La « belle indifférence » ne fait pas la différence

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2006 ; 29.

Tous les manuels psychiatriques enseignent encore aujourd’hui que pour faire le diagnostic différentiel entre une conversion hystérique et un trouble organique, il existe un signe clinique particulièrement évocateur, la « belle indifférence de l’hystérique » :

L’hystérique offre son symptôme : « belle indifférence » (inattention pour le symptôme)[1].

 

La « conversion somatique » entraîne comme bénéfice primaire la diminution de l’angoisse née des conflits internes, voire son annulation (la « belle indifférence » qu’affiche l’hystérique vis-à-vis de ses symptômes) lorsque la réaction est réussie ; c’est alors le plus efficace des mécanismes névrotiques de défense contre l’angoisse[2].

Derrière un tel symptôme, il faut avoir conscience que se profile toute une conception psychopathologique de ce que serait l’hystérie. En pratique, celle de Freud. Pour le père de la psychanalyse, la conversion de la névrose hystérique représentait le prototype du refoulement réussi, celui qui permet à l’affect douloureux d’être totalement évacué de la conscience, au prix de l’apparition d’un symptôme corporel affectivement neutre :

Le tableau de la véritable hystérie de conversion nous conduit à une toute autre appréciation du processus de refoulement. Le fait saillant est ici que le refoulement peut réussir à faire disparaître complètement le quantum d’affect. Le malade fait preuve alors, vis-à-vis de son symptôme, du comportement que Charcot a nommé « la belle indifférence des hystériques »[3]

 

Même si l’on ne partage plus toujours cette vision du mécanisme de la formation du symptôme hystérique – la tendance actuelle serait plutôt de revenir à une forme de « dissociation partielle de la conscience », comme pouvait la théoriser Pierre Janet -, la valeur de symptôme pathognomonique conférée à la « belle indifférence » reste entière. La dernière édition du DSM-IV, par exemple, précise que les patients

with conversion symptoms may show la belle indifference (i.e., a relative lack of concern about the nature or implications of the symptom) or may also present in a dramatic or histrionic fashion[4].

Cette fameuse “belle indifférence” est-elle un signe clinique si fiable ? Peut-on vraiment se fonder sur elle pour diagnostiquer un symptôme de conversion ? Ou, sinon l’affirmer, au moins le suspecter ?

Plusieurs collègues écossais se sont posés la question[5]. Ils remarquent tout d’abord que l’origine de l’expression est plus obscure qu’il n’y paraît. Freud l’attribuait à Charcot (chez lequel, on le sait, il avait passé quelques mois de stage en 1886). Mais après avoir passé au peigne fin les œuvres complètes du maître de la Salpêtrière, ils n’ont trouvé aucune allusion, même indirecte, à une telle notion. Dans ses écrits, Freud l’a introduite en deux temps. La première fois qu’il en parle, c’est à propos du cas d’Elisabeth von R., dans ses Etudes sur l’hystérie qu’il co-signe avec Breuer en 1895[6]. L’expression, citée en français, vise à décrire la sérénité paradoxale, qui serait la caractéristique des hystériques, qu’il observe chez sa patiente en dépit de symptômes invalidants. Charcot n’est nullement mentionné à ce moment-là. Ce n’est que vingt ans plus tard, en 1915, dans l’article sur le refoulement dont on vient de rappeler le passage-clé, que Freud attribue sa paternité à Charcot. De son côté Janet, en plusieurs endroits de sa thèse, rédigée sous la direction de Charcot, sur l’Etat mental des hystériques (1893-1894), fait la remarque d’une curieuse indifférence de plusieurs de ses patientes, tantôt vis-à-vis de leurs proches, tantôt de leur propre insensibilité, sans aller jusqu’à en faire un signe diagnostique particulier[7]. Sous sa plume, une telle indifférence n’a rien d’ostentatoire ni de théâtral. Elle évoque un désintérêt anormal à l’égard d’autrui et de soi-même, de nature dépressive jugerait-on de nos jours. En fait, la valeur de signe caractéristique qui sera accordée à la « belle indifférence » semble bien être un héritage freudien tardif. Elle gagnera en reconnaissance à travers toute la littérature psychanalytique, jusqu’à ce que le modèle de l’hystérie-refoulement se trouve définitivement adopté par la psychiatrie académique de l’après-guerre.

L’autre problème que pointent nos collègues écossais est celui de la définition pratique d’un tel symptôme. Quand est-on en droit de parler de  « belle indifférence » véritable ? Sommes-nous toujours assurés d’être en présence d’un dédain ostensible de la gêne censée accompagner le symptôme ? Ne peut-on se méprendre sur une certaine discrétion de la part du patient ? Ou sur sa crainte d’en faire trop, notamment en présence de psychiatres qu’il redoute prompts à lui apposer l’étiquette psychiatrique ? Ou encore, dans un registre plus neurologique cette fois, de la confondre avec une « négligence », une « anosognosie » d’origine lésionnelle ? Bref, quelle que soit la définition qu’on lui donne, la belle indifférence pourrait bien être particulièrement trompeuse. Et la tromperie ne pas être la seule marque de fabrique de l’hystérie, mais celle aussi de nos idées à son sujet.

Pour tester l’utilité diagnostique de la belle indifférence, nos auteurs écossais ont donc procédé à une revue systématique des cas publiés dans la littérature. Ils ont sélectionné l’ensemble des publications faisant état d’une série d’au moins 10 patients présentant des symptômes d’allure neurologique, pour lesquels la question d’une « belle indifférence » avait été soulevée. Soit onze études échelonnées entre 1965 et 1995, totalisant 356 patients présentant une conversion, et 157 un symptôme neurologique finalement rapporté à une étiologie organique. Le résultat ? Il parle de lui-même : en moyenne une « belle indifférence » se retrouve dans 21% des conversions et dans 29% des troubles authentiquement neurologiques. Bref, non seulement sa valeur diagnostique est nulle, mais mieux vaut surtout ne pas s’y fier. Evidemment, les études en question n’étaient pas prospectives et il convient de pondérer le type de conclusions qu’elles autorisent. Mais il paraît assez probable qu’avec la « belle indifférence hystérique », on a plus affaire à une représentation médicale de la plainte féminine qu’à une réalité intangible de la pathologie.

[1] Hardy-Baylé MC. Enseignement de la psychiatrie. Paris, Doin, 1986 ; p. 130.

[2] Lempérière Th, Féline A & coll. Psychiatrie de l’adulte. Paris, Masson, 1977 ; p. 100.

[3] Freud S. Métapsychologie. Paris, Gallimard, 1981 ; p. 60.

[4] American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. Fourth Edition. Text revision. Washington, DC : American Psychiatric Association, 2000 ; p. 495.

[5] Stone J, Smyth R et coll. « La belle indifférence in conversion symptoms and hysteria ». Brit J Psychiatr 2006 ; 188 : 204-209.

[6] Freud S, Breuer J. Etudes sur l’hystérie. Paris, Presses Universitaires de France, 1981, p.106.

[7] Janet P. L’état mental des hystériques. Paris, Felix Alcan, 1911 ; pp. 178-179.