Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2007 ; 30.
Voici une excellente présentation, destinée avant tout à « l’honnête lecteur », de la question des troubles bipolaires en son état présent. Le livre est un modèle de vulgarisation médicale bien faite. Marc-Louis Bourgeois commence par décrire, de façon toujours claire et didactique, à quoi se reconnaissent les troubles bipolaires. Pour faciliter l’exposé et contourner l’obstacle d’une énumération fastidieuse de termes techniques qui ne parlent qu’aux initiés, il opte pour un parti judicieux, celui d’illustrer les tableaux cliniques par autant de courtes observations. Des souvenirs de patients, des histoires vivantes, collectionnées au long d’une vie par un clinicien qui manifestement apprécie son métier. La clinique en devient aussitôt vivante et familière pour le lecteur, qui ne manquera pas de se dire, « ah, c’est donc ça, mais je sais très bien ce dont il est question », pour poursuivre avec intérêt dans les explications qui suivent.
Le gros avantage du livre est que son auteur sait beaucoup de choses et qu’il n’hésite pas à nous les faire partager. De nombreux paragraphes digressifs, encadrés, petits tableaux, schémas, etc., viennent à point nommé expliciter les notions employées. Par exemple, à propos de la notion de stress, celle de catatonie, mais aussi sur des sujets plus inattendus comme la folie intermittente du roi Charles VI ou le suicide (vraisemblable : Bourgeois a scruté de près les archives) de Victor Segalen, etc. Autant de précieuses informations, de « bonus » comme on dit maintenant, qui concourent à transformer l’ouvrage en une mine de renseignements de tous ordres ayant trait au phénomène bipolaire (il est seulement regrettable qu’aucun index ne soit fourni). Il faut qu’il y ait une vie tout entière consacrée à ces problèmes, derrière la somme de travail que représente une telle synthèse.
Un chapitre s’emploie à expliciter la notion d’humeur et ses différentes variations. La notion n’est pas si simple à saisir qu’il n’y paraît. Bourgeois fait essentiellement appel à la célèbre définition qu’en donnait Jean Delay dès 1946 :
« L’humeur est cette disposition affective fondamentale, riche de toutes les instances émotionnelles et instinctives, qui donne à chacun de nos états d’âme une tonalité agréable ou désagréable, oscillant entre les deux pôles extrêmes du plaisir et du déplaisir. »
La définition de Delay est tellement passée dans le patrimoine psychiatrique qu’il y aurait gros à parier que tout psychiatre à qui est demandé de définir précisément ce qu’il entend par « humeur » se la récite d’abord mentalement tel un mantra, avant d’avancer une réponse. Bourgeois complète Delay par les précisions que devait apporter un peu plus tard son élève Pierre Deniker avec son « thermostat moral » :
« Comme il y a une thermorégulation corporelle, il y a une véritable régulation de la température de l’âme, toutes deux régulées par l’hypothalamus » (p.42).
Pourtant, il est légitime de s’interroger, existe-t-il véritablement une « pathologie de l’humeur » ? De quelle « humeur » est-il être question quand on parle de « troubles de l’humeur » ? La difficulté provient de ce que « l’humeur » telle qu’elle est entendue par les psychiatres, correspond en fait à deux choses distinctes. C’est d’abord une catégorie descriptive traditionnelle de la médecine occidentale. La notion nous vient des Grecs, Bourgeois nous l’explique bien. Elle a conservé son importance, probablement plus du fait de sa commodité intellectuelle, classificatoire, que de sa validité scientifique. Un fil rouge court de la maladie de la bile noire des auteurs hippocratiques, la mélancolie [μέλαινα χολή : « bile noire »], jusqu’à notre classification présente des états dépressifs, au sein de la famille des « troubles de l’humeur ». Mais lorsqu’on veut aller plus loin, on se trouve vite ennuyé. Sauf à postuler, comme Delay et Deniker à sa suite, un système de réglage central de l’humeur, paramètre physiologique qui dicterait la coloration de notre vie affective et serait maintenu constant, à l’instar d’une variable comme la température, par une sorte de « thymostat » localisé dans le « di-encéphale » [i]. Les impasses de cette façon classique de décrire un registre très vaste de la psychopathologie (qui s’étend en fait jusqu’à la pathologie de l’anxiété) avaient été remarquablement pointées par Pierre Janet[1] (par Daniel Widlöcher aussi bien[ii]). Une psychologie scientifique, une psychopathologie scientifique a fortiori, ne peut être fondée que sur une analyse objective des faits de la vie mentale : de ses actions, de ses actes, de leurs qualités, leurs degrés, leurs valeurs, leurs résultats, etc. Actes moteurs, mais aussi bien actes émotionnels et de pensée, qui n’en sont que des formes plus évoluées, des degrés plus élevés.
L’autre façon d’entendre « l’humeur » en psychiatrie, est donc de la concevoir comme un éprouvé général, le reflet sensible, à la fois subjectif mais aussi bien objectivable, du niveau et de la qualité de notre activité mentale : de notre aptitude à générer des plans d’action, à les entreprendre et à les mener à bien. Dans ce sens, qui permet, si l’on y accorde toute sa valeur, d’éviter l’écueil de celui qui précède, les troubles de l’humeur deviennent alors une variété des troubles de l’activité. Ils émanent d’une perturbation fonctionnelle de nos capacités de penser et d’agir, anormalement entravées au cours des états dépressifs, exagérément facilitées lors des états d’excitation. Une telle perspective permet de transformer l’humeur/entité physiologique centrale en humeur/signal de l’état de la régulation de nos actes et de nos pensées. Ou si l’on préfère, le « thymostat » de Delay-Deniker n’est en fait qu’un « actimètre». Cela permet surtout de traduire plus facilement les subtilités cliniques de la psychopathologie dépressive et/ou maniaque, dans les termes d’une perturbation de l’activité mentale (au sens propre). Par là, de rejoindre ces dérèglements des « autres fonctions neuropsychiques » qui accompagnent toujours les troubles thymiques, auxquels Bourgeois consacre un chapitre spécial : perturbations de l’activité motrice, perturbations des cognitions (entendues comme pensées supérieures conscientes et sub-conscientes) et du système attentionnel, perturbations chronobiologiques (vigilance/sommeil, appétit, instinct sexuel, etc.). Mais il convient d’ajouter un autre élément indispensable à ces activités neuropsychiques (émotions et pensées incluses) : l’énergie, les forces que nécessairement elles consomment. La pathologie thymique est toujours une pathologie de l’utilisation des « forces psychiques », une pathologie « conative » pourrait-on dire. C’est uniquement par cet angle qu’il devient possible d’analyser les rapports complexes, mais essentiels à comprendre, qui peuvent exister entre la baisse, l’épuisement, le défaut, ou à l’inverse la facilité et l’excès de mobilisation, des réserves de forces mentales (ou psychiques, ou nerveuses, quelle que soit la façon dont on les appelle), et une désorganisation des rythmes de l’activité, i.e. la chronobiologie de notre organisme.
Le livre aborde bien d’autres sujets pleins d’intérêt encore, en particulier le risque suicidaire des troubles bipolaires et leur dangerosité supposée. Un chapitre évoque le tempérament artistique et la vieille question (posée depuis Aristote !) du génie prêtée à la folie, avec quelques vignettes pathographiques intéressantes d’artistes célèbres (Schumann, Nietzsche), ainsi qu’un résumé du travail que la psychologue américaine Kay Redfield Jamison a consacré à la « créativité bipolaire » (dont elle ne doute pas elle-même bénéficier). La dernière partie envisage les traitements, en abordant des questions rarement prises en compte telles que la conscience qu’il est possible d’avoir de son trouble, l’intérêt de le dévoiler à autrui ou encore comment se prendre en charge soi-même. Où l’on retrouve tout l’expérience du clinicien qui a consacré sa vie à soigner des « bipolaires » et profite de l’occasion pour leur prodiguer, une fois de plus, avec beaucoup de patience et de talent, des conseils pleins de bon sens.
[1] Par ex. dans De l’angoisse à l’extase. Paris, Félix Alcan, 1926.