Le problème des schizophrénies aujourd’hui : pour une autre approche (iii)

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2006 ; 29.

Le problème des schizophrénies aujourd’hui : pour une autre approche (fin)*

L’analyse qui précède ne revient, après tout, qu’à plaider pour que nous fassions correctement notre travail de clinicien : un travail de médecin conscient de ne pas détenir la vérité sur les questions humaines difficiles, non résolues, qui lui sont soumises, qui privilégie l’observation individuelle pour répondre à des questions individuelles. Mais le problème, c’est que la schizophrénie et son interminable cortège d’idées reçues, de stéréotypes, de généralisations hâtives risque de ne pas nous être très utile dans ce travail. L’essentiel, en présence d’un problème psychologique qui nous échappe, et c’est bien le cas de la schizophrénie, reste d’observer, de se tenir à l’écoute, d’essayer de se représenter le bien-fondé d’un point de vue qui n’est pas le nôtre, de partager l’expérience que notre interlocuteur est en train de faire de lui-même. Lui vit ses symptômes ; nous, nous n’en avons au départ qu’une idée, plus ou moins abstraite, une compréhension provisoire et incomplète. Nous devons nous affranchir des notions toutes faites pour étudier chaque cas à neuf ; une discipline élémentaire de la connaissance en quelque sorte, comme il convient d’en adopter en présence d’une question non résolue. Il nous faut, par exemple, prêter la plus grande attention aux témoignages que nous livrent les patients de leur situation (notamment dans les cas réputés les plus  « impénétrables », les plus « repliés ») : se représenter à travers leurs symptômes, leurs attitudes, leurs propos, l’histoire minutieuse de leurs difficultés, les conditions qui président à leur existence, le rapport de forces dans lequel ils se trouvent pris. Un rapport de forces, que nous le voulions ou non, dont nous sommes partie prenante. Comprendre ce qu’ils vivent, ce qu’ils éprouvent à travers ce qu’ils laissent entendre, leurs allusions, les idées plus ou moins déconcertantes qui les préoccupent, etc. Et les prendre au sérieux, car, encore une fois, ils restent les mieux placés pour savoir ce qu’il advient dans leur vie.

C’est ici que le délire ne doit pas nous apparaître seulement comme un indice d’hyper-dopaminergie, l’apragmatisme comme le signe d’une « hypo-frontalité », etc., mais aussi comme des vérités subjectives : des vérités qui nous renseignent sur le sens d’une existence à un moment donné. Autant tenir compte de la signification personnelle de ces symptômes, au lieu de les écarter au nom d’un savoir parcellaire et incertain qui en saurait plus. Il est possible que nous en sachions plus que nos patients, que nous disposions d’une explication objective de leurs troubles, c’est même le métier qui veut cela. Mais quand nous parlons de schizophrénie, nous ne parlons qu’au nom d’une moyenne abstraite ; un patient lui parle de ce qu’il vit, d’une expérience personnelle concrète, au jour le jour. Il reste à ce point de vue un partenaire clinique et thérapeutique unique. Il sait des choses sur lui-même que nous ne savons pas. L’important est qu’il découvre autant qu’il le veut bien ce que nous pouvons comprendre de son état : au rythme de sa vie. De même que l’approche de la mort, dans une maladie incurable, peut nous apparaître évidente, bien avant que le malade en ait pris conscience, sans que pour autant nous la lui assenions, car il lui reste à accomplir un travail d’acceptation que chacun est libre de mener comme il l’entend ; de même un certain nombre de « vérités » objectives demandent du temps à être acceptées.

Il convient à ce propos de réaliser que le gros du savoir qui se trouve actuellement produit sur la schizophrénie est loin, très loin, des réalités cliniques, de l’existence des sujets qui en sont atteints. 95% des publications actuelles sont le fait de travaux qui étudient non pas des patients particuliers, mais les résultats obtenus par des groupes de patients à des questionnaires et des échelles d’évaluation, i.e. à une abstraction très imparfaite et réductrice (« standardisée » est le terme technique) de leur expérience de la maladie. Des recherches sans contact prolongé avec ces patients, qui pour la plupart ne s’intéressent qu’aux quelques semaines les plus tumultueuses d’une affection capable de se prolonger toute une vie, dont la majeure partie des résultats ne correspond qu’à des moyennes statistiques. Que représentent de telles données ? Un portrait médian des schizophrénies, ou de leurs grilles d’évaluation ? Comment les transposer, à l’échelon individuel, sans risque de se tromper ?

La psychiatrie des critères et des interviews structurées butte ici sur un vieil obstacle : un symptôme psychiatrique ne se comprend pas hors de son contexte, de son histoire. D’une histoire : celle d’une vie. Une hallucination auditive est certes une hallucination ; mais c’est aussi une pensée construite, un jugement complexe porté sur soi-même, ses aspirations, ses projets. Une pensée qui ne naît pas de rien, ne survient pas à n’importe quel moment, mais dans des circonstances précises, qu’il est essentiel de savoir analyser si l’on veut tenter de saisir son origine et la valeur qu’elle peut occuper dans la vie du sujet. C’est encore une pensée qui connaît tout un développement. Au terme d’une gestation silencieuse, plus ou moins longue, brusquement elle fait irruption et envahit la conscience. Mais elle ne s’arrête pas là : elle peut aller et venir, aussi bien s’atténuer et disparaître que persister. Et le traitement neuroleptique n’est pas le seul paramètre à se voir en cause dans une telle évolution (dans 40% des cas, les hallucinations auditives s’avèrent d’ailleurs insensibles aux neuroleptiques). Une pensée qui, à la longue, laisse le temps de se familiariser avec elle, s’y habituer, la transformer en un tic mental automatique, prompt à se déclencher dans certaines situations, qu’on finit par bien connaître. Bref, une hallucination est certes un symptôme pathologique, mais c’est aussi le reflet de tout un rapport que le sujet entretient avec lui-même et son environnement. Des voix persécutrices qui assaillent un patient que plus personne ne supporte, ou qui se retrouve à la rue, ne relèvent aujourd’hui, le plus souvent, que d’une prescription de neuroleptique. Mais comment comprendre, et surtout espérer soulager, un délire de persécution si l’on ne mesure pas l’hostilité objective du monde ? Objective : le terme prête à confusion ; objective non pas au regard de la moyenne bien portante, mais pour quelqu’un de fragilisé, d’hypersensible, qui se trouve en grande souffrance psychique.

Ces hallucinations auditives, les fameuses « voix » de la schizophrénie, soulèvent un problème important, celui de la conscience de soi, de la réflexivité, et de ce qui rend leur existence possible : la présence de « l’autre » en nous. Par « autre », il faut entendre que nous sommes fabriqués d’autrui, de « socius » ; d’idées, de valeurs et de jugements issus de la vie collective, qui nous permettent de penser notre vie et de guider nos actes. Toute action, projet d’action, velléité, désir, pensée, bilan de ce que nous faisons, etc. est jugé-jaugé en permanence d’un point de vue tiers, externe, à l’aide de critères sociaux que nous avons tellement assimilés qu’ils nous sont inconscients – du moins tant que nous pouvons agir sans difficultés, comme nous n’avons nulle conscience de nos articulations quand nous bougeons nos membres, tant que celles-ci fonctionnent bien. Les « voix » dévoilent les ingrédients du phénomène réflexif, elles font apparaître les articulations nécessaires à la dynamique de la pensée. Le plus souvent ces voix sont négatives. Malveillantes, sarcastiques, elles inculpent un sujet qui se sent déprécié par les autres, réprouvé par eux. Autrement dit qui se déprécie lui-même, car nous ne pouvons nous juger qu’au travers du jugement d’autrui : notre estime dépend de celle que nous croyons nous être accordée. Elles rendent sensibles l’influence, au sens propre du terme, que la vie sociale exerce en permanente sur nos réflexions, cette nécessité « mécanique » que nous avons de passer par autrui pour nous penser.

Les hallucinations injonctives, du type « fais-ceci, fais-cela », soulèvent le même problème : ce sont des incitations à agir, généralement conformes à ce qui doit être fait par un sujet qui perçoit bien son insuffisance. D’autres voix, du type « tue-le », « salope de Sainte-Vierge », etc. peuvent sembler, à première vue, relever d’une interprétation différente. Mais quand on les examine avec plus d’attention, on constate qu’elles ne diffèrent guère des précédentes : elles expriment la rébellion du sujet contre le poids du monde, ou d’autrui (la personne visée par les voix, qui le plus souvent a déçu ses attentes, ou dont la perfection a quelque chose d’inatteignable qui écrase, etc.), leur injustice flagrante au regard du destin qui lui est réservé. Toute l’importance de l’autre, des rapports sociaux, en somme, dans notre existence ; « l’aiguillon de l’ordre », pour parler comme Canetti ([i]). Et ces hallucinations ne naissent pas de rien, elles ne sont pas « immotivées » à l’origine. Elles émanent de longues méditations intérieures sur des difficultés qui ont été vécues, affrontées, jamais surmontées. Des difficultés qui ont nourri d’interminables tourments solitaires, qui ont amené le sujet à douter profondément de sa capacité à vivre, à réaliser ce qu’on attend de lui, qui ont fini par le décourager, l’épuiser. C’est dans un tel climat de « fatigue nerveuse » (le terme a beau être galvaudé, il demeure irremplaçable), que ces ruminations pessimistes se transforment, insensiblement, en pensées automatiques, puis brusquement, généralement à l’occasion d’un ultime facteur déclenchant, en voix étrangères incontrôlables. Par la suite, les voix vont s’amplifier avec l’angoisse, le découragement, l’attente de quelque chose de très désiré et de redouté à la fois, la culpabilité de l’inaction et surtout le stress. Le stress social en particulier, cet effort psychique que coûte la vie en société qui immanquablement réveille un sentiment irrésistible de faillite et de honte de soi, d’être montré du doigt, moqué dans ses échecs, ses frustrations, mis à nu dans ses vices, au bout du compte exposé au pilori de la critique de sa vie. C’est ainsi que les voix hallucinatoires en arrivent à tout commenter de la vie du sujet, à mesure qu’il s’enlise dans son incapacité de réagir : ses désirs et leurs obstacles, ses besoins et leur réprobation, etc. Elles se transforment, peu à peu, en un bruit de fond permanent. Mais à quelque stade qu’on veuille bien les considérer, ces hallucinations ne sont pas que le produit d’une « irritation mécanique des neurones » comme disait de Clérambault, d’une « activation des aires du langage » comme nous l’expliquent dorénavant les spécialistes en imagerie cérébrale. Elles sont aussi de la pensée intérieure, du discours subjectif : du rapport à soi, du réflexif. Et à ce titre elles nous renseignent sur la problématique du sujet, sur ce qui lui pèse et lui fait mal. Elles nous fournissent des clés précieuses pour entrevoir le rapport qu’il entretient avec lui-même, ce qui lui coûte. Elles ouvrent la voie à ce qui pourrait l’apaiser.

Et elles nous permettent de toucher du doigt qu’une forme d’hypersensibilité se trouve ici en jeu. Un rien apparent suffit à re-déclencher tout le processus : la fatigue, une remarque légèrement blessante, une allusion à la radio, etc. Cela est si vrai que le repos, l’amélioration de l’estime de soi contribuent beaucoup à atténuer les voix. Ce que l’on constate régulièrement : « quand je me rends utile, remarque l’un de mes patients, par exemple quand je fais la vaisselle, mes voix me laissent tranquille ». Une autre jeune femme m’explique : « C’est quand je suis angoissée de ne pas y arriver que j’ai mes voix ». Elle poursuit : « Parfois même, je m’insulte : “putain de merde de fille que ch’uis !”. Ou bien elles s’en prennent à ma mère : “garce !”. Parce que je lui reproche d’être trop présente, d’être trop parfaite. Mais quand je suis fière, je n’ai plus de voix. “Fière” : je veux dire quand je suis contente de moi, que je me sens utile aux autres ; quand je rends service par exemple ». Et de conclure cette remarquable introspection en riant : « Vous savez Docteur, quand j’aurai un mari, je n’aurai plus besoin de vos consultations ! ». Ce qui ne manque pas, aussitôt, de redéclencher la litanie des voix : « Mais ma pauvre fille, t’étais faite pour aller au couvent ! ». Que faut-il faire en pareils cas ? Augmenter les neuroleptiques ? ou faire plus de vaisselles ? ou rencontrer un jeune homme qui vous aime ?

Nous ne sommes heureusement pas aussi dépourvus que cela, dans cette tentative de nous approcher au plus près de l’expérience des patients. Il y a tout d’abord leurs propres témoignages, une fois qu’ils vont mieux, qu’ils ont pu, peu à peu, prendre du recul vis à vis de leurs symptômes. A condition que l’on veuille bien les susciter, les entendre, et surtout les prendre au sérieux, ceux-ci constituent un fil conducteur extrêmement précieux. Ils nous éclairent, rétrospectivement, sur ce qui a pu nous paraître si « étrange », si « bizarre », sur ce que nous ne comprenions pas de leurs conduites et de leurs propos, quand ils se trouvaient au plus mal de leur état. Et puis nous ne sommes pas seuls : il y a les romanciers, les poètes, les artistes. Ils nous apportent un renfort inestimable, sans aucun doute le plus sûr antidote qui soit à la sécheresse désincarnée de notre savoir psychiatrique. Certains (Nerval, Strindberg, Walser, etc.) ont vécu des situations semblables. Ils nous en ont laissé d’irremplaçables récits, « vus de l’intérieur », qui nous renseignent souvent plus que tous les traités de psychopathologie réunis. A nous de savoir en tirer parti. Mais surtout, c’est là le génie de leur art, les plus grands, les Balzac, Dostoïevski, Dickens, etc., réussissent ce prodige de replacer les grandes questions humaines, les conflits qui nous déchirent dans la totalité des conditions de notre existence. Ils nous expliquent notre vie. Et développant notre compréhension des hommes, ils affinent la résolution du meilleur instrument d’observation psychologique dont nous puissions disposer : notre faculté d’empathie.

A cet égard, il ne saurait y avoir de limite a priori à l’empathie, autre que nous-mêmes. On peut se tromper, comme on peut aussi y voir juste, c’est affaire de sensibilité, d’expérience, de complicité, de dialogue, de retour sur soi-même, de refus des idées reçues. Mais les seules limites demeurent les nôtres. On aurait tort de se priver d’un outil aussi précieux au motif que les patients dont nous parlons poseraient, de par la nature de leur affection, une barrière infranchissable à la compréhension empathique. Tout un fort courant de la psychiatrie a théorisé là-dessus, qui a causé beaucoup de dégâts. Faire preuve d’empathie avec la vérité affective qui sous-tend un délire ne signifie pas délirer avec son patient. C’est simplement reconnaître qu’il détient une connaissance intime de son état. Une connaissance particulière, douloureuse, intéressée, là où la nôtre est générale, indolore et désintéressée. Une conscience affective personnelle, quand notre raison vise l’impersonnel. Seule l’empathie permet de surmonter la froideur objective de nos connaissances, pour les replacer dans l’histoire d’un être et lui en faire bénéficier.

Il nous faut donc rejeter sans appel tout présupposé « d’incommunicabilité ». Sinon à quoi servirait-il d’être psychiatre ? Nous départir de « l’étrange », de « l’immotivé » érigés en règle absolue de l’univers mental de ces patients. La meilleure façon de se « fermer » à eux, de faire en sorte qu’aucune relation d’ouverture, de confiance réciproque ne s’établisse : si nous nous fermons, ils se ferment. Une part non négligeable de « l’autisme schizophrénique » vient de là. Tout est, en un sens qu’il nous revient justement de découvrir, motivé. Seules les conditions dans lesquelles s’exerce la pensée varient : à nous d’entendre ce qui cherche à s’exprimer dans une pensée qui délire. Nul besoin pour cela de faire appel à une herméneutique ultra-sophistiquée. Une démence, un syndrome frontal provoquent eux-aussi des comportements étranges. Une manie, une mélancolie de même. Des obsessions peuvent paraître aussi bizarres que des « voix ». Dès lors, pourquoi limiter « l’étrange » au seul domaine des schizophrénies ? Une schizophrénie symptomatique, qui se voit ramenée à une cause précise, à une hypothyroïdie par exemple, perd tout caractère d’étrangeté. « L’étrange », c’est avant tout l’absence de cause palpable, d’explication, de compréhension. C’est la difficulté que nous avons à contourner pour venir en aide.

Cet « étrange », cet « immotivé » schizophréniques sont issus de diverses sources mêlées. En premier lieu, du penchant naturel que nous avons de nous écarter de ce qui sort de l’ordinaire, cette appréhension instinctive de tout ce qui nous échappe. Une attitude qui ne date pas d’hier. On l’a vu, la schizophrénie a hérité de l’inquiétude suscitée par la folie, du « tout autre » mystérieux qu’elle a, de tous temps, plus ou moins incarné. Elle n’en est que l’ultime avatar nosographique. C’est un tel archaïsme que l’on voit par exemple survivre dans la notion « d’idée délirante bizarre », retenue par le DSM-IV comme critère diagnostique principal de la schizophrénie. Il y a aussi probablement à l’œuvre une certaine forme de paresse, le refus de se donner le temps, d’accomplir l’effort requis par la compréhension de ce qui est différent. Mais l’ennui, avec cette notion « d’immotivé », « d’incompréhensible », c’est que dès que l’on se pose la question dans ces termes, qu’on établit un postulat « d’impénétrable », on se ferme à toute compréhension. La schizophrénie n’est pas impénétrable, sauf par un a priori qui n’a plus aucune raison de subsister. Certes, cela demande un peu de travail de déchiffrer le sens des symptômes. Mais nous devons renoncer à cette vieille idée que ceux-ci seraient, dans leur essence, « immotivés ». C’est tout un aspect de la psychiatrie du vingtième siècle qui se trouve ici en cause. Pour l’un de ses grands inspirateurs, Karl Jaspers, dès lors qu’on ne parvenait pas à comprendre une attitude, une idée ou un sentiment, les choses étaient claires, on pouvait être assuré d’être en présence d’une manifestation de schizophrénie :

 

« La plus profonde distinction dans la vie psychique semble être entre ce qui est chargé de sens et permet l’empathie et ce qui à sa façon particulière est incompréhensible, « fou » au sens littéral, vie psychique schizophrène » ([ii]).

Le problème, on le mesure mieux aujourd’hui, c’est que c’est Jaspers qui ne comprenait pas, et non la schizophrénie qui intrinsèquement est « incompréhensible ». Reflet d’un archaïsme dans sa pensée ? C’est le plus vraisemblable : la psychiatrie avance fréquemment à reculons. Toutes les idées, toutes les attitudes « bizarres », quand on y revient après-coup, trouvent à s’expliquer. Il est vrai toutefois, et c’est une autre source importante de « l’immotivé  schizophrénique » en question, que les patients qui traversent un moment psychotique, surtout lorsqu’ils sont jeunes, que c’est la première fois que cela leur arrive, ont du mal à exprimer ce qu’ils éprouvent. Ils sont difficiles à comprendre, tiennent des propos décousus ; ils ont ce qu’on appelle « un trouble de la communication », une difficulté à expliciter leurs pensées. C’est un exercice beaucoup plus difficile qu’on ne l’imagine de traduire dans des termes univoques l’expérience déroutante de voir son intellect se dérégler, et surtout de soumettre ce terrible constat au jugement d’autrui. Il faut une certaine assurance, beaucoup de force, pour assumer en public l’anarchie de ses idées. La désorganisation de la pensée ne facilite ni la clarté du discours ni la justification de ses actes. Elle rend même plutôt méfiant à l’égard de qui s’en préoccupe. Beaucoup de thèmes délirants retraduisent de façon à peine voilée ce sentiment terriblement angoissant de perdre le contrôle de son esprit, et le besoin vital qui l’accompagne de le dissimuler. « Echo », « vol » et « diffusion des pensées » sont des exemples parmi les plus courants de symptômes psychotiques qui trahissent l’impression de dépossession de la pensée intérieure au profit de « l’autre » qui en fait partie. Mais le « rire immotivé » reste motivé. Simplement en énoncer les raisons, dans l’instant où il se produit, ou bien paraît incongru, vu le tragique des circonstances, ou dépasse les faibles capacités d’attention qui restent encore disponibles.

Tout ce que je ne comprends pas, tout ce qui m’échappe risque de me paraître « étrange ». M’est-il donné toutefois de tout comprendre, d’emblée, de quelqu’un ? Quelqu’un que je ne connais pas et qui, de surcroît, ne va pas bien. N’y a-t-il pas comme une forme de renoncement à comprendre, dans ce jugement sans appel de « l’étrange »  et de « l’immotivé » ? Qu’un sujet se contemple avec anxiété dans un miroir parce qu’il perçoit que sa pensée ne lui obéit plus suffit-il à décréter sa radicale étrangeté ? Ne doit-on pas plutôt émettre le constat qu’il voit juste, que son angoisse de se perdre est en effet fondée ? Enfin, de telles « étrangetés » vont-elles durer toujours ? marquer à jamais son existence ? Ne peut-on passer par des phases de doute ? De malaise anxieux, d’interrogation, de perplexité ? Toute la difficulté de « l’étrange schizophrénique », c’est qu’il permet de qualifier à peu près toute conduite sortant de l’ordinaire. Pour peu que le psychiatre manifeste quelque réticence à comprendre, tout symptôme virtuellement devient le signe évocateur d’une schizophrénie. Surtout si l’on y ajoute, comme c’est de nos jours presque toujours le cas, l’effet proprement « étrangéifiant » des neuroleptiques. De l’étrange au bizarre puis à la peur, il existe un fil conducteur : une vieille représentation de la folie. Notons que la peur conduit volontiers à renforcer le traitement neuroleptique. Ce qui ne manque pas quelquefois d’accentuer « l’étrange », y compris au regard de l’intéressé qui ignore tout de la portée des effets secondaires de tels produits ([iii]). L’escalade de l’incompréhension se trouve enclenchée, on pénètre dans un cercle vicieux dont il sera souvent bien difficile de s’extraire.

Symptômes psychotiques, savoir affectif

Sans qu’il soit question de « justifier la folie », de qualifier les symptômes psychotiques de « réactions » normales, comme pouvait le faire une certaine antipsychiatrie radicale, il reste essentiel d’admettre leur caractère de vérité subjective motivée. Les idées délirantes sont certes erronées, mais elles ne naissent pas de rien. Elles trouvent leurs origines dans notre rapport affectif au monde, aux autres, à la réalité. Certaines douleurs morales peuvent être telles que nous arrivons à surestimer leurs causes. Nous les surévaluons, ou elles nous débordent, ce qui revient au même, à dire la même chose en mettant l’accent sur les limites de notre esprit. Joie, angoisse, désir, plaisir, frustration, souffrance morale, etc. sont autant de formes d’un savoir immédiat sur nous-mêmes et notre rapport au monde ; des certitudes affectives absolues, irréfutables. Avant d’être rationnelle, la saisie de notre être est d’abord affective. « Je ne puis douter que je suis », c’est là toute la leçon de Descartes ([iv]). Il est possible d’étudier objectivement nos émotions, d’en démonter scientifiquement les rouages ; il n’empêche que seul celui qui souffre (ou jouit) sait l’intensité de sa souffrance (son plaisir), au moment où il souffre (jouit). C’est dans ces formes immanentes de savoir sur notre être que prennent corps les idées délirantes. Il est important d’y porter la plus grande attention, car c’est la seule voie dont nous disposions pour remonter aux sources de « l’incompréhensible » apparent des symptômes de la schizophrénie, en déchiffrer le sens, prendre la mesure de leur nécessité ontologique : leur vérité affective. Les symptômes psychotiques ne sont que des déformations, des exagérations, d’un aspect de la réalité qui concerne au plus au point celui qui délire, sa disproportion circonscrite à la mesure des souffrances (ou des excitations) qu’elle lui occasionne. En ce sens, tous les délires traduisent, d’une façon ou d’une autre, un excès de réalité : l’expérience forcée, douloureuse, intolérable, au bout du compte monstrueuse, de choses banalement courantes. Ils sont le signe, au moins momentané, d’une fragilité, d’un manque de force nécessaire à surmonter le réel, à tolérer ce qu’il peut avoir d’impitoyable, ou simplement d’immuable, pour s’en accommoder.

Il existe une logique émotionnelle. Une logique différente de notre logique rationnelle, mais justiciable elle-aussi d’une analyse rationnelle. Nos émotions, nos affects, les sentiments qui nous animent ont leurs nécessités. Ils entraînent des effets prévisibles ; des effets qui nous contraignent. On peut les comprendre : s’identifier à eux, partager la logique de leur enchaînement causal (même si l’on en réprouve les excès, ceci est une autre question). Placés dans la même disposition affective, avec la même fragilité que nos patients, laquelle constitue à l’évidence le cœur du problème, nous réagirions de même. Parce que leur vie n’est nullement factice mais vraie, les sentiments qui les animent sont vrais, au regard des conditions dans lesquelles ils se voient contraints de vivre. A nous de nous représenter ces conditions, la façon dont elles interagissent avec leur fragilité, les sentiments incontrôlables qui en résultent. Une dynamique qui les entraîne vers des idées excessives, erronées, pour finir délirantes, sans que l’expérience de leur vie en soit pour autant moins véridique ni sincère.

L’important dans un délire ne réside donc pas tant dans son thème apparent, sa signification la plus évidente, que dans le sentiment qui l’a initié et cherche à s’exprimer par son truchement. Ce n’est qu’en remontant à cette vérité affective – « affective » au sens ici d’indubitable, de saisi à même l’être, d’ « expérience vécue » (l’Erlebnis de la langue allemande), – qu’il devient possible de déceler la nature des obstacles rencontrés, et de mesurer la dramatisation à laquelle ils ont donné lieu, à proportion des efforts accomplis, en vain, pour les surmonter. Qu’on touche à l’origine de la souffrance du sujet ; ce sur quoi il butte et qui le dépasse. Sans qu’il soit possible d’avancer d’explication univoque (c’est même ce à quoi il faudrait plutôt s’opposer ; tout est ici affaire de significations personnelles), on constate, à les explorer, que nombre de symptômes des schizophrénies émanent de profondes difficultés à diriger sa pensée de façon soutenue pour agir dans une direction voulue. Que ce soit initier des actions, mener à bien la complexité de leur exécution, en soutenir la réalisation devant le jugement d’autrui. Avec pour corollaire autant de doutes, de honte de soi, d’hypersensibilité à l’échec, de sentiment d’être réprouvé, moqué, vilipendé, etc. Pour finir un repli croissant dans le refus de s’exposer davantage et l’apragmatisme. La plupart de ces symptômes, en ce sens, ne sont pas le témoin direct d’un processus neuropsychique endommagé, mais des réactions du psychisme à son inefficience. Ces sujets sont donc « rationnels », logiques avec eux-mêmes : ils sont cohérents (consistent, dirait-on en Anglais) avec les difficultés qu’ils éprouvent à maintenir leur ligne de pensée, avec la sensibilité exacerbée qu’ils manifestent, avec leur fragilité ; avec leur être.

« Leur fragilité » : tout le problème est là. De quoi s’agit-il ? D’une vulnérabilité neuropsychique qui, en l’état actuel de nos connaissances, on l’a vu tout à l’heure, ne reçoit pas de description arrêtée, a fortiori d’explication univoque. Il en existe manifestement des variétés très différentes, d’étiologies très différentes, situées à des niveaux très différents de l’articulation affectivo-cognitive. C’est à leur analyse minutieuse que doivent s’atteler les efforts de recherche. Mais en dépit de tout ce que la notion peut comporter de vague et d’imprécis, elle détient une indéniable utilité clinique. Elle permet de mettre de l’ordre dans les difficultés, de sérier les problèmes, de dégager des possibilités d’action thérapeutique ou de compensation. Le délire émane d’une telle vulnérabilité. Il convient donc de la ménager, de la compenser sans la solliciter à l’excès. Elle associe à proportions variables 1°) des difficultés de réalisation dans les actes sociaux complexes, ces actes qui impliquent des partenaires, qui exigent de l’adresse relationnelle, de l’indépendance, une certaine assurance, qui se trouvent chargés de responsabilité et contribuent à affirmer une certaine autonomie à l’égard d’autrui. 2°) Un défaut d’endurance à l’effort mental, à la concentration attentive soutenue. 3°) Un découragement excessif, une tendance au doute, à l’inhibition, au repli et à la persécution, résultant de la répétition des revers, avec toute la spirale vicieuse de l’échec qui s’en suit. Sur ce fond de fragilité viennent se greffer, et surtout s’amplifier, des conflits moraux – échec, souffrance de l’échec, culpabilité, réprobation, auto-dénigrement, perte de confiance, etc. -, étroitement mêlés à de véritables crises d’envahissement par autrui. « Autrui » entendu ici au sens le plus vaste du terme : les proches, les congénères, mais encore le diable, Dieu et tout ce que nous pouvons imaginer exercer une influence sur notre vie : des morts aux « puissances occultes », en passant par les extra-terrestres. Je ne fais rien quand je devrais agir ; on attend de moi que j’agisse ; je suis insuffisant ; on m’observe, on me surveille, on me harcèle par ces excès d’attente, d’attention, de sollicitude qui me sont portés. Le jugement de mes actes est constamment négatif, je suis désavoué en permanence ; on me critique, je suis persécuté. Au bout du compte s’aggravent les difficultés à se justifier, paraître en public, assumer son personnage, les sentiments d’injustice et d’incompréhension, le ressentiment qui les accompagne. Avec toujours cette question qui est de départager le trouble primaire de ce qui lui est réactionnel. Si le manque d’endurance dans les rapports sociaux entraîne des échecs qui entretiennent un sentiment de mésestime de soi, l’inverse n’est-il pas vrai ? A chaque fois, il n’est possible de répondre qu’hypothétiquement, et au cas par cas.

Notons bien que les différents aspects de cette fragilité neuropsychique – faiblesse conative, fatigabilité psychique, hyper-sensibilité relationnelle, maladresse sociale, etc. – ne signifient pas absence de pénétration sur soi ou sur le monde. Manque de force, difficultés à se faire entendre ne sont pas manque d’intelligence ni de jugement. Que la faiblesse et l’excès de sensibilité se protégent derrière un repli infranchissable, ou sous les traits d’une apparente indifférence, elles n’en sollicitent pas moins les capacités d’imagination.

Une fois reconnue cette fragilité particulière, on mesure mieux les limites de ceux qui en sont victimes, partant les conditions nécessaires à leur adaptation apaisée, non douloureuse, heureuse autant qu’il soit. Il devient possible de les aider à trouver un équilibre moins inaccessible, plus tenable. Derrière l’apparente étrangeté des conduites se profilent les solutions qui ont été trouvées aux problèmes insurmontables qui sont posés. Notre rôle est de faciliter des compromis moins radicaux, moins coûteux ; qui soient compatibles avec une vie plus sereine. En reconnaissant que nos patients guident leur existence sur des principes supérieurs – liberté, autonomie, justice, etc. – que nous partageons avec eux et qui nous unissent. Nier ces principes fondamentaux qui les inspirent et se voient défendus jusqu’au prix du délire, les disqualifier comme on disqualifie une idée fausse, revient à désavouer la sincérité d’un effort d’être. Il convient de prêter la plus grande attention à distinguer les valeurs sur lesquelles s’appuie un jugement délirant des conclusions auxquelles il aboutit. Refuser d’épouser ces dernières ne sauraient conduire au rejet des premières. La meilleure façon d’amener quelqu’un à admettre, peu à peu, qu’il délire – qu’il se fourvoie dans l’erreur –, reste de respecter ses sentiments et les valeurs qui les animent. Ce qu’ont toujours fait, vaille que vaille, les psychiatres ayant quelque métier : ménager la douleur à vif du délire, la contourner avec tact pour établir un lien de reconnaissance directe avec le sujet, avec la vérité de sa situation. Avec sa perception lucide, par exemple, qu’il se trouve à bout de forces, épuisé, malade, incompris, bloqué dans une impasse. Répondre à ce besoin indicible de reconnaissance est souvent la première aide espérée, celle dont dépendront toutes les autres. Car ces sentiments et ces valeurs, à la différence des conclusions de la pensée délirante, engagent le plus profond de l’être, sa raison même de vivre. Ils appartiennent à sa dignité. Les ignorer équivaut à ignorer notre interlocuteur, à nier le sens de son existence, ou réduire celui-ci à n’être qu’une maladie. Ce dont il souffre déjà bien assez.

Ainsi pourra-t-on passer de « l’étrange » vers le « familier ». « L’étrange », c’est tout ce qui sort de la moyenne. Mais ce serait une lecture bien normative que de décréter la schizophrénie règne de l’étrange, pour renoncer à comprendre ce qu’éprouvent les sujets qui en sont affectés. Ces patients vivent des situations qui paraîtront compréhensibles, une fois qu’on aura appris à mieux les connaître, qu’on pourra se représenter la mesure exacte des conditions dans lesquelles se déroule leur vie, de leur histoire, de leurs échecs, leurs limites, que celles-ci soient apparentes ou fondées. Le « bizarre » n’est rien que de la disproportion, une certaine maladresse dans la recherche de compromis difficiles. Le baroque n’est rien que de l’accumulation, une profusion de motifs généralement simples. Le « bizarre schizophrénique » est à peu près semblable : du familier poussé à l’extrême, exagéré, disproportionné, au bout du compte insignifiant. Nous sommes tous « bizarres » à nos heures – simplement moins souvent, en moindre quantité. Mais il n’existe aucune qualité de bizarre qui serait spécifique de la schizophrénie. Il est possible de parvenir à concevoir comment ces patients en arrivent à penser ce qu’ils pensent lorsqu’on cerne la nature particulière de leur sensibilité : leurs pensées sont conformes à ses limites. Tout le travail du psychiatre consiste à pénétrer cette « rationalité affective », à dépasser l’irrationnel apparent des symptômes pour atteindre à la logique subjective qui les sous-tend. Des symptômes exprimés dans un langage plus métaphorique que rationnel, plus proche d’une poésie idiosyncrasique que de notre prosaïsme clinique. Soit sous une forme qui devrait nous rappeler que ce qui compte le plus, dans ce qui les a déterminés, ce sont les préoccupations de nos patients, et non les nôtres.

Admettre qu’une vie soit ce qu’elle est, c’est là finalement toute la question qui se pose aux soignants comme aux familles. Si la souffrance n’est pas admissible, vivre pieds nus, ou sans travailler, peut parfois l’être ; c’est affaire de choix, du moins sous certaines conditions. Sauf pour certains proches : d’aucuns souffrent justement parce qu’ils aimeraient vivre pieds nus (ou sans travailler) et qu’on le leur refuse. Jusqu’où vouloir régler la vie d’autrui ? Jusqu’où décider son bien à sa place ? Ce que nous appelons « schizophrénie » ne se limite pas qu’à une maladie qu’il convient de soulager à tout prix. Pour peu que la situation se prolonge, insensiblement elle se transforme en un nouvel équilibre personnel, une tentative de guérison, un effort pour vivre une autre vie. Une vie souvent plus modeste, plus discrète, effacée ; plus inhabituelle et originale aussi. Dans tous les cas non moins digne d’être vécue. Nous ne pourrons aider ces patients que si nous réussissons à répondre à leur souffrance morale et à ses motifs. Si de notre compréhension de leurs difficultés découlent des décisions pratiques, concrètes, suivies d’effets qui les libèrent effectivement : qui permettent de mobiliser les forces requises par la recherche de ce nouvel équilibre. Il n’existe pas d’autre façon de venir en aide à quelqu’un d’égaré dans sa détresse que d’établir un lien avec lui, pour agir en faveur de son mieux-être. Pas seulement lui témoigner de notre compréhension et de notre sympathie, mais le soulager dans ce qui lui pèse, alléger son fardeau. Par des actes qui nous engagent. Qui prennent son parti, en quelque sorte.

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Notes de références

* Les deux premières parties de cet essai ont été publiées dans les n° 27 (juin-septembre 2005) et 28 (mars 2006) de Neuropsychiatrie : Tendances et Débats. L’ensemble introduira un livre consacré aux schizophrénies, à paraître prochainement chez Odile Jacob sous le titre La schizophrénie, de l’étrange au familier.

  1. Canetti, E. Masse et puissance. Rovini R. Paris, Gallimard, 1966 ; p. 324s.
  2. Jaspers, K. General psychopathology. Trad. Hoenig J, Hamilton MW. The University of Chicago Press, Chicago, 1963 ; p. 577.
  3. Van Putten T & coll. Subjective response to antipsychotic drugs. Arch Gen Psychiatr 1981 ; 38 : 187-190.
  4. Alquié F. La conscience affective. Vrin, Paris, 1979.