Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2007 ; 30.
L’Agence européenne des médicaments (EMEA : European Medicines Agency), dont le siège se trouve à Londres (1), représente l’organe de l’Union européenne chargé d’évaluer l’efficacité et la sécurité des médicaments. L’un de ses principaux objectifs est d’unifier les procédures d’évaluation et de mise sur le marché des médicaments appliquées des pays membres. Ses avis, qu’ils concernent des molécules nouvelles ou des spécialités anciennes, sur l’autorisation, le retrait ou des changements d’indications, sont censés être suivis et mis en œuvre par tous les pays de l’Union. Le système actuel comprend deux procédures d’évaluation. L’une est dite centralisée, l’autre décentralisée. Dans la procédure centralisée, un dossier de demande d’évaluation unique est déposé auprès de l’EMEA. Celle-ci le traite et, lorsqu’il est avalisé, ses conclusions s’appliquent à tous les pays de l’Union. La procédure décentralisée correspond à une mesure de transition qui sera appelée à disparaître. Elle permet qu’un produit agrée par l’Agence nationale de santé d’un pays de l’Union puisse l’être par d’autres, au terme d’un accord dit de « reconnaissance mutuelle ».
Un produit, deux procédures
Les deux procédures peuvent être librement engagées par les laboratoires qui désirent soumettre une demande d’autorisation de mise sur le marché. Tout dépend du type de médicament en cause. La procédure centralisée est obligatoire pour tous les produits dérivés des biotechnologies. Pour les autres médicaments en revanche, pour les psychotropes en particulier, c’est le cas qui nous intéresse ici, elle reste facultative. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes. Outre la situation de compétition qui se trouve instaurée, de facto, entre les Agences nationales de santé et l’EMEA, avec les conséquences financières que l’on imagine, l’existence de deux procédures différentes aboutit régulièrement à des divergences, qui peuvent se montrer problématiques dans le libellé des indications.
Prenons un exemple qui nous touche, celui des « nouveaux neuroleptiques ». L’olanzapine a été mise sur le marché à la suite d’une procédure centralisée. Elle se voit par conséquent proposée avec rigoureusement les mêmes indications dans les 27 pays membres de l’Union européenne. Pour la quétiapine, c’est la procédure décentralisée qui a été suivie. Il en résulte de subtiles distinctions d’Autorisation de mise sur le marché (AMM) entre les divers pays qui ont donné un feu vert à sa commercialisation, distinguos qui ne sont pas sans soulever certaines difficultés. Au Royaume-Uni par exemple, la quétiapine est « réservée au traitement des schizophrénies ». En Italie, son Autorisation de mise sur le marché spécifie qu’elle est indiquée dans « les psychoses aiguës et chroniques, schizophrénie comprise ». Ce qui, on en conviendra, ne recouvre pas exactement la même chose. De telles différences d’interprétations peuvent avoir des conséquences non seulement thérapeutiques, mais juridiques. En Italie par exemple, la quétiapine est le seul antipsychotique atypique qu’il est possible de prescrire, en accord avec l’AMM, pour les troubles psychotiques qui ne sont ni une schizophrénie ni un trouble bipolaire. Les prescriptions hors AMM restent possibles, mais elles engagent la responsabilité du prescripteur et requièrent un consentement écrit du patient. Surtout, elles ne sont en théorie non remboursables. On butte là sur les conséquences du maintien d’un système de reconnaissance réciproque décentralisé. Il faut s’attendre à ce que la généralisation du recours aux procédures centralisées élimine progressivement ce type de difficultés, tout en contribuant à harmoniser les règles de prescriptions des médicaments en Europe.
Un essai contre placebo peut-il suffire ?
Les questions qui précèdent paraîtront mineures. Mais d’autres, plus fondamentales, se posent avec les psychotropes. Ainsi, pour qu’une demande d’autorisation d’un médicament nouveau puisse être examinée, l’EMEA n’exige pas qu’il ait fait l’objet d’essais thérapeutiques contre comparateur actif, i.e. que son efficacité ait été comparée à celle d’un médicament reconnu dans la même indication, en général celui que l’on considère comme le « médicament de référence » dans le cas où il en existe plusieurs. Pour l’EMEA, il suffit que le produit en question ait fait la preuve de sa supériorité d’action vis-à-vis d’un placebo, au terme d’un essai contrôlé avec randomisation et double-aveugle, pour être retenu. Cette exigence paraît aller de soi. Elle ne pose a priori guère de problème dans les pathologies où l’on n’a pas (ou peu) de traitement actif. En pareil cas, l’arrivée sur le marché d’un médicament nouveau est toujours bienvenue. Et il n’existe aucune raison d’exiger que celui-ci soit comparé à un produit analogue, dans la mesure où il n’en existe pas.
Mais est-ce que le raisonnement demeure valable en psychopharmacologie où, a contrario, il existe déjà de nombreux produits actifs dans toutes les classes thérapeutiques envisageables ? Favorise-t-on l’innovation thérapeutique avec de telles règles d’évaluation ? On avait déjà soulevé la question à propos des procédures de mise sur le marché des psychotropes de la Food and Drug Administration américaine (1). Qu’un médicament fasse la preuve de son efficacité dans une pathologie psychiatrique par rapport à un placebo ne permet pas de savoir s’il apporte un authentique « plus » par rapport aux produits de référence, tant qu’il n’aura pas été comparé avec eux. Que ce soit en termes d’efficacité clinique, ou simplement en termes de tolérance. Il est clair, par exemple, que l’on dispose de neuroleptiques efficaces, depuis maintenant cinquante ans. Mais ce dont on a le plus besoin aujourd’hui, c’est de neuroleptiques (ou « d’antipsychotiques », l’appellation ne change rien à l’affaire, contrairement à ce que voudrait nous faire croire l’industrie pharmaceutique) plus efficaces et mieux tolérés. Pour y parvenir, il n’y a qu’un moyen : il est indispensable de réaliser des essais thérapeutiques contrôlés contre produit actif. Si le nouveau neuroleptique ne se montre pas plus efficace que le produit de référence (l’halopéridol en général), il n’apporte aucune valeur ajoutée. A moins qu’à défaut de démontrer une supériorité d’action, il ait l’avantage d’être aussi efficace tout en entraînant moins d’effets secondaires. Mais attention à ce qu’il n’en provoque pas d’autres, des « nouveaux » eux aussi, que le neuroleptique de référence n’avait pas.
C’est cette notion de « valeur ajoutée » qui est aujourd’hui devenue cruciale dans le développement de nouveaux psychotropes. Sans procédures d’évaluation qui permettent de la mettre en évidence, les laboratoires n’ont guère d’incitations à développer des médicaments véritablement innovants. Une copie légèrement différente d’un produit actif connu, ce qu’on appelle dans le jargon des labos un me-too product, un « produit moi aussi », suffira à passer le seuil – généralement bas en psychiatrie, on va y revenir – d’efficacité requis pour faire l’affaire aussi bien. La législation actuelle, qui se contente d’une preuve de supériorité d’action par rapport à un placebo, a notoirement favorisé l’inondation du marché par des psychotropes très peu, sinon pas du tout, innovants. Il faut donc exiger de l’EMEA qu’elle adopte des règles de mise sur le marché scientifiquement plus draconiennes (3).
Excès de sorties d’essai
D’autant qu’il existe d’autres raisons sérieuses, d’ordre méthodologique, de douter de la valeur des règles d’évaluation retenues. Une méta-analyse récente a montré que les essais contrôlés contre placebo de nouveaux neuroleptiques (31 essais étaient analysés) font état de taux de « sorties d’essai » exagérément élevés par rapport aux essais où ils sont comparés avec un neuroleptique de référence. En moyenne, on observe deux fois plus d’abandons dans les premiers que dans les seconds (4). Et ce surcroît anormal de sorties d’essais ne se produit pas que chez les patients qui ont reçu le placebo, comme on pourrait s’y attendre, mais chez ceux qui ont bénéficié du traitement actif. Pourquoi une telle différence entre les deux méthodologies, se demandera-t-on ? Vraisemblablement parce que les investigateurs se sentent moins à l’aise dans la situation d’un neuroleptique testé contre un placebo : statistiquement un patient sur deux n’est pas traité, alors qu’il délire de façon inquiétante. Qu’ils prennent probablement volontiers la décision d’interrompre un essai jugé éthiquement discutable. Et à n’en pas douter, les mêmes interrogations sont partagées par les patients, lesquels se portent moins volontaires pour un essai thérapeutique qui ne leur offre qu’une chance sur deux d’être soignés. Ou, s’ils se lancent dans l’aventure, leur détermination à endurer 12 semaines les doutes que génère ce type d’essai a de quoi fléchir.
Le résultat, c’est que ces essais s’accompagnent de taux de sorties d’essai très élevés de l’ordre de 50%. Ce qui ne manque pas d’introduire des biais importants dans l’estimation de l’efficacité du produit testé. L’interprétation des résultats en devient hasardeuse, et conduit le plus souvent à des généralisations erronées. Bref, on a là un second argument de poids pour exiger de l’EMEA qu’elle évalue les psychotropes sur des dossiers contenant des essais contrôlés contre produits de référence.
Quelle cible thérapeutique ?
Mais il y a d’autres motifs encore de douter de l’adéquation des procédures de mise sur le marché de l’EMEA aux problèmes d’efficacité que nous posent les psychotropes. Barbui et Garattini (3) soulèvent une question déterminante. Lorsqu’on analyse les résultats d’un essai, il est toujours essentiel de se représenter ce qui a été évalué, au bout du compte. Quel est le paramètre évolutif étudié, la « cible thérapeutique » réellement visée par l’essai ? En médecine, les choses sont en général simples. On mesure la baisse d’une virémie, la remontée de lymphocytes, la normalisation d’un indice biologique (cholestérol, glycémie), etc. Les objectifs thérapeutiques sont clairs, reproductibles, aisément quantifiables (même s’il n’est pas toujours assuré qu’ils possèdent une véritable signification clinique). Mais en psychiatrie ? Qu’est-ce qui est pertinent, cliniquement ? Que devons-nous considérer comme une amélioration qui ait du sens, du point de vue du patient ? L’EMEA estime à juste titre que l’amélioration des symptômes doit toujours être quantifiée par l’objectivation d’une différence entre les scores d’avant et d’après traitement. Elle requiert que la pertinence clinique de ce type de mesure soit appréciée par un calcul du nombre de patients « guéris » et de patients « en rémission », en prenant grand soin de donner une définition a priori de la « guérison » et de la « rémission », dans le protocole. L’exigence paraît judicieuse car les résultats obtenus permettent aux cliniciens de se faire une idée du nombre de patients qui retirent un bénéfice substantiel du traitement étudié.
Une telle approche présente pourtant un défaut sérieux, qui échappe à beaucoup d’investigateurs. Elle contribue à magnifier les effets du traitement testé par rapport au placebo. Moncrieff et Kirch (5) l’ont montré de manière exemplaire à partir d’une simulation d’essai d’antidépresseur. Si l’on définit a priori la réponse thérapeutique par une « baisse d’au minimum 12 points à l’échelle de dépression de Hamilton », un seul point d’écart en moyenne entre le produit testé et le placebo peut suffire à se traduire par 50% de répondeurs au traitement, contre 30% sous placebo. Ceci simplement parce qu’on passe, sans s’en rendre compte, d’une variable continue (le score Hamilton de dépression) à une variable discontinue (réponse si ³ 12 ; pas de réponse si £ 12), alors que la population des déprimés, qu’elle soit ou non traitée, se répartit suivant une distribution normale (cf. figure ci-après). Que l’amélioration obéisse à une distribution normale, c’est-à-dire à une courbe de Gauss, et que le critère de réponse choisi soit proche du taux moyen d’amélioration (ce qui est en général le cas dans ce type d’essai), et une différence minime – qui cliniquement n’a guère de signification – en termes de symptômes, se transforme en différence importante en termes de proportion des répondeurs par rapport aux non-répondeurs. Pour le dire autrement, il n’existe pas de répondeurs et de non-répondeurs absolus dans la réalité clinique des dépressions, mais un continuum de réponses et non-réponses. Tout dépend où l’on situe le point de séparation, le cut-off point, entre les deux.
Figure : distribution des scores à l’échelle de dépression de Hamilton avec un score moyen de 11,5 sous antidépresseur et de 10,5 sous placebo (d’après réf. 5)
Les antidépresseurs (pas seulement eux), les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine en particulier, exercent des effets en vérité modestes sur des symptômes dépressifs évalués au moyen d’un continuum de sévérité. Mais par de tels artifices, il devient possible de les faire passer pour des produits très efficaces. Avoir 1 ou 2 points en plus ou en moins à une échelle de Hamilton ne semble pas représenter un critère clinique déterminant pour les psychiatres, lorsqu’ils ont à juger de l’efficacité d’un antidépresseur. La version la plus utilisée de l’échelle de Hamilton comporte 17 items. Son score maximum est de 52 points. Sept items évaluent les troubles du sommeil et les symptômes anxieux. A eux seuls, les trois items qui sont consacrés à l’insomnie peuvent induire une variation maximale de 6 points. N’importe quelle molécule disposant de propriétés simplement sédatives (c’est le cas de la plupart des antidépresseurs) est capable de produire une différence d’au moins 2 points à une telle échelle, sans pour autant détenir d’activité antidépressive spécifique. Mais ce sont ces 2 points de différence qui suffisent à faire basculer dans la catégorie des « répondeurs », sous-entendu « au traitement antidépresseur étudié ». On voit vite combien des résultats thérapeutiques formulés en catégories dichotomiques peuvent être des plus trompeurs.
Si l’EMEA veut rendre se rendre utile à la santé psychique du citoyen européen, son programme de travail est chargé. Il lui faut commencer par réviser les procédures de mise sur le marché qu’elle préconise. Celles-ci doivent notamment requérir d’autres critères d’efficacité que des variables d’évaluation secondaires, telles que des scores à des échelles symptomatique dichotomisés en « répondeurs/non-répondeurs ». Ce qui compte pour un clinicien, et pour son patient encore plus, c’est de savoir si le traitement qui est mis à sa disposition diminue effectivement des variables primaires, telles que les tentatives de suicide, les changements de traitement, les hospitalisations, l’échec scolaire, la perte d’emploi, le nombre de jours d’arrêt de travail, etc. Voire même les abandons thérapeutiques. L’exemple récent de l’étude CATIE devrait être médité et largement imité sur ce point (6). Cette remarquable étude indépendante (financée sur des fonds publics de la recherche médicale américaine) a comparé l’efficacité sur 18 mois de trois nouveaux antipsychotiques à la mode (olanzapine, quétiapine, rispéridone) et d’un neuroleptique de 1ère génération (perphénazine), dans le traitement des schizophrénies. L’évaluation portait sur un seul critère jugé pertinent, « l’arrêt du traitement quel qu’en soit la cause ». Pertinent parce que les abandons de traitement constituent un problème majeur dans la prise en charge des schizophrénies. Ils reflètent assez bien les avantages et les inconvénients du traitement tels que les perçoivent les patients. Qu’une telle étude ait découvert que 74% des patients interrompent leur antipsychotique, quel qu’il soit, ancien ou nouveau, dans les 18 mois qui suivent son instauration, renseigne au plus haut point sur l’utilité pratique de tels traitements, sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler leur « efficience ». Beaucoup plus que les innombrables essais aux résultats dithyrambiques qui l’avaient précédée. Si l’EMEA veut faire avancer les choses en psychopharmacologie, l’essai avec comparateur actif et cibles cliniques pertinentes définies au préalable doit devenir sa règle d’or en matière d’évaluation.
- Adresse postale : 7 Westferry Circus, Canary Wharf, London E14 4HB. Adresse Internet : emea.europa.eu
- Neuropsychiatrie : Tendances & Débats 2004 ; 24 : 10-11.
- Barbui C, Garattini S. Br J Psychiatr 2007 ; 190 : 91-93.
- Kemmler G, Hummer M, Widschwendter C, Fleischhacker WW. Arch Gen Psychiatr 2005 ; 62 : 1305-1312.
- Moncrieff J, Kirch . Br Med J 2005 ; 331 : 155-159.
- Lieberman JA, Stroup TS, McEvoy JP & coll. New Engl J
Med 2005 ; 353 : 1209-1223.