Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 32.
La généralisation de ce que l’on appelle la « médecine des preuves » (evidence-based medicine) représente une avancée incontestable dans l’évaluation des thérapeu-tiques. Encore faut-il que les données sur lesquelles elle opère soient elles aussi incontestables. Qu’elles ne soient pas tronquées par exemple, présentées sous leur jour le plus favorable, incomplètes ou partielles. Si vous testez comme il se doit en double-aveugle contre placebo (ou contre produit de référence) un nouveau médicament (une technique chirurgicale inédite aussi bien), mais que vous ne publiez qu’une partie de vos résultats (en général les plus avantageux), les experts ès médecine des preuves auront beau mettre en œuvre les procédures d’évaluation les plus sophistiquées et impartiales qui soient, ils ne disposeront que d’un aspect du problème pour pouvoir se faire une opinion et conclure. En politique, une situation analogue serait par exemple le cas hélas fameux des « armes de destruction massives » détenues par l’Iraq. A entendre les « preuves » détaillées par le Général Powell, les membres de l’ONU pouvaient en effet conclure que l’affaire était entendue : Saddam avait la bombe atomique, la « guerre préventive » devenait inévitable. Mais les preuves en question étaient-elles complètes ? Toutes les données avaient-elles été prises en compte ? La suite a montré ce que pouvait valoir une telle « politique des preuves ». Même chose pour la « médecine des preuves » : elle ne vaut que par les preuves auxquelles elle a accès. Autant que possible toutes, les négatives comprises. Bref, il n’y a rien de neuf sous le soleil : pour juger en connaissance de cause, mieux vaut toujours examiner l’ensemble des éléments, et non pas seulement les plus accommodants.
Une récente publication du New England Journal of Medicine attire à nouveau notre attention sur cette question récurrente à propos des essais d’antidépresseurs (1). Lorsque le promoteur d’un nouvel antidépresseur se lance dans une série d’essais thérapeutiques pour en démontrer l’efficacité, il est habituel qu’il ne publie que les meilleurs résultats pour passer les autres à la trappe. Afin de mesurer l’ampleur du problème, les auteurs ont tiré partie d’une réglementation de la FDA (Food and Drug Administration, l’Agence américaine d’homologation des produits alimentaires et médicamenteux) qui stipule que tout laboratoire souhaitant commercialiser un médicament nouveau doit déclarer l’ensemble des essais qu’il a programmés pour prouver son efficacité. En vertu de cette règle, tous les protocoles sont déclarés à la FDA avant leur mise en œuvre, et, à l’issue de chaque essai, tous les résultats doivent être reportés dans les termes prévus dans le protocole de départ. Ceci afin d’éviter ce qui, dans le jargon technique, se nomme le « HARKing » : Hypothesizing After the Results are Known, soit faire des hypothèses une fois les résultats connus, pratique qui accroît notablement le risque de commettre des erreurs de type I (les « faux positifs »).
Les auteurs se sont donc posés la question suivante : dans quelle mesure la littérature publiée sur les antidépresseurs reflète-t-elle l’efficacité qui transparaît des banques de données de la FDA ? Tous les programmes d’essais thérapeutiques des 12 antidépresseurs approuvés par la FDA entre 1987 et 2004 ont été revus, soit au total 12564 patients concernés (2). L’analyse a porté sur les seuls essais en double aveugle contre placebo de ces 12 produits, maniés à leur posologie reconnue comme la plus sûre et la plus efficace. Simultanément a été entreprise la vérification des essais qui se sont vus à la suite publiés dans la littérature, en examinant dans quelle mesure les publications concordaient avec les protocoles déclarés à la FDA.
Les résultats obtenus sont édifiants.
1) Sur un total de 74 essais enregistrés auprès de la FDA, 23 n’ont pas été publiés (31 %).
2) Des 74 essais enregistrés, la FDA a conclu que 38 pouvaient être considérés comme « positifs » (51 %). Tous ces essais « positifs » ont été publiés, hormis un.
3) Pour le reste, soit 36 essais en tout, 24 ont été jugés « négatifs » par la FDA, et 12 « discutables ». 3 d’entre eux seulement ont été publiés comme « négatifs ». 22 n’ont pas été publiés. 11 ont été publiés sous un jour positif, en conflit avec les conclusions de la FDA.
4) Pour le dire autrement, 51 essais sur les 74 enregistrés au départ ont été publiés, dont 48 avec des résultats apparemment « positifs ». A consulter la littérature sur une telle base, 94 % des essais des antidépresseurs étudiés concluent à leur efficacité. Mais à scruter l’ensemble des données déposées à la FDA, le taux d’essais démontrant leur efficacité atteint 51 % à peine. Un essai sur deux, en somme, a échoué à faire la preuve de l’efficacité des nouveaux antidépresseurs.
5) Analysés antidépresseur par antidépresseur, les taux de non-publication des résultats négatifs ou de publication des essais non concluants sous un jour favorable sont similaires. Chaque laboratoire pêche autant que les autres.
6) En terme de patients traités, 3449 patients se trouvent avoir participé à un essai thérapeutique qui n’aura pas été publié (contrairement à ce qui leur était annoncé), et 1843 à un essai dont les résultats publiés diffèrent de ceux déclarés à la FDA.
7) Pour le dire encore autrement, l’efficacité estimée (« effect size ») des 12 antidépresseurs en question est en moyenne surévaluée de 32 % dans les publications, par rapport aux données communiquées à la FDA.
Ces résultats parlent d’eux-mêmes. La sélection, la manipulation devrait-on dire, des données publiées est un obstacle à la connaissance médicale. Elle fait injure aux volontaires qui croient servir la science en se prêtant aux essais cliniques. Elle fausse le jugement des cliniciens. Elle dessert les patients. Ceci dit, ces résultats ne signifient nullement que les nouveaux antidépresseurs ne sont pas efficaces. Ils le sont, simplement moins qu’a voulu nous le faire croire une littérature dont les auteurs sont juges et partie. Ce que n’avaient d’ailleurs guère tardé à remarquer les prescripteurs qui les utilisent sur le terrain.
- Turner E.H., Matthews A.M., Linardatos E., Telle R.A., Rosenthal R. Selective Publication of Antidepressant Trials and its Influence on Apparent Efficacy. N Engl J Med 2008 : 358 : 252-260.
2. Les douze antidépresseurs en question sont : le buproprion (Wellbutrin® aux USA ; AMM en France uniquement comme adjuvant du sevrage tabagique sous le nom de Zyban®), le citalopram (Seropram®), la duloxétine (Cymbalta®), l’escitalopram (Seroplex®), la fluoxétine (Prozac®), la mirtazapine (Norset®), la néfazodone (Serzone® aux USA ; non commercialisé en France ; proche de l’ancien Pragmarel®/trazodone), la paroxétine (Deroxat®), la sertraline (Zoloft®), la venlafaxine (Effexor®), la venlafaxine à libération prolongée (Effexor LP®).