteints par le pessimisme et le désespoir. Car si une chose est sûre en psychiatrie, c’est que la vision des troubles, du pronostic, de la gravité, est contagieuse. Et cela dans les deux sens. Si nous continuons de penser que « les schizophrénies ne guérissent jamais », comme l’enseignait l’un de mes patrons totalement désabusé par son expérience, nos patients ne guériront jamais.

Notes et références

  1. Bottéro A. « Peut-on parler de guérison dans les schizophrénies ? » Interpsy 2007, 7 : 20-22.
  2. Bleuler E. Dementia praecox oder die Gruppe der Schizophrenien. In : Aschaffenburg B. Handbuch der Psychiatrie. Franz Deuticke, Leipzig und Wien, 1911. Tr. fr. A. Viallard. Dementia praecox ou groupe des schizophrénies. EPEL, GREC, Paris, 1993.
  3. The ICD-10 Classification of Mental and Behavioural Disorders. Clinical descriptions and diagnostic guidelines. World Health Organization, Genève, 1992 ; p. 87.
  4. Cf. Harding CM, Zubin J, Strauss JS. « Chronicity in schizophrenia : revisited ». Br J Psychiatr 1992, 161 (suppl. 18), 27-37.
  5. par ex. Strauss JS, Carpenter WTJr. « Prediction of outcome in schizophrenia : III. Five-year outcome and its predictors. A report from the International Pilot Study of Schizophrenia ». Arch Gen Psychiatr 1977, 34 : 159-163.
  6. World Health Organization. The International Pilot Study of Schizophrenia. John Wiley & Sons, New York, 1973. Schizophrenia : An International Follow-up Study. John Wiley & Sons, New York, 1979. Jablensky A, Sartorius N, Ernberg G & coll. « Schizophrenia : manifestations, incidence and course in different cultures. A WHO ten-countries study ». Psychol Med (Monograph suppl) 1992 ; 20 : 1-97.
  7. Warner R. Recovery from schizophrenia. Psychiatry and political economy. Routledge & Kegan Paul, Londres, 1985.
  8. Harding CM, Brooks GW, Ashikaga T et coll. « The Vermont longitudinal study : II. Long-term outcome of subjects who retrospetively met DSM-III criteria for schizophrenia ». Am J Psychiatr 1987, 144 : 727-735.
  9. Baruk H. Traité de psychiatrie. M, cf. Hinselwood RD. « The difficult patient. The role of “scientific psychiatry” in understanding patients with chronic schizophrenia or severe personality disorder ». Brit J Psychiat 1999 ; 174 : 187-190.
  10. Bottéro A. Un autre regard sur la schizophrénie, de l’étrange au familier. Odile Jacob, Paris, 2007 ; p. 50-56.