Patients difficiles : la leçon des échecs

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2007 ; 30.

Nos confrères anglais montrent plus de sens pratique que nous. Plutôt que de disserter interminablement sur les raisons qui font que certains patients atteints de troubles psychotiques sont, plus que les autres, « non-compliants », que leurs soins régulièrement se voient mis en échec, ils ont mis sur pied des équipes spécialisées qui se consacrent entièrement aux cas les plus difficiles à faire participer à un programme thérapeutique. Assertive outreach teams, appelle-t-on ces équipes dans le langage « managérial » qui sévit actuellement outre-Manche. Assertive outreach team, cela pourrait se traduire à peu près par « équipe chargée de ceux qui échappent », i.e. des patients les plus récalcitrants. Il est significatif que le pays qui a inventé l’habeas corpus se préoccupe de trouver un moyen de dispenser des soins à ses citoyens qui s’en trouvent le plus écartés, de par leur maladie. Mais le plus instructif reste d’écouter l’expérience de ces équipes.

L’une d’entre elles a consenti à faire l’effort d’en témoigner, dans le British Journal of Psychiatry (1). Faire l’effort est le mot, car il faut vraiment le vouloir, de publier un témoignage dans un journal qui exige que ses articles obéissent à un format standard unique, du type « hypothèse, méthodologie, résultats, discussion, conclusion ». Cela explique probablement le côté quelque peu découpé, formalisé à l’excès, du témoignage en question. Mais son contenu vaut largement que l’on passe outre les artifices de présentation imposés.

            Que nous apprend l’équipe en question ? Une chose, essentiellement. Que traiter des patients réputés « difficiles » suppose tout d’abord de bien comprendre ce qu’ils vivent. Que si l’on veut les convaincre de poursuivre des soins, alors qu’ils les évitent ou les interrompent prématurément, il faut commencer par tirer avec humilité la leçon de nos fiascos thérapeutiques. Et quant à faire, le faire avec eux. Dans cet esprit, les auteurs ont tenté, à partir d’un échantillon de 40 sujets atteints de schizophrénie ou de troubles thymiques compliqués de symptômes psychotiques, de percer les raisons qui expliquent leur rejet ou leur abandon des soins. A la différence des travaux habituellement publiés sur le sujet, ils ont donc pris le parti d’écouter le point de vue des intéressés, et pas seulement celui des soignants, sur les échecs en cause. En mettant un peu d’ordre dans les justifications obtenues, quelques motifs caractéristiques se dessinent nettement.

 

Liberté et autonomie

 

Première grande raison, ces patients manifestent une volonté peu commune de rester une personne indépendante, autonome et libre, quoi qu’il leur advienne. Soit une personne qui, comme le confirment la plupart des témoignages recueillis, lutte, à sa façon très activement, pour demeurer elle-même, pour maintenir coûte que coûte une liberté qu’elle sent en grand danger. Qui en particulier, fait tout pour s’opposer à ce que lui soit apposée l’étiquette de « malade mental », de « schizophrène » ou de « patient affecté d’un trouble psychiatrique ». Une identité perçue négativement, qui dévalue le sujet, à ses yeux comme à ceux d’autrui, que ces patients rejettent et à laquelle ils cherchent à se soustraire à tout prix. Pour la bonne raison qu’ils sont en train de se battre contre la maladie et n’ont pas encore déclaré forfait. Sans toujours bien réaliser, dans l’instant, que vouloir n’est pas pouvoir, qu’on n’échappe pas à la perte du contrôle de soi-même simplement parce qu’on le décrète, et d’autant moins que son esprit défaille. C’est là tout le problème de la maladie mentale et, de fait, plusieurs patients interrogés décrivent avec une rare lucidité, bien éloignée du manque d’insight qu’on leur prête habituellement, avoir eu conscience de ce qui leur arrivait, avoir réprouvé leurs symptômes, les excès manifestes de leur conduite, et fait des efforts désespérés pour contrôler la situation, alors que, la suite devait le montrer, celle-ci leur échappait. Troublantes réminiscences des célèbres observations de Pinel sur sa « manie périodique ou intermittente » (2), et de l’analyse incomparable que nous en a léguée Gladys Swain (3).

Une personne à part entière

 

Seconde grande raison régulièrement invoquée par ces patients, l’absence de participation active qui leur est laissée dans le projet de soin, et la pauvreté de la relation thérapeutique que cela sous-entend. Tous se plaignent de ne pas être écoutés. Ils ont le sentiment de ne pas se voir reconnus en tant que personne à part entière. Une personne concernée par ce qui lui arrive, qui aspire à s’impliquer dans des décisions qui la touchent au plus haut point. Tous soulignent que les médecins qui les ont reçus n’ont pas fait l’effort de les écouter, de se représenter le bien-fondé de leur point de vue, de leur laisser, simplement, le temps de s’expliquer, à un moment où s’expliquer justement leur demandait beaucoup plus de difficultés, d’effort et de temps que d’habitude. Ils se plaignent de l’impatience de soignants constamment pressés, qui les « expédient » comme on expédie un cas, et non un être humain. Des soignants qui ne se soucient guère de comprendre ce qu’ils vivent, dont les décisions ne tiennent pas compte de leurs opinions, qui ne discutent pas des options thérapeutiques avec eux. Avec, en arrière-plan, le sentiment omniprésent que la seule règle qui vaille, c’est « vous êtes malades et nous médecins », « vous ne savez pas, nous savons ». Que tout se ramène, au bout du compte, à un rapport de force, une question de pouvoir ; qu’il n’y a qu’à obéir, point.

Plusieurs patients illustrent cette analyse en faisant remarquer que la position d’autorité transparaît en permanence chez les soignants : gestes, comportements, mimiques, regards ou intonations, tout dans leur attitude exprime malgré eux la certitude d’avoir raison, le rejet de toute discussion, l’arrogance, un mépris mal déguisé. « On refuse de vous écouter », « on vous coupe la parole », « on vous impose des vues qui ne sont pas les vôtres », « on ne vous respecte pas », « on vous parle sans aménité, sur un ton vexatoire », « on se moque de votre dignité ». Beaucoup se sentent infantilisés, traités comme s’ils étaient incapables de comprendre ce qui leur arrive, comme des irresponsables en position d’infériorité, à qui n’est laissée comme seule option d’être passif, se taire et obtempérer. Quand la menace ne vient pas servir d’outil de persuasion : « c’est ça ou la piqûre », « vous acceptez ou on vous interne ».

A tout ceci s’ajoute une terreur diffuse de l’hospitalisation psychiatrique, avec tout ce qu’elle peut susciter de fantasmes inquiétants : omnipotence prêtée aux blouses blanches, effets des traitements sur le cerveau, risques de confrontation violente, brimades, contention, isolement, etc. La plupart des patients dénoncent des règles de fonctionnement excessivement strictes, rigides, des interdictions arbitraires, un climat carcéral. Le fait d’être ceinturé, immobilisé, de subir une injection forcée est extrêmement mal vécu, et laisse toujours des séquelles difficiles à effacer. Ces situations entraînent leur lot d’injustice, d’humiliation, de frustration ; elles nourrissent un désir de vengeance, l’envie de fuir, la persécution.

Le malaise neuroleptique

Troisième grand motif d’échapper aux soins, l’impression de perdre le contrôle de sa pensée que provoquent les neuroleptiques, et plus généralement, l’inconfort majeur de leurs effets indésirables. Certains patients expliquent, par exemple, que si leurs voix ont bien été interrompues grâce aux neuroleptiques, cela s’est fait au prix d’un tel malaise qu’ils ont préféré les endurer à nouveau, plutôt que de poursuivre leur traitement. Tous insistent, l’expérience des effets secondaires est rarement prise à sa juste mesure. L’impression d’être figé, raide, de ne pouvoir agir librement, de se traîner, d’être incapable ni de se concentrer ni de trouver le repos, de se sentir éteint, abruti, dans l’impossibilité d’agir, de réfléchir, de lire, tout cela incite au plus haut point à abandonner les soins. Même constat pour l’akathisie, les dystonies, les dyskinésies angoissantes, le visage bouffi, la prise de poids, etc. Mais ce qui blesse le plus, c’est de ne recevoir aucune attention ni aucune réponse, de la part des soignants auxquels sont rapportées ces sensations insupportables.

Vers des soins plus librement acceptés

En regard de ce catalogue de vérités pas très agréables à entendre sur la condition psychiatrique, qu’est-ce qui, selon les mêmes patients, a pu pourtant, par la suite, faciliter leur engagement dans les soins ? Tout d’abord, tous sont unanimes à le reconnaître, c’est lorsque du temps leur a été consacré, qu’un dévouement, une implication sincères des soignants dans le soin leur furent témoignés, que leur vision des choses a commencé à changer. L’attention portée à leurs problèmes, la disponibilité dans l’angoisse sont des qualités jugées essentielles pour se sentir entendu, pour atténuer son sentiment d’isolement et nouer un début de confiance avec ses interlocuteurs. Une confiance au départ fragile, qui reste sur ses gardes, teintée de toute la méfiance accumulée lors des échecs antérieurs, mais qui se renforce, à mesure que le sentiment d’être compris grandit, et qu’il permet à l’angoisse de se relâcher. A la longue finit par s’établir un lien solide, qui rend possible, lors des rechutes, de savoir qu’il existe un lieu accueillant, sur lequel on peut compter, où l’on sera secouru. Où l’on a été reçu, alors qu’on était au plus mal ; où l’on a été toléré, écouté, soutenu, et où l’on a pu aller mieux. Où l’on sait désormais être accepté tel que l’on est. D’une expérience positive des soins naît la gratitude d’avoir été aidé, dans un moment d’intense détresse, avec l’espoir de l’être à nouveau, si cela se répète.

D’autre part, tous les patients interrogés insistent sur l’importance du côté pratique, concret, de l’aide dont ils ont bénéficié. Ils ont pu évoquer leurs problèmes quotidiens, et ceux-ci ont reçu plus qu’une écoute neutre et polie : un commencement de solution effectif, palpable, tangible. Alors qu’ils se trouvaient débordés par une accumulation de difficultés  – conflits familiaux, problèmes d’argent, soucis de logement, incidents de voisinage, retards de remboursements, amendes, poursuites, dettes, attestations à produire, droits à défendre, démarches administratives complexes, etc. -, que quelqu’un ait bien voulu s’impliquer à leurs côtés pour chercher une solution, prêter son assistance pour répondre à leur place, représente toujours un inestimable soulagement. Ce genre d’intervention dans le réel, dans les tracas qui font l’horizon bouché de tous les jours, est jugé beaucoup plus utile et thérapeutique que le fait de se voir répétitivement interrogé sur l’évolution de son délire et ou le type exact de ses hallucinations.

Echo fidèle à ce qui est pointé à l’origine des échecs qui précèdent, tous ont apprécié de se voir considérés en tant que personne à part entière, et non comme un malade dont l’existence se limiterait à des symptômes. D’avoir pu parler d’autre chose, de ce qui préoccupe, motive, ou simplement de ce qui plaît (cinéma, livres, sport, nature, etc.), pas uniquement d’ordonnance et de maladie.

Plus profondément, ces patients confient s’être enfin sentis moins seuls et livrés à eux-mêmes. L’expérience de la maladie mentale isole terriblement. Avoir rencontré quelqu’un à qui parler, quelqu’un de proche, de disponible, d’ouvert, est souvent ce qui a le plus compté. Etre traité comme un partenaire digne d’écoute, qui a son mot à dire dans les décisions thérapeutiques, qui est tenu pour un adulte, dont les choix sont respectés, y compris celui de réduire ou de cesser son traitement, sans que cela ne remette en cause la relation soignante, a plus fait pour les convaincre de se soigner que telle ou telle prescription médicamenteuse sophistiquée. Avoir été toléré, en dépit de ses erreurs, de ses défauts, de ses réactions agressives, de sa maladresse relationnelle et de son angoisse envahissante force la reconnaissance. Ces patients n’ignorent pas qu’ils sont difficiles à supporter. Ils savent gré aux soignants qui parviennent à maintenir un lien solide avec eux, capable de résister à ce qui n’est pas toujours dans les règles, qui ne s’offusquent pas qu’on ait pu leur dissimuler certaines choses, que ce soit par crainte ou par honte, pour ne les concéder qu’une fois leur confiance dûment acquise. Ils apprécient qu’on leur laisse la possibilité d’évoquer des symptômes inquiétants sans faire immédiatement peser la menace d’une augmentation de traitement ou d’une hospitalisation. En somme, s’ils se sont engagés dans une relation thérapeutique, c’est parce que des soignants ont su les accepter tels qu’ils étaient, sans crainte ni défiance.

Le temps, beaucoup de patience, une grande tolérance relationnelle constituent les ingrédients indispensables du soin de ces patients « difficiles ». Cela suppose de faire preuve d’une vision élargie de leur situation, qui intègre la personne et les difficultés avec lesquelles elle se trouve bat, sans focaliser uniquement sur l’observance du traitement. Finalement, ce qui prime, c’est la qualité de relation humaine établie. Une relation qui ne peut que se fonder sur la confiance et la compréhension.

  • Priebe S, Watts J, Chase M, Matanov A. Br J Psychiatr 2005 ; 187 : 438-443.
  • Pinel P. Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie. Paris, Richard, Caille & Ravier, An IX.
  • Swain G. Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie. Privat, Toulouse, 1977 ; ré-édition Calmann-Lévy, Paris, 1997.