Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2007 ; 30.
Il y a deux façons très différentes d’étudier la culture de la vigne, nous rappellent les auteurs de ce livre passionnant. L’une est celle du géographe, l’autre de l’historien. Pour le premier, la vigne à l’évidence préfère certains terroirs à d’autres : les coteaux caillouteux, à sols ressuyés, qui sont exposés au sud, etc. Pour le second, la carte des vins de France se décalque sur celle des cités et des grandes voies de communications antiques (ports, fleuves, canaux, etc.). Mais tout œnologue sensé conviendra que les deux façons ne s’excluent pas, que bien au contraire elles s’additionnent, quand on veut aller au fond des choses. Le psychiatre et le sociologue se retrouvent dans une semblable relation de points de vue complémentaires quand ils traitent des problèmes humains, le suicide en offre un bon exemple.
D’après l’OMS, un million de suicides sont commis chaque année de par le monde, dont pas moins de onze mille en France. Soit dit en passant, les taux enregistrés dans notre pays n’ont pas de quoi nous rendre fiers : ils sont parmi les plus mauvais d’Europe de l’Ouest. S’il existe des dépressions collectives, nous devons en être frappés plus sévèrement que nos voisins. Pourquoi tant d’hommes et de femmes mettent-ils volontairement fin à leurs jours ? La question la plupart du temps s’adresse au psychiatre, lequel passe pour expert en ces tristes affaires (quelques uns se font même appeler « suicidologues », terme affreux, mais il n’est pas le seul). Or, on le sait depuis la thèse célèbre que leur maître lui a consacrée, les sociologues ont aussi leur mot à dire sur la question. Le suicide d’Emile Durkheim a beau avoir été publié en 1897, il demeure un grand classique, toujours d’actualité, par lequel tout psychiatre qui souhaite réfléchir au problème du suicide commence ses lectures.
Christian Baudelot et Roger Establet, deux auteurs lisibles de l’Ecole sociologique française (ils ne le sont pas tous, aussi convient-il de souligner cette qualité) ont entrepris de « revisiter » la question du suicide, un siècle et un peu plus après leur père spirituel. Ils le font avec cette idée simple et lumineuse que ce n’est pas la société qui éclaire le suicide, mais le suicide qui éclaire la société. Ce qui revient à réaffirmer le postulat sociologique que la sociologie du suicide ne nous apprend pas grand chose sur le suicide en tant que drame individuel. Les psychiatres, qui se trouvent dans une position inverse, celle justement de s’intéresser aux drames individuels pour tenter d’en percer le sens, trouveront pourtant beaucoup d’intérêt à lire l’ouvrage de Baudelot et Establet. Car comment comprendre les individus, si l’on n’entrevoit pas le jeu des forces qui régissent les sociétés dans lesquelles ils sont amenés à vivre ?
Baudelot et Establet nous révèlent beaucoup de détails surprenants sur le suicide, que l’on ne perçoit pas toujours avec netteté quand on garde le nez collé à la clinique individuelle. Par exemple qu’aujourd’hui, s’il est un jour de la semaine où l’on se suicide avec prédilection, c’est le lundi. Les autres jours semblent devenir progressivement plus supportables, à mesure que la semaine avance vers sa conclusion du dimanche, jour où l’on se suicide le moins. Le constat est certainement à méditer pour nos patients déprimés : mieux leur réussit un jour de repos qu’un jour de reprise, quand ils broient du noir. Dans le même ordre de faits, il est intéressant de noter que le mercredi protège les femmes du suicide. Il s’agit là d’un cas particulier de l’immunité relative que confère la maternité vis-à-vis du suicide. De même une périodicité sociale se retrouve tout au long de l’année. Jusque dans les années trente, la fréquence du suicide passait par un maximum situé en août. Après l’instauration des congés payés, juillet et août sont devenus les mois où l’on se suicidait le moins. En somme, tout nous le confirme : vive le repos !
Un facteur ne semble guère retenir l’attention des sociologues à ce propos : la luminosité. Les suicides continuent de connaître un pic en début de printemps dans notre hémisphère boréal. Rien qu’en Europe, c’est en Finlande et dans les pays baltes que les taux s’avèrent les plus élevés, tandis qu’ils sont au plus bas en Espagne, en Italie et au Portugal, pays du sud. A l’évidence, il n’y a pas que la lumière qui joue un rôle. Un pays plutôt nordique tel que le Royaume Uni par exemple affiche des taux plus méridionaux que les nôtres. Mais si les performances économique interviennent, la lumière indéniablement a sa part.
On découvre encore qu’une autre tendance s’est inversée depuis Durkheim. Autrefois c’étaient les vieux qui se suicidaient le plus. De nos jours ce sont les jeunes. La courbe s’est infléchie à une période significative pour nos sociétés : au début des années soixante-dix. Quand arrive le chômage, se demande-t-on ? C’est plus que probable, et ce n’est d’ailleurs pas la seule pathologie qui commence alors à frapper durement la jeunesse : les toxicomanies en sont un autre exemple. Les « trente glorieuses » en France ont vu chuter le taux de suicide, la réorganisation économique et le chômage l’auront relancé. Depuis quelques années, il semblerait que le suicide baisse à nouveau chez les jeunes, pour lesquels il reste malgré tout la seconde cause de mortalité. Mais il continue d’augmenter dans la tranche des 30-59 ans, où il touche préférentiellement les hommes.
D’une façon générale, la fréquence du suicide reste plus élevée dans les pays riches. Mais ceci de manière fort peu égalitaire : aux USA, les états les plus urbanisés et affluents (New York, Illinois, Californie) ont les taux les plus faibles, tandis que les états les plus pauvres affichent les taux les plus élevés. Il existe aussi des disparités entre hommes et femmes. Le cas le plus criant est probablement celui de la Chine : c’est le seul pays au monde où les femmes se suicident plus que les hommes, et cela est particulièrement vrai pour les campagnes. Campagnes qui, du temps de Durkheim, mettaient plutôt à l’abri du problème.
« Une bonne guerre et les jeunes iraient mieux ! » L’idée s’entend souvent et heurte toujours. Pourtant, la conclusion générale de Baudelot et Establet est qu’en effet, durant les guerres, les suicides diminuent (on meurt autrement : le problème du suicide se règle alors collectivement), et ce sont lors des crises économiques qu’ils se multiplient. La tendance sur le long terme, c’est que le développement a largement contribué à favoriser le suicide au cours du 19ème siècle étudié par Durkheim. Le suicide n’a commencé à refluer qu’au début du 20ème siècle, qui aura été caractérisé par une tendance générale à la baisse, avec persistance d’un taux élevé pour les pays riches. La même évolution se répète actuellement dans les pays en voie de développement accéléré tels que la Chine et l’Inde. L’exception à la règle restera le cas de la Russie où les suicides n’auront cessé d’augmenter en dépit du progrès économique (par le biais notamment d’un facteur de risque clé, l’alcoolisme). Ce qui confirme ce que les dissidents s’échinaient à nous dire, que le pain et le chauffage central à tous les étages ne suffisent pas pour rendre les hommes heureux. Mais retenons que l’indemnisation du chômage et la liberté d’expression non plus, manifestement.
Le divorce joue son rôle, lui aussi. D’une manière générale, s’il contribue à faire baisser le taux de suicide des femmes dans les sociétés où il se généralise, il favorise en revanche celui des hommes. Il est vrai que lorsqu’on ne peut plus embêter sa femme, il ne reste plus qu’à s’embêter soi-même. Manifestement, ce n’est encore pas la bonne solution.
Ce rapide survol des déterminants socio-économiques du suicide (que le lecteur intéressé approfondira avec profit par la lecture du livre) enseigne finalement une chose essentielle au psychiatre : que le conflit social existe bel et bien, et qu’il provoque des dégâts individuels. Les jeunes s’affrontent aux vieux, les vieux se défendent contre les jeunes, les pauvres s’opposent aux riches, les chômeurs à ceux qui travaillent, les individus isolés à ceux qui sont entourés, les femmes aux hommes, les régions affluentes à celles qui sont démunies, etc. Et Durkheim avait globalement raison : l’intégration sociale, les solidarités protègent, au premier rang desquelles la famille. Aujourd’hui, être marié met plutôt à l’abri du suicide, divorcer, ou se retrouver veuf, conduit les hommes à se suicider plus que les femmes.
Pour le lecteur qui apprécierait de vivre, le sujet de cet ouvrage aura peut-être quelque chose de refroidissant. A parcourir les lignes qui précèdent, il est possible qu’il se demande s’il y a vraiment de l’espoir : en dépit des progrès accomplis, de la somme des connaissances qui ont été accumulées, l’impression persiste que le suicide fait de la résistance. Eh bien, la bonne nouvelle était pour la fin : elle se cache dans les courbes d’évolution démographique. Si l’on tient compte du vieillissement des populations, on se suicide malgré tout moins aujourd’hui qu’hier.