Insight et psychose

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 33.

Oh ! ce terrible second Moi
toujours assis pendant
que l’autre est debout, agit,
vit, souffre, se démène !

 Alphonse Daudet[1]

L’insight en psychiatrie aujourd’hui

 

Le mot Insight signifie en anglais « discernement », « don d’observation », « pénétration ». Dans un sens plus étendu, il dénote la connaissance que l’on a de la nature intime d’une chose, sa compréhension exacte[2]. That gives you an insight into his motives correspond à notre expression « cela vous éclaire sur ses motifs ». C’est le sens auquel pense manifestement Freud lorsqu’il emploie le terme dans ses Etudes sur l’hystérie, comme nous le rappelle opportunément D. Widlöcher[3]. Face au patient, le psychanalyste fait preuve d’insight : de « pénétration » sur l’origine et le sens des symptômes qui sont soumis à sa sagacité. Notons bien ici que c’est le thérapeute qui affiche (ou non…) de l’insight, pour en faire bénéficier son patient, de par les interprétations qu’il lui livre sur ce qu’il vit. A l’usage curieusement, le sens du mot s’est circonscrit au seul point de vue du patient. On parle aujourd’hui d’insight en psychiatrie pour décrire « la conscience qu’un malade mental peut avoir du caractère pathologique de ses symptômes »[4]. Ce n’est plus le thérapeute qui fait preuve ou non d’insight, c’est le patient. Les échelles cliniques d’insight, celle d’Amador & coll. par exemple, tendent à restreindre le sens du concept d’insight à « la conscience d’être atteint d’un trouble mental » (premier et principal item de l’échelle d’Amador), avec un sens second pour corollaire immédiat, « la conscience de l’effet de la médication sur les symptômes » (deuxième item de l’échelle)[5],[6].

Remarquons au passage que l’échelle en question s’intitule, de façon significative, Scale to Assess Unawareness of Mental Disorder. Elle vise à évaluer « l’absence de conscience (unawareness) du trouble mental ». Ce qui revient à renverser le problème, ou du moins à l’orienter dans un seul sens : le sujet malade mental, a priori, n’aurait pas (ou peu, insuffisamment) connaissance du caractère pathologique de ses troubles.

Est-ce si sûr ? Ne fait-on pas, et surtout ne risque-t-on pas de faire faire au patient, fausse route en concevant les choses ainsi? On va y revenir. Mais on entrevoit déjà le but principal poursuivi par ce type de recherches : 1) le malade mental a une conscience déficiente de ses troubles, 2) au point de méconnaître l’intérêt des médicaments qui lui sont prescrits pour les corriger. On est là dans le droit fil des recherches menées sur les causes de l’inobservance thérapeutique. Si les malades que l’on soigne ne vont pas mieux, c’est parce qu’ils ne prennent pas bien leur traitement ; s’ils ne le prennent pas bien, c’est parce qu’ils n’ont pas conscience d’être malades.

Les psychanalystes expliquaient jadis l’échec de leur méthode dans les troubles mentaux sévères, dans les troubles « psychotiques » en particulier, en faisant valoir l’« absence d’insight » du patient. Aujourd’hui, on explique volontiers l’échec de la prise en charge d’une schizophrénie par un « manque d’insight » spécifique à cette maladie, qui conduirait l’intéressé à arrêter le traitement neuroleptique. Rien n’a véritablement changé, hormis le fait que l’on soigne la schizophrénie avec des psychotropes, au lieu de la psychanalyse.

Le problème de la psychose

 

Pourquoi rien n’a-t-il changé ? Pourquoi continue-t-on de penser que les patients atteints de schizophrénie n’ont pas d’insight, à l’endroit de leurs troubles, de leurs symptômes ? Est-ce bien le cas, ou n’est-ce pas plutôt notre représentation du problème qui le veut ainsi ? Il semble que l’on se heurte ici à une antique conception de la folie. Une conception qui transparaît encore, par exemple, dans la définition commune que nous continuons de donner à la notion de « psychose ». Une « psychose », explique Le Petit Robert (et tous les manuels de psychiatrie), c’est « une maladie mentale affectant de manière essentielle le comportement, et dont le malade ne reconnaît pas le caractère morbide (à la différence des névroses) »[7]. Une maladie mentale, en somme, dont le malade n’a pas conscience, vis-à-vis de laquelle il n’a pas d’insight.

Les patients atteints de « psychose », d’une schizophrénie par exemple, n’ont-ils vraiment nulle conscience d’être malades, d’avoir des idées délirantes, des hallucinations ? C’est tout le problème du « symptôme psychotique » qui se trouve posé. J’entends des voix et suis persuadé que ces voix sont réalité. Cela implique-t-il, nécessairement, que je ne puisse être conscient, dans une certaine mesure, que je délire, que ces voix que je suis seul à entendre ne sont pas vraiment réelles ? Kant le pensait, et en accord avec une telle position, prônait l’abstention thérapeutique en matière de folie. Les études de Gladys Swain nous ont appris que pareille vision classique de la folie, fixiste et incurable, a pu être dépassée notamment grâce à l’œuvre de Pinel, dont Hegel sut magistralement tirer la leçon pour notre compréhension moderne de la folie[8].

J’entends des voix, certes, et sur ce point je suis dans l’erreur – je délire -, mais sur d’autres points, mon esprit continue de fonctionner normalement. L’état délirant n’est pas déraison complète, un reste de raison lui survit. Raison et déraison coexistent en lui. Non seulement elles coexistent, mais elles s’affrontent, elles luttent. Même au cours des délires les plus graves, une partie de l’esprit demeure saine, qui poursuit ses réflexions de façon adaptée, tandis que tout le reste échappe à la raison : à l’intégration de ses croyances dans un système de réalité socialement partagé. C’est la conclusion à laquelle Freud devait parvenir à son tour :

Le problème de la psychose serait simple et clair si le moi se détachait totalement de la réalité, mais c’est là une chose qui se produit rarement, peut-être même jamais. Même quand il s’agit d’états aussi éloignés de la réalité du monde extérieur que les états confusionnels hallucinatoires, les malades, une fois guéris, déclarent que dans un recoin de leur esprit, suivant leur expression, une personne normale s’était tenue cachée, laissant dérouler devant elle, comme un observateur désintéressé, toute la fantasmagorie morbide[9].

Ce n’est qu’en analysant le problème dans ces termes qu’il devient possible d’entrevoir ce que vit celui qui délire, pour imaginer une voie par laquelle lui venir en aide. Que je délire et entende des voix ne m’empêche pas de constater que personne ne fait mine de me croire, que même le médecin le mieux intentionné à mon égard, auquel j’expose la situation, se montre dubitatif. Que lorsque j’insiste, non seulement personne ne me croit, mais qu’on s’oppose à moi, qu’on me traite de fou, qu’on me menace d’internement. Tout un travail de la raison continue de s’opérer, qui nourrit le doute, en tenant compte de la réalité, malgré tout :

Au lieu d’une attitude psychique, il y en a deux ; l’une, la normale, tient compte de la réalité alors que l’autre, sous l’influence des pulsions, détache le moi de cette dernière. Les deux attitudes coexistent, mais l’issue dépend de leurs puissances relatives (Freud, ibid., p. 78).

Deux relations à la réalité

Deux systèmes de pensée en présence s’opposent : il y a conflit. Et comme l’a bien vu Freud, l’issue va dépendre de la force relative de chacun. Le travail du psychiatre est donc de prendre parti : en faveur de la réalité, de la raison, contre le délire. Contournant avec tact les idées délirantes, il va s’adresser au sujet qui subsiste, oblitéré par lui : il « s’allie » avec son reste de raison pour le conforter. Mais pour qu’un tel travail puisse porter ses fruits, le psychiatre doit intégrer que le délire ne naît pas de rien. Il est issu d’une expérience particulière de la réalité : telle que celle-ci est (ou a été) vécue, non par lui, qui se trouve bien portant, mais par son patient, qui délire. Autrement dit, il doit lui aussi faire preuve d’insight, d’imagination active, d’empathie, afin d’appréhender les conditions de vie subjectives qui ont présidé au développement de l’idée délirante, pour pouvoir aider le sujet à résoudre les problèmes qu’elles lui posent, ou au moins à mieux composer avec[10].

A ce point de vue, on touche du doigt le fait que l’insight obéit aussi à un mécanisme inter-psychologique. Nous ne pouvons penser notre vie, encore moins penser les mystères qui la dépassent, ces expériences pathologiques étranges qui peuvent affecter notre esprit par exemple, qu’en confrontant notre point de vue à un point de vue externe, à un tiers. Le délire, les hallucinations, etc. doivent être pensés dans une réalité partagée avec autrui, afin de pouvoir être progressivement maitrisés. Ils doivent être « co-pensés », dirait Widlöcher[11].

L’insight est donc un rapport qui se construit avec le symptôme psychotique. C’est un rapport variable. Il se renforce avec le temps, l’évolution, l’expérience des conséquences du délire, les limites rencontrées dans la réalité, l’aide qui est reçue, l’apaisement que permet le traitement, la récupération psychique, etc. Comme il peut se défaire : avec le stress, l’épuisement, les nouvelles difficultés qui arrivent, etc. Les cliniciens utilisent depuis longtemps une notion pour décrire l’état de ce rapport, ce recul perceptible, le doute qui se laisse entrapercevoir par intermittence à l’égard de l’investissement délirant : ils parlent « d’adhésion » au délire. Il existe en effet des indices cliniques de l’écart possible par rapport au délire, d’une incertitude à demi-concédée sur la réalité impliquée par lui. De même les « preuves » du délire, lorsqu’on les explore minutieusement, tournent-elles court, le patient le sait qui préfère esquiver la question. Et il ne sert à rien d’insister sur les défaillances de son raisonnement, tandis qu’il s’arc-boute sur sa construction délirante, sauf à le blesser inutilement. Car, encore une fois, le symptôme psychotique correspond à une sorte de réflexe de survie (un « mécanisme de défense »), qui se déclenche en présence de difficultés dans l’expérience de la réalité outrepassant les capacités d’adaptation, difficultés que le sujet s’épuise à surmonter, en vain. Il est la négation, un refus très entier, d’une réalité qui fait mal. Etre trop lucide, avoir trop d’insight, peut s’avérer quelquefois très douloureux : c’est à cela que sert le délire, à soulager la tension insupportable de la réalité, à s’en préserver. En ce sens le symptôme psychotique permet d’éviter un effondrement (dans la dépression, l’incohérence, la violence, le suicide, etc.) et demande à être ménagé, le temps que le sujet « reprenne ses esprits » : qu’il retrouve des forces et rétablisse une pensée réfléchie de sa situation.

De l’insight « implicite » à l’insight « explicite » 

 

Un aspect de la réalité ne parvient plus à être maîtrisé, à être intégré au projet d’être soi et à son récit distancié. Il faut du recul, tout un travail d’explication avec soi-même et avec autrui pour réussir à traduire la conscience de soi dans le langage clair, objectivé, qui règle l’échange humain. Là encore, le sujet peut posséder un insight, une intuition de sa situation, sans être en mesure temporairement de le formuler. Il peut savoir intimement qu’il délire, sans pouvoir le dire. Avoir une conscience inopérante de ses symptômes. Se trouver le témoin incapable d’arrêter le déraillement de son esprit, ni seulement pouvoir décrire un tel déraillement à qui l’interroge. Avoir un « insight implicite » en somme, qui exigera du temps, des forces, de la récupération : un long travail, avant de devenir un « insight explicite », exprimable dans un langage accessible et sensé. C’est le temps requis par un tel travail que savent respecter les thérapeutes. Le temps de la sortie progressive du délire, de sa critique, de sa mise à l’écart, et, quand tout se passe bien, de la guérison. Il serait regrettable, pour l’avenir du patient, que cet « insight implicite », si précieux, reste ignoré au prétexte qu’il n’est pas objectivé par une échelle d’évaluation standardisée.

Références citées

[1] Daudet A. La doulou. Mercure de France, Paris, 2007 ; préf. Julian Barnes, p. 18.

[2] Dictionnaire Anglais-Français. Hachette, Paris, 1934.

[3] Widlöcher D. « Conscience de soi, conscience des troubles et insight ». Ann Méd Psychol 2002, 160 : 575-579.

[4] « Insight ». The New Oxford Dictionary of English. J Persall Ed. Clarendon Press, Oxford, 1998.

[5] Amado XF, Strauss DH, Yale SA, Flaum MM, Endicott J, Gorman JM.« Assessment of Insight in Psychosis ». Am J Psychiatr 1993 ; 150 : 873-879.

[6] Markovà IS. Insight in Psychiatry. Cambridge University Press, Cambridge, 2005.

[7] « Psychose ». Le Nouveau Petit Robert Dictionnaires Le Robert, Paris, 1993.

[8] Swain G. « De Kant à Hegel : deux époques de la folie ». In : Dialogue avec l’insensé. Paris, Gallimard, 1994 ; p. 1ss.

[9] Freud S. Abrégé de psychanalyse. Presses Universitaires de France, Paris, 1978 ; p. 77.

[10] Bottéro A. Un autre regard sur la schizophrénie, de l’étrange au familier. Odile Jacob, Paris, 2008 ; p. 60s.

[11] Réf. citée à la note 3.

[Mots clés : insight ; psychose ; représentations]