Psychothérapies : Le problème des « facteurs communs »

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 35.

Il existe quelque chose de très thérapeutique dans la relation médecin-patient, mais en mesurons-nous toute l’importance ? En connaissons-nous seulement bien les raisons, savons-nous en tirer toutes les conséquences ? Le débat sur l’efficacité des psychothérapies tend à reléguer la relation médicale au rang de « facteur commun ». Elle ne serait qu’un élément parmi d’autres du dispositif psychothérapique quel qu’il soit, en ce sens dépourvu de spécificité technique et d’un intérêt secondaire. Quels sont les ingrédients de ce « facteur commun » particulier ? Quel rôle faut-il lui allouer dans le succès d’une psychothérapie ? On escamote volontiers des questions aussi générales.

Psychothérapie « evidence-based »

La psychothérapie evidence based, d’efficacité « démontrée scientifiquement », en revanche est à la mode. L’idée du jour, plutôt convaincante a priori, c’est qu’il existe des psychothérapies de natures très différentes, mais que certaines sont plus efficaces que d’autres. Il suffit d’étudier leur efficacité dans des conditions contrôlées, comme on étudie l’efficacité d’un médicament par exemple, pour savoir qui vaut quoi. Deux méthodes sont donc habituellement employées dans l’évaluation d’une psychothérapie. La première revient à la tester contre ce qu’il est coutumier d’appeler, en anglais, le treatment as usual. On observe l’évolution d’une pathologie donnée, au sein de deux groupes de patients dont l’un bénéficie de la psychothérapie en question, tandis que l’autre ne reçoit que le « traitement courant » : le traitement de base en vigueur dans la pathologie considérée. La seconde méthode vise à démontrer sa supériorité d’action en la comparant à une autre forme de psychothérapie. Tout cela ne serait en somme qu’affaire d’empirisme bien conduit.

Limites à la « psychothérapie des preuves »

Le problème avec cette façon de procéder, c’est de savoir ce que l’on teste exactement : la technique, le technicien ou les deux réunis ? Dans l’idéal on voudrait bien ne tester que la technique. Avec l’idée qu’une fois prouvée la supériorité de telle psychothérapie, il ne reste plus qu’à l’adopter comme standard thérapeutique. Qu’il suffit dès lors aux thérapeutes de la pratiquer pour faire avancer les choses. La technique serait indifférente au technicien, pour peu que celui-ci soit convaincu des preuves de son efficacité. Ceci dans l’idéal, car on sait d’expérience que passer des conditions de l’essai contrôlé à la pratique courante s’accompagne toujours d’un écart considérable.

Mais si, au contraire, le technicien – id est, les qualités propres du thérapeute, lesquelles restent à préciser – intervenait au moins autant que la technique ? Les évaluations des psychothérapies, leurs méta-analyses (du type de celle de l’INSERM par exemple [1]) s’intéressent à l’efficacité des techniques, non pas à celle des techniciens (à la façon dont un thérapeute se sert de sa technique). Le dilemme, c’est que s’il semble autorisé de conclure, au terme de tels travaux, que l’efficacité d’une psychothérapie A est supérieure à celle d’une psychothérapie B dans telle indication, suffit-il autant de généraliser l’utilisation de A pour que cela marche ? C’est ici, pressent-on, que le bat blesse. Outre le fait qu’il y a, on vient de le voir, un écart important entre « l’efficacité » expérimentalement démontrée d’un traitement et son « efficience » pratique, il ne faut pas oublier que les thérapeutes qui participent à de tels essais thérapeutiques se montrent ultra-motivés à prouver le succès de leur méthode. Ils sont en fait dans la même position qu’un laboratoire pharmaceutique qui sponsorise l’essai d’une molécule nouvelle, à cette différence près de ne pas en être toujours conscients. Leur motivation, qui en elle-même n’appartient pas à la technique psychothérapique évaluée, mais relève des fameux « facteurs communs » dont on a parlé, influence fortement les résultats obtenus, alors qu’elle échappe à tout contrôle. Car si l’on peut étudier dans des conditions rigoureuses l’efficacité d’un antidépresseur en faisant abstraction de la motivation et des croyances du prescripteur par le dispositif du « double-aveugle », il demeure impossible d’étudier séparément une psychothérapie de son dispensateur : les deux se trouvent intimement liés. Toutes les techniques psychothérapeutiques y insistent, chacune à sa façon, la condition préalable au succès est de susciter une « alliance thérapeutique ». Qu’est-ce que « l’alliance thérapeutique » ? Un facteur « non spécifique » et pourtant indispensable au bon déroulement du traitement. Nous voilà à nouveau renvoyés aux facteurs communs.

Le placebo dans la relation médicale

Une autre façon encore d’aborder le problème est de s’intéresser à l’effet placebo. Que ce qu’il est convenu d’appeler un placebo détienne un réel pouvoir thérapeutique représente une notion aujourd’hui acquise. Mais quelle importance faut-il attribuer à un tel effet ? Celle-ci n’est-elle qu’à la hauteur de l’évolution spontanée de la maladie, ou va-t-elle bien au-delà ? Il est possible de comparer l’efficacité d’un placebo à rien. Ainsi montre-t-on que dans un état anxieux par exemple, donner un placebo soulage plus que de ne rien faire. On peut aussi comparer deux placebos entre eux. Sous certaines conditions, certains marchent mieux que d’autres. Dans la migraine aiguë, l’injection sous-cutanée d’un placebo se montre en général plus efficace que son absorption per os (2).

Ce genre d’études revient à considérer le placebo comme un agent indépendant, doté d’une activité thérapeutique intrinsèque. Les choses malgré tout sont un peu plus compliquées. Dans le premier exemple cité, il y a quelqu’un qui souffre et quelqu’un qui donne, ou ne donne pas, un traitement censé soulager. Autrement dit quelqu’un qui espère être soulagé par un moyen attendu (un comprimé), et quelqu’un qui accepte ou implicitement refuse de le soulager par le moyen attendu. Bref, il n’est pas difficile de constater que le placebo entre comme un composant dans une relation, qu’il s’en fait le vecteur, un élément de transmission. Il facilite la médiation entre deux agents engagés dans une conduite d’aide (de soin) : l’un qui attend, désire un mieux ; l’autre qui répond à cette attente, incarne son possible. Le placebo constitue un symbole, le point de rencontre entre deux intentions positives qu’il contribue à coordonner ; de là son efficacité. Il nous fait toucher du doigt qu’il existe quelque chose de très efficace dans la seule relation d’ordre médical.

Les psychothérapies ne sont qu’un cas particulier de la relation médicale, dans lequel les procédés thérapeutiques se voient tous issus de la relation elle-même. Quelles que soient les techniques psychothérapiques envisagées, toutes se fondent sur un certain nombre de conditions thérapeutiques qui constituent les « facteurs communs » dont il est question. Passons-les succinctement en revue.

Les « facteurs psychothérapiques communs »

En premier lieu, il y a une demande, celle de quelqu’un décidé à faire quelque chose pour aller mieux. Que cette attente d’amélioration soit spontanée facilite les choses ; l’ « obligation de psychothérapie » bute sur l’absence de motivation, même s’il arrive quelquefois à celle-ci de se voir suscitée, peu à peu. Cet espoir de soin s’appuie sur la confiance (toujours relative au début, empreinte de doutes, d’une méfiance prudente) placée dans le thérapeute, sa méthode, le savoir-faire qui lui est prêté.

En face est le thérapeute. Un « spécialiste » qui se montre motivé, confiant dans sa technique, dans son métier, son expérience. Cette confiance qui émane du thérapeute est essentielle car elle est très attendue, de la part de quelqu’un en train de perdre sa confiance propre, au point de rechercher de l’aide. Le thérapeute se trouve disposé à aider, à soigner, à soulager autant que faire se peut (il a lui aussi quelques doutes, une réserve prudente quant à la possibilité de résoudre les problèmes qui lui sont soumis).

L’alliance thérapeutique naît de la complémentarité parfaite de ces deux attentes. Elle se voit renforcée par cette ouverture d’esprit, si singulière, qui caractérise la relation psychothérapique. Il s’agit d’une relation privilégiée, au cours de laquelle il se révèle possible de se confier entièrement, en toute sécurité. Tout peut être abordé sans détours, au premier rang ce qui tourmente, les symptômes, en quoi ou comment on peut être dépassé, incompris, etc. Chemin faisant, le sujet découvre que ses difficultés, les « problèmes de sa conscience », gagnent à être traités comme des faits objectifs, dispensés de tout jugement moral de la part du thérapeute (au moins dans un premier temps). Le dispositif psychothérapique favorise l’audace à s’exprimer, l’insight, le regard autoréflexif, par un effet de miroir avec un interlocuteur qui incite à examiner les problèmes, les symptômes, leurs rapports éventuels, de façon ouverte, rationnelle, critique. Les pensées, les interrogations, les craintes jusque-là indicibles se voient donner la possibilité d’être débattues librement, sous tous leurs aspects, explorées dans leurs tenants et leurs aboutissants. L’écoute attentive et bienveillante, l’empathie facilitent l’expression libératoire des souffrances accumulées, la confidence, le partage des fardeaux moraux, au bout du compte l’apaisement émotionnel. La psychothérapie représente donc une opportunité unique de pouvoir partager ses peines, ses doutes ou ses angoisses, avec quelqu’un de neutre, tenu par la confidentialité, qui en retour dédramatise l’importance des problèmes, relativise les inquiétudes, la honte et la culpabilité les accompagnant, met en valeur les réussites, soutient les espoirs. Elle stimule l’élucidation de soi, la mise en ordre biographique : encouragé à narrer son histoire, le sujet prend conscience de rapports de sens qui existent entre ce qu’il a vécu, ce qu’il vit, ce qu’il aimerait vivre.

Un certain nombre de procédés impliqués font appel à la raison : à cette capacité dont dispose tout individu de prendre conscience de ses erreurs et de les corriger. Circonscrire ses problèmes, les soustraire aux ruminations qui en déforment les proportions, les examiner en pleine lumière avec l’aide d’un interlocuteur entraîné, autrement dit les « objectiver », contribue à les rendre aptes à bénéficier de réponses concrètes. Des réponses « avisées », suggérées par quelqu’un de confiance, que l’on n’avait pas entrevues ou auxquelles l’on n’avait pas osé recourir. L’alliance psychothérapique permet de se hisser hors de sa subjectivité pour mieux se connaître : gagner, grâce au recul que donne le récit de devant autrui, du discernement, puis de l’ascendance sur ses difficultés, pour progressivement en reprendre le contrôle, soutenu par un « spécialiste » qui a pour l’objectif que cette maîtrise advienne.

D’autres procédés encore se trouvent en jeu. La libération des affects (« l’abréaction » cathartique des psychanalystes) que permettent l’écoute empathique et la confidentialité joue un rôle très important. Le soutien moral est lui aussi essentiel, probablement le ressort thérapeutique le plus puissant de toutes les psychothérapies. Il y a encore le conseil (que l’on appelait autrefois la « direction morale », la direction de conscience), la suggestion (les effets positifs de la croyance), l’information médico-psychologique (les réponses apportées aux interrogations sur la normalité et le pathologique, les règles d’hygiène psychologique), etc.

Un certain nombre de qualités professionnelles se trouvent indispensables au déroulement d’un tel travail. Celles-ci supposent tout à la fois un accueil calme et rassurant, une ouverture d’esprit, de la chaleur, une capacité d’écoute, de l’attention, de la compréhension, une empathie manifeste, de la tolérance, l’acceptation affable des différences, du recul, une solide expérience des questions humaines, un regard positif et réconfortant, une bonne dose l’humour aussi, car l’humour s’avère un agent précieux pour maîtriser l’angoisse, de la sagesse enfin, ainsi qu’une intégrité et le respect sans faille des intérêts d’autrui.

Le « verdict du Dodo »

La liste que l’on vient de lire n’a rien d’exhaustif. Tout psychothérapeute un tant soit peu entraîné trouvera facilement à la compléter, en fonction de son expérience personnelle. L’importance, l’ordre d’intervention des facteurs énoncés mériteraient d’être étudiés. Ce n’est pas ici le lieu. Ce que je veux simplement faire remarquer, c’est que dès lors qu’un psychothérapeute remplit à peu près convenablement cette liste de critères communs, il a de fortes chances d’être efficace. Car si l’on teste (abstraction faite des références à telle ou telle école particulière) une psychothérapie qui s’en tiendrait à ces seuls principes de base – une simple psychothérapie « de soutien » par exemple -, il n’est guère osé de prédire qu’elle fera preuve d’une grande efficacité par rapport à « ne rien faire » – si tant est qu’il soit possible de ne rien faire dans une relation médicale normale.

Si l’on réunit ces procédés comme faisant partie des ingrédients de l’alliance psychothérapique bien comprise, la gamme d’outils variés dont celle-ci dispose pour traiter les problèmes qui lui sont soumis, la question se pose de savoir si dans une psychothérapie donnée, l’importance de tels « facteurs communs » ne dépasse pas, et de loin, celle des « facteurs spécifiques », id est les facteurs propres à son école de pensée. On trouverait-là l’explication la plus simple à cette intuition de beaucoup de thérapeutes que, bien conduite, aucune psychothérapie n’est vraiment meilleure qu’une autre, et que toutes valent toujours mieux qu’aucune psychothérapie du tout. Ce que les chercheurs spécialisés dans l’évaluation des psychothérapies dénomment « le verdict du Dodo » (du nom du dronte qui organise la course au caucus dans Alice au pays des merveilles) : « Tout le monde a gagné, et tous doivent recevoir des prix ! » (3, 4).

Ce point de vue bien entendu est loin de faire l’unanimité. Chaque école défend sa spécificité et sa supériorité avec de bons arguments. Et un certain nombre d’évaluations tendent à confirmer qu’il existe en effet de réelles différences d’efficacité d’une technique psychothérapique à une autre dans certaines indications précises. Par exemple il semble pour l’heure à peu près acquis que les troubles obsessionnels-compulsifs retirent un meilleur bénéfice des thérapies cognitivo-comportementales (5). Toutefois, lorsqu’on examine de près la taille des effets thérapeutiques enregistrés dans ce type d’essais, il n’est pas sûr que ceux-ci soient si significatifs, ou seulement qu’ils reflètent un « effet spécifique » authentique. Le rôle des « facteurs communs » s’avère beaucoup plus difficile à contrôler qu’on ne le croit dans les protocoles d’évaluation d’une psychothérapie.

Désir de soin, volonté de soigner

 

Prenons un exemple simple. Si l’espoir d’aller mieux en se soignant (en accomplissant toute la démarche de suivre des soins qui demandent un investissement personnel) fait bien partie des facteurs communs, et si la psychothérapie A bénéficie d’une meilleure image, si elle suscite une plus grande attente d’amélioration que la psychothérapie B contre laquelle elle est testée, on est en droit de se demander si la différence des résultats qui sera observée ne s’explique pas avant tout par cette plus grande espérance d’efficacité dont était créditée la psychothérapie A durant le déroulement de l’essai (6, 7). Ceci sans même parler de la sélection des candidats au moment du recueil de leur consentement (ne se lance pas qui veut dans l’essai d’une psychothérapie donnée). Et il faut bien voir que l’objection vaut dans les deux sens : le thérapeute lui aussi a ses attentes, et celles-ci ne sont pas neutres. Il croit en ce qu’il fait, c’est même l’un des engagements de sa vie, et il lui tient à cœur de voir aboutir ses idées et les efforts qu’il mobilise pour elles.

Une illustration du phénomène nous a été donnée récemment par une tentative de greffe de neurones dopaminergiques embryonnaires dans le cerveau de patients atteints de maladie de Parkinson évoluée. Chose rare et appréciable, l’essai était conduit dans les conditions d’un double-aveugle des plus stricts. Un groupe de patients recevait de véritables cellules embryonnaires, l’autre un succédané, sans que patients ni expérimentateurs ne soient informés de qui recevait quoi (8). Les conclusions sont sans ambiguïté : déception sur toute la ligne, la greffe réelle ne marche pas mieux que la greffe placebo. Mais, et c’est là que les choses deviennent intéressantes, quel que soit le traitement reçu, cellules embryonnaires ou cellules placebo, plus les patients étaient convaincus d’avoir bénéficié du traitement authentique, meilleurs étaient leur état clinique et leur qualité de vie un an plus tard. Amélioration tout ce qu’il y a de plus objective, chez des patients pourtant considérés au départ en « impasse thérapeutique ». Quant aux cliniciens, ils ont systématiquement jugé améliorés, échelles fonctionnelles à l’appui, les patients dont ils s’étaient eux-mêmes persuadés qu’ils avaient dû recevoir de véritables cellules embryonnaires dopaminergiques. Le désir d’aller mieux, le désir de faire aller mieux constituent deux moteurs puissants de la relation médicale. Qu’ils se voient aiguillonnés par quelque espoir partagé et il leur arrive d’accomplir des miracles.

La relation psychothérapique

Ce qui ramène la relation médicale au cœur du problème. Comment faire pour en tirer le meilleur parti ? Pour améliorer ses vertus thérapeutiques, compte tenu de ce que l’on sait de ses paramètres. Pour être plus « empathique » par exemple. Pour « mieux comprendre le vécu » des patients que l’on soigne. Pour éviter ce qui, manifestement, s’avère contre-productif : se montrer superficiel, froid, non concerné, exagérément négatif par exemple. Tout cela s’apprend – ou devrait pouvoir s’apprendre. La politesse, le respect, le contact bienveillant, l’écoute, l’attention, mettre à l’aise, regarder dans les yeux (plutôt que regarder sa montre ou ses SMS), être rassurant, joindre le geste à la parole, savoir moduler l’intonation de sa voix, marquer sa compassion, être tolérant, respecter les convictions, se garder de jugements à l’emporte-pièce, éviter de couper la parole, rester positif, faire preuve de patience, d’ouverture d’esprit, de volonté de comprendre, et cetera, et cetera. La liste est interminable. Elle mériterait pourtant d’être entreprise de façon systématique, et périodiquement évaluée. Mais la présence de telles qualités suffira-t-elle à garantir l’efficacité d’une psychothérapie ? Qu’elles soient nécessaires ne signifie pas qu’elles sont suffisantes.

Le problème reste de comprendre ce que vit quelqu’un. Comprendre comment des symptômes viennent s’inscrire dans une vie, la lutte que mène un sujet, ce qu’il cherche à faire, et comment l’aider à mieux y parvenir. Un tel travail exige de développer la faculté de se mettre à la place d’autrui, de se représenter comment il vit les choses. En gardant à l’esprit que son vécu peut différer profondément du vécu commun, en raison de conditions de vie particulières, d’une fragilité spéciale, de symptômes, etc. Autrement dit, c’est de développer la faculté de se représenter le vécu d’autrui de son propre point de vue qu’il est ici question. Ce qui suppose un effort d’imagination active, de décentrement, qui ne sera possible que si l’histoire du sujet, son éducation, le sens qu’il donne à sa vie, ses valeurs, les buts qu’il s’est assigné – ce qui « compte vraiment » à ses yeux -, auront pu être tour à tour examinés. Et pas uniquement sa vision de la vie, mais les expériences concrètes qui l’auront façonnée, et les ressources dont il dispose pour la continuer : ses moyens, ses soutiens, son activité, ses forces. Avec autant de difficultés propres à chacun de ces aspects déterminants de son existence.

Curieusement la maîtrise de ces ingrédients indispensables à l’exercice du métier de psychothérapeute, ce savoir-faire des « facteurs communs », ne sont pas l’objet d’un enseignement codifié. Ils font partie du « cela va de soi », que chaque thérapeute se doit de découvrir à l’usage, alors qu’à l’évidence ils ne vont pas de soi. Si l’on veut améliorer l’efficacité générale des psychothérapies (et l’on doit pouvoir admettre que, quelles que soient leurs qualités particulières, l’objectif n’a rien de vain en l’état actuel de nos connaissances, qu’il pourrait se montrer très fructueux pour les patients s’il était correctement rempli), avant de démontrer que telle technique l’emporte sur telle autre, il faudrait peut-être simplement commencer par là : enseigner l’importance capitale de ces « facteurs communs ». Améliorer ces principes de base chez tous les psychothérapeutes ferait probablement beaucoup plus pour relever la qualité des soins psychothérapiques dispensés que d’exiger d’eux qu’ils suivent les séminaires ardus de telle ou telle technique sortie vainqueur de la dernière méta-analyse en date.

Pénétrer une subjectivité

Dans un tel ordre d’idées, Andres-Hyman et coll. ont une idée originale. Ils proposent de faire appel aux techniques du jeu d’acteur afin de développer chez les thérapeutes l’aptitude à se représenter la vie subjective d’autrui (9). Le parallèle tracé par ces auteurs entre les qualités que l’élève d’un cours d’art dramatique doit maîtriser pour devenir un bon acteur, et celles requises pour faire un bon psychothérapeute, a quelque chose de très intéressant.

L’objectif central de la célèbre méthode de l’Actors Studio de Lee Strasberg à New York, qu’Andres-Hyman et coll. prennent en exemple, consiste à développer au maximum la « véracité » du jeu théâtral. Afin de provoquer l’adhésion immédiate du spectateur à son interprétation, l’acteur doit être capable de reproduire une réalité humaine particulière, identifiable jusque dans ses moindres détails. Le ton doit être juste, les gestes appropriés, les émotions authentiques. L’acteur doit à la fois être attentif à l’extrême diversité des caractères humains, puiser dans sa personnalité pour exprimer des vérités psychologiques universelles, et faire appel à l’improvisation, la spontanéité, pour rendre son jeu aussi vivant que possible. Il doit déchiffrer son rôle à la manière d’un psychologue : pénétrer la subjectivité du personnage, la complexité de sa vie intérieure, les ramifications de ses réactions affectives, ses rapports à l’intrigue, aux autres protagonistes, etc. Pour accroître encore le caractère véridique de son interprétation, il doit prendre en compte l’univers dans lequel il évolue : l’Histoire, les enjeux politiques, économiques et sociaux de l’époque, la culture, les manières et usages du moment. Bref, se glisser entièrement dans la peau du sujet pour le rendre vraisemblable jusque dans les moindres détails, y compris dans ses aspects les moins attirants. Rendre palpables les raisons singulières qui l’animent, ce qu’il y a de « vrai », de nécessaire, dans son être, compte tenu de ce qu’il lui a été donné de vivre. En respectant la part d’ombre de ses motifs, le fait qu’il entremêle inextricablement des traits aimables et d’autres odieux, que la contradiction l’habite comme elle habite tout un chacun. Qu’il n’est pas d’un seul tenant, que des conflits le déchirent, qu’il s’efforce à sa façon de maîtriser. Cela suppose encore de réussir à imaginer le personnage dans tous ses modes d’être. Pas uniquement pendant les brefs instants où il occupe le devant de la scène, mais dans l’épaisseur continue de sa vie : avant son entrée sur le plateau, après son éclipse dans les coulisses. De même qu’un thérapeute devrait être capable de se représenter la vie de son patient au-delà du cadre de ses consultations : l’existence qu’il mène au dehors, dans le contexte familier de sa vie. Au lieu de circonscrire sa singularité à ses seuls symptômes ou à un diagnostic, dépasser l’horizon restreint de la maladie pour atteindre à l’originalité même de la personne. S’intéresser à la complexité des êtres, à l’infinie diversité de leurs destinées, par-delà la monotonie répétitive du pathologique.

L’analogie relevée par Andres-Hyman et coll. entre le métier d’acteur et celui de thérapeute possède quelque chose de très stimulant. Elle nous contraint à voir les choses autrement. Est-ce à dire pour autant que les psychothérapeutes devraient tous devenir des acteurs ? En ont-ils seulement besoin ? Leur travail n’est pas d’imiter un personnage, mais de le comprendre. S’il leur est utile de réfléchir aux ressorts du métier d’acteur, ils ont surtout besoin de voir jouer de bons acteurs. Et pas seulement de bons acteurs, mais des acteurs qui jouent de bons rôles, qui leur donnent l’occasion d’apprendre quelque chose de profond sur les réalités de la vie. Aussi doué soit-il, un acteur dépend de la qualité du scénario qu’il interprète, et tant qu’à faire autant pour les psychothérapeutes de voir, ou de lire même, Mademoiselle Julie que Les feux de l’amour. Malheureusement c’est plutôt l’inverse qui semble observé. Les grands dramaturges, les grands romanciers sont toujours de grands psychologues. Ils ont su observer, longuement méditer, et surtout parfaitement nous dépeindre, les grands conflits qui nous agitent. Si un psychothérapeute souhaite améliorer sa pratique des « facteurs communs », à côté des austères manuels de son métier, qu’il se plonge dans Dickens, Dostoïevski, Strindberg ou Shakespeare.

 

 

 

REFERENCES

  1. Expertise Collective INSERM. Psychothérapie. Trois approches évaluées. Rapport établi à la demande de la Direction Générale de la Santé. Paris, INSERM 2004 (http://ist.inserm.fr/basisrapports/rapp_lst.html).
  2. De Craen A.J., Tijssen J.G., De Gans J., Kleijnen J. “Placebo effect in the acute treatment of migraine : subcutaneous placebos are better than oral placebos”. Journal of Neurology 2000 ; 247 : 183-188.
  3. Roth T. Applying evidence-based practice. Therapy Today 2006 ; 17 : 14-17.
  4. Carroll L. Alice’s adventures in wonderland / Les aventures d’Alice au pays des merveilles. Trad. H. Parisot, éd. bilingue. Paris, Aubier Flammarion, 1970 ; p. 114.
  5. Gava I., Barbui C., Aguglia E., et coll. Psychological treatments versus treatment as usual for obsessive compulsive disorder (OCD). Cochrane Database of Systematic Reviews 2007 (2) N° CD005333. DOI: 10.1002/14651858.CD005333.pub2 (www.cochrane.org).
  6. Lambert M.J., Bergin A.E. The effectiveness of psychotherapy. In : Bergin A.E., Garfield S.L. eds. Handbook of psychotherapy and behavior change. Oxford, John Wiley 1994 : 143-189.
  7. Lambert M.J. Early response in psychotherapy : further evidence for the importance of common factors rather than placebo effects. Journal of Clinical Psychology 2005 ; 61 : 855-869.
  8. McRae C. et coll. Effects of perceived treatment on quality of life and medical outcomes in a double-bind placebo surgical trial. Arch Gen Psychiatry 2004 ; 61 : 412-420.
  9. Andres-Hyman R.C., Strauss J.S., Davidson L. Beyond parallel play : science befriending the art of method acting to advance healing relationships. Psychotherapy : Theory, Research, Practice, Training 2007 ; 44 : 78-89.

Mots clés : psychothérapie ; évaluation ; facteurs communs ; alliance thérapeutique