Le problème des schizophrénies aujourd’hui : pour une autre approche (2ème partie)

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2006 ; 28.

Pour reprendre en la résumant l’analyse qui a précèdé*, aucune des hypothèses « étio-pathogéniques » du moment (l’expression reflète le problème : qu’est-ce qui est proprement étiologique, qu’est-ce qui est proprement pathogénique ? i.e. qu’est-ce qui relève purement des causes, qu’est-ce qui relève de l’enchaînement mécanique des causes et de leurs effets sur l’organisme ?) ne se vérifie dans tous les cas de schizophrénie. Pourquoi ? On l’a vu, l’explication la plus simple est de considérer que les schizophrénies réunissent artificiellement sous un ensemble unique des affections très hétérogènes. Qu’elles correspondent à un regroupement provisoire de syndromes, en cours de démembrement étiologique. Qu’on en est avec elles à peu près comme on en était avec les fièvres au 19è siècle : fièvres dues à quoi ? Il faudra encore du temps pour y voir clair. En attendant, on en est réduit à de multiples spéculations non exclusives.

 

Un obstacle pour avancer

Si on était respectueux de distinguer entre ce que l’on sait, vraiment, aujourd’hui et ce que l’on ne sait pas encore, on devrait donc s’en tenir à ce constat que les schizophrénies sont des « états psychotiques idiopathiques ». A préciser pour chaque cas le type de symptômes prédominants, son âge de début, les signes non-psychiatriques qui lui sont associés (signes neurologiques mineurs, présence de dysmorphies subtiles, etc. évoquant une lésion ou une malformation précoces), le mode d’évolution, la réponse aux traitements, la présence éventuelle d’anomalies à l’imagerie, etc. ; bref à dresser la liste la plus exhaustive qui soit de ce qui le singularise. En s’efforçant de déterminer s’il existe un probable facteur génétique (antécédents familiaux), un traumatisme néo-natal, une consommation de drogue toxique, un profil cognitif particulier au bilan neuropsychologique, des circonstances biographiques évocatrices, un facteur de stress déclenchant ou, comme on le constate le plus souvent, ce qu’il est convenu d’appeler « une conjonction de facteurs prédisposants ». Autrement dit s’en tenir, pour l’heure, à tout ce qu’il est possible de faire : une casuistique. Au lieu de passer directement à une abstraction généralisante, qui conduit à tenir pour interchangeables des cas très différents.

Mais si l’on voit les choses ainsi, ne vaudrait-il pas mieux renoncer une fois pour toutes au terme trompeur de « schizophrénie » ? Notre vision des choses n’y gagnerait-elle pas en netteté ? Car non seulement la définition clinique des schizophrénies se trouve problématique (elle ne se fait plus que par la négative), mais la maladie elle-même, lorsqu’on l’examine de près, ne correspond qu’à un vaste ensemble de théories dépourvu d’unification. A quoi nous sert-il, dès lors, de conserver le terme ? Qu’apporte-t-il de plus ?

Ce n’est pas la première fois que l’on appelle à renoncer au concept périmé de schizophrénie ([1]). Force est de reconnaître qu’il existe beaucoup de résistances à le faire. Car il faut bien comprendre qu’à l’emploi, la schizophrénie ne s’est pas limitée à demeurer un syndrome psychiatrique à part, ou une tentative d’explication médico-scientifique ; elle s’est muée en un « objet social total ». Elle est tout d’abord devenue un outil de communication indispensable au système médico-social : une catégorie pratique de la psychiatrie, de la recherche, et, de proche en proche, de la sécurité sociale, de la santé publique, de la bureaucratie sanitaire, de l’expertise judiciaire, etc. ; toutes institutions qui ont besoin de formules simplifiées pour fonctionner et éprouvent le plus grand mal avec des formulations particulières, du genre « c’est un cas qui est ainsi et ainsi et ainsi, etc. ». En parallèle, elle s’est mise à représenter un énorme enjeu industriel, d’envergure mondiale, dont les traitements se voient aujourd’hui âprement cotés en bourse. Elle est encore tombée dans le domaine public, auquel désormais elle appartient. Nous vivons dans une démocratie d’opinions où il s’agit de se faire entendre, et la schizophrénie représente une bannière assurément plus efficace que de vagues « psychoses sans étiologie démontrée ». Tant de monde y tient, combien en vivent ? Les psychiatres, les médecins, les psychologues, les chercheurs, ceux qui les financent, les organismes d’assurance maladie, l’industrie du médicament, ses actionnaires, les responsables sanitaires et sociaux, etc. Sans oublier les familles et les associations qui les représentent. Qui serait prêt, au sein de ce gigantesque réseau qu’elle se trouve irriguer, à se priver de son usage ? Mis à part les intéressés les plus lucides, qui perçoivent bien qu’un tel diagnostic correspond plus à un cache-misère qu’à une explication aboutie de leurs difficultés, tant d’acteurs sont aujourd’hui concernés par la notion de schizophrénie qu’il paraît vain d’espérer s’en défaire. Et pourtant, dans l’intérêt même des patients, dans celui des recherches, ne vaudrait-il pas mieux s’en tenir à la notion, plus explicite, de « psychose primaire/idiopathique sans étiologie démontrée » ?

Tout cela est bien plus important qu’il n’y paraît. En rapportant un syndrome psychotique dépourvu d’explication à une schizophrénie, on le transforme, du même coup, en apparence d’explication. Mais l’opération apporte-t-elle quelque chose de plus, du point de vue de la connaissance ? Ne revient-elle pas à laisser entendre qu’on maîtrise le problème, tandis qu’il nous échappe ? A faire appel à un vocable savant qui occulte nos incertitudes ? En somme, à se payer de mots ?

Abandonner le concept de schizophrénie présenterait selon moi un immense avantage, celui de nous contraindre à voir les choses sous un œil neuf. Reprendre les observations à leur point de départ, retrouver de la curiosité scientifique à leur égard. Se libérer de la clinique figée des critères diagnostiques opérationnels, éviter le chausse-trape des idées reçues, la confusion des théories émises à propos de symptômes répertoriés avec les troubles effectivement présentés par les patients, l’homogénéisation des problèmes cliniques par leur normalisation. La psychiatrie demeure une discipline d’observation des problèmes de l’esprit humain. Le principal obstacle auquel se heurte sa connaissance, le plus souvent, n’est rien que l’accumulation de ses connaissances.

Le poids de l’Histoire

Le diagnostic de schizophrénie une fois posé, il devient possible d’envisager un traitement. Celui-ci « cible » les symptômes en fonction des thérapeutiques disponibles, tout en tenant compte des limites à leur action. Les neuroleptiques par exemple montrent une bonne efficacité sur les manifestations délirantes aiguës, pratiquement aucune lorsque celles-ci durent de longue date ; ils ont en contrepartie l’inconvénient de détériorer la qualité du fonctionnement cognitif. Les soins psychothérapiques aident le sujet à comprendre ce qu’il vit, se protéger de ce qui le fait rechuter, s’adapter à sa fragilité. L’accompagnement social s’efforce de faciliter la « ré-insertion », dans un système social qui ne montre guère d’indulgence pour ceux qui ont du mal à s’adapter à ses exigences.

Mais une autre difficulté aussitôt s’interpose : le poids de l’Histoire, de l’héritage des idées et des pratiques. Et celui-ci se montre d’autant plus lourd qu’on demeure dans l’incertitude, le flou, le mystère. Qu’on manque d’ancrages stables. La schizophrénie possède toute une histoire ; elle a même hérité d’une longue histoire. Depuis pas loin d’un siècle qu’elle existe, en tant que concept, beaucoup d’hypothèses, de spéculations, d’inférences ont été émises à son sujet, qui se sont accumulées – il faut bien comprendre, ou tenter de le faire ; se faire une raison, comme on dit. Bien que ces idées soient pour la plupart caduques, elles demeurent plus ou moins vivaces. Elles continuent de nourrir ce que l’on pourrait appeler « l’imaginaire psychiatrique de la schizophrénie » : ces théories générales floues, ce stock d’idées reçues, d’opinions toutes faites, de jugements préconçus dans lequel on puise, par habitude, pour penser au quotidien les problèmes que nous posent les schizophrénies. Un imaginaire psychiatrique qui se montre fort poreux à l’imaginaire commun. Pour la bonne raison que la schizophrénie, c’est la maladie mentale, la folie par excellence.

Veut-on quelques exemples tirés de cette réserve inépuisable d’idées reçues, et retransmises, sur la schizophrénie ? « Une schizophrénie, cela se sent » ([2]). « C’est un désastre existentiel », « on n’en guérit jamais ». « Les schizophrènes sont dépourvus d’affectivité », « ce sont des sujets froids, impénétrables ». « Leur pensée est déréelle », « archaïque », « elle régresse au mode syncrétique et concret ». « Ils confondent les mots avec les choses », « falsifient toute possibilité de communication ». « Ils n’ont pas d’insight » (i.e. de conscience du caractère pathologique de leurs troubles), « leurs actes sont immotivés ». « Leur sexualité est inexistante », « dévitalisée ». « Le déchaînement des pulsions demeure chez eux imprévisible ». « Ils sont dangereux », « commettent des crimes dans l’indifférence la plus totale ». Et cetera, et cetera.

Chaque école bien entendu cultive ses propres clichés. Certains ont beau dater, cela les empêche nullement de survivre. « La schizophrénie se caractérise par une perte de l’évidence naturelle », « une structure psychotique », « la négation de tout transfert », « une érotisation paradoxale de la communication », « l’absence de surmoi », etc. Tôt ou tard lors de prises en charge difficiles, lorsque l’équipe soignante donne des signes de découragement, ou que la famille se montre par trop insistante, on ne manque jamais d’entendre dénoncé « un effort pour rendre l’autre fou », « une véritable mère de psychotique », « une famille à transaction schizophrène », etc. D’autres de ces généralisations possèdent une saveur plus actuelle. « Les symptômes négatifs témoignent d’une atteinte frontale » (au départ une simple hypothèse fondée sur des observations inconstantes). « Le principal problème des schizophrénies, c’est leur déficit cognitif » (selon les études, celui-ci est absent dans 11 à 55% des cas [[3]]). « Les schizophrènes sont incapables de construire et d’utiliser des méta-représentations », « ils sont privés de théorie de l’esprit » (généralisations à la mode d’une extrapolation faite par un psychologue anglais à partir de l’autisme infantile).

La plupart de ces stéréotypes, à l’origine, dérivent d’une hypothèse particulière, ou d’une conception plus générale. Par exemple : « ils n’ont pas d’insight », parce qu’ils sont « psychotiques ». Par définition – définition ancienne, complètement obsolète -, la psychose consiste en l’ignorance de son trouble. Même dans les états psychotiques les plus aigus, l’expérience clinique, le témoignage rétrospectif des patients nous enseignent que subsiste toujours une conscience plus ou moins nette de ce qu’il se passe. Etant entendu qu’être conscient de la nature de ses actes et de ses pensées ne signifie nullement pouvoir les maîtriser, ni seulement être capable de les décrire avec précision à autrui. « Ils ne peuvent transférer », parce qu’ils sont « autistes ». L’autisme est un renfermement sur soi qui a été décrit comme l’attitude caractéristique des patients atteints de schizophrénie, à une époque où les perspectives thérapeutiques se bornaient à leur hospitalisation indéfinie. Freud devait comprendre une telle attitude comme le résultat d’un « retrait complet des investissements libidinaux ». Ces sujets se trouvaient, selon lui, dans une « position narcissique » : « incapable d’établir la moindre relation d’objet ». De là à considérer qu’ils étaient, par définition, inaptes à soutenir la relation transférentielle qui est au fondement de toute psychanalyse, il n’y avait qu’un pas. Il a été vite franchi, et pour longtemps. « Ces patients sont dangereux ». Les fameux « crimes schizophréniques » sont rarissimes, et il est toujours extrêmement difficile de faire la part entre ce qui revient à leurs circonstances exactes de survenue et ce qui revient à la maladie. Mais la peur que ces patients inspirent, elle, demeure omniprésente et reste soigneusement entretenue. C’est une « maladie incurable ». On ne parle jamais en effet de « guérison » à propos des schizophrénies, c’est presque un tabou. Et pourtant, on l’a vu, la définition de la maladie retenue par l’Organisation mondiale de la santé ([4]) l’envisage comme une éventualité régulière, parmi d’autres.

Que ces idées soient si pessimistes n’a rien pour nous surprendre. Depuis le début de son existence, le diagnostic de schizophrénie se voit réservé aux cas les plus problématiques de la psychiatrie : ceux qu’on ne sait rapporter à une meilleure explication, le « reste » qui embarrasse. Tout cela influence forcément notre représentation des patients, de leurs aptitudes, leurs possibilités de vivre et de guérir, l’attitude que l’on adopte à leur égard, notre rôle de soignant. Ce qui n’est pas sans soulever un grave problème : et si nos idées, nos conditions d’observation, nos façons de penser orientaient, pour une bonne part, le cours des choses ? Si elles devaient participer à l’évolution de ce que nous soignons, au pronostic ? Ce qu’en d’autres temps un auteur courageux n’avait pas hésité à qualifier de « diagnostic destructeur » ([5]). Si ces situations pathologiques, que nous étiquetons « schizophrénies », avaient à voir elles-aussi avec une profonde atteinte de l’estime de soi ? Quoi de plus interpersonnel, de plus dépendant de l’assentiment d’autrui, de son approbation, que l’estime de soi, ce « courage d’être » dont parle Ricoeur ([6]) ? Il y a tout lieu de penser que les schizophrénies appartiennent à ces situations existentielles qui s’accompagnent d’une grave remise en cause de la confiance en soi. Dès lors, le problème ne deviendrait-il pas, pour partie, circulaire ? Qu’on se remémore le résultat, plutôt paradoxal, auquel aboutirent les grandes études épidémiologiques menées par l’OMS sur la schizophrénie dans les années soixante-dix. Si les troubles que nous rangeons sous cette étiquette ont bien une existence universelle, leur pronostic varie selon les cultures : pour le résumer d’une façon lapidaire, moins un sujet accède aux soins psychiatriques modernes, plus sa schizophrénie a de chances de connaître une issue favorable ([7]). La conclusion qu’on ne tire jamais de ces travaux aujourd’hui délaissés, c’est que notre façon de concevoir ce type de problèmes pourrait bien l’aggraver en voulant le résoudre. Mais ceci nécessiterait de plus amples développements, il me faudra y revenir.

Bref, une fois qu’on fait appel au concept de schizophrénie, comment ne pas être influencé, contaminé, par un héritage aussi lourd à porter ? Comment ne pas projeter sur les problèmes posés tout ce que l’histoire des idées et des pratiques psychiatriques a pu accumuler à son endroit ? Cela est particulièrement le cas des schizophrénies pour lesquelles, à l’heure actuelle (et vraisemblablement pour longtemps encore), rien n’a été vraiment tranché : rien de sûr et définitif qui permette de reléguer sans appel la plupart de ces généralisations au rang d’idées périmées. Aussi peuvent-elles continuer d’avoir libre cours. Et pourtant, que l’on imagine un instant ce que les chercheurs nous promettent tous les jours : le cas d’une schizophrénie qui trouverait son explication dans une cause précise, qui serait rapportée, par exemple, à la mutation d’un gène particulier. Il y aurait gros à parier qu’on verrait aussitôt tout l’héritage qui précède se défaire. Oubliés la « pensée archaïque », le « transfert impossible », la « sexualité dévitalisée », etc. On parlera à la place de « syndrome du gène X », pour faire front avec le patient contre la maladie identifiée. Dès que l’on tient une explication consistante – et les patients et leurs familles le pressentent bien qui le réclament avec insistance -, on commence à y voir clair, on peut mobiliser des forces, faire cause commune. Ce qui fait peur, au fond, ce qui entretient l’imaginaire menaçant que l’on vient d’évoquer, c’est l’incertitude sur les origines du mal, l’inconnu. Il n’y a là rien de nouveau. C’est d’ailleurs ce qui périodiquement pousse à simplifier le problème : assigner à tout prix une cause à la schizophrénie ; quitte à renoncer au discernement scientifique le plus élémentaire.

Si bien que ces patients, qui, répétons-le, souffrent d’un mal qu’on ne sait pas vraiment expliquer (hormis le fait de redire que leur esprit ne fonctionne pas bien dans un langage savant), et dont le pronostic dépend beaucoup plus que nous le réalisons de notre attitude à leur égard, encourent plus que jamais le risque d’être l’objet d’idées reçues, victimes de préjugés. D’être « stigmatisés » par la psychiatrie elle-même. Pour la raison que l’on vient de voir. Et pour une autre : c’est qu’ils sont, psychologiquement, fragiles. Que, moins que quiconque, ils sont en état de se défendre. Qu’ils se trouvent à la charge de l’institution médicale, redevables à son égard : hébergés par elle, soumis à sa protection, ses décisions, son bon vouloir. Nullement dans la position de pouvoir réfuter les jugements péjoratifs, les explications scabreuses de leurs actes et de leurs pensées, les assertions librement formulées sur l’origine de leurs difficultés ou le sens de leurs symptômes. Cette tendance permanente des psychiatres, par exemple, de tout rapporter de leurs conduites et de leurs réactions à ce qui ne serait qu’un trait caractéristique de schizophrénie : « la dissociation », les « quatre A » de Bleuler (autisme, ambivalence, alogie, affect), les « symptômes déficitaires », etc. Toutes notions qui agglutinées entre elles composent le tableau d’une maladie – la schizophrénie – souvent très éloignée de l’expérience qu’ils peuvent en avoir. Quand votre sort dépend des autres, comment remettre en cause ce qu’on pense de vous ? Il faut beaucoup d’assurance pour oser le faire, et une rare vigueur morale pour y parvenir. Deux ressources qui, le plus souvent, font cruellement défaut quand on a une schizophrénie.

En résumé, ces patients encourent le risque permanent de nous voir « réifier » nos hypothèses, nos extrapolations sur leur compte. « Ontologiser » la schizophrénie, croire qu’elle existe telle que nous l’imaginons, que c’est cela et rien d’autre, qu’elle explique tout ce que nous observons chez eux. Que nous développions une vision totalitaire de leur vie, entièrement déduite de ce que doit être la schizophrénie. Alors que, on l’a vu, c’est tout le contraire, ce n’est qu’une inférence non vérifiable, que nous ne devrions manier qu’avec la plus extrême circonspection. Que la première honnêteté serait plutôt de leur avouer : « vous avez tel et tel symptômes, mais leur cause intime, elle, nous échappe ». Et ce risque est d’autant plus grand que la médecine n’est pas qu’une science. Elle est avant tout une pratique, qui sans cesse doit s’engager dans la réalité, le problème qu’on lui soumet, la vie en société : prendre des décisions, faire des choix, trancher, et à la fin rendre des comptes. Forcément opter pour telle explication plutôt que telle autre. On sait que l’on ne se décide qu’en fonction d’évidences et de préjugés : plus les évidences sont minces, plus les préjugés prennent de l’importance. Mademoiselle A. se plaint de ses hallucinations : « j’entends mes voix qui me critiquent sans arrêt, elles n’arrêtent pas, je n’en peux plus ! » Ses parents s’affolent, ils somment le psychiatre d’intervenir, de la soulager à tout prix. La schizophrénie aujourd’hui fait l’objet d’un traitement « consensuel » : les neuroleptiques. Le psychiatre augmente donc le traitement neuroleptique. Sous-entendu, les hallucinations émanent d’un état d’hyper-dopaminergie, il convient de le corriger. Et pourtant, rien n’est sûr dans tout cela. Sauf une chose : qu’il faut agir, s’engager, faire quelque chose.

 

 

À la recherche d’une autre approche

 

Comment remédier à de telles difficultés ? comment les surmonter ? par quels gardes-fous s’en prémunir ? Un certain nombre de réponses à ces questions se trouvent à notre portée, que je voudrais maintenant examiner.

Nous devons tout d’abord commencer par dé-réifier la schizophrénie. Faire systématiquement la part des choses entre hypothèses en cours d’étude, idées reçues et réalités cliniques particulières. Entre le syndrome que l’on observe chez tel individu, et l’explication que l’on s’en donne. Ce qui signifie, entre autres, prendre au sérieux le fait qu’il n’existe pas de schizophrénie, au sens d’explication achevée. On se trouve en présence d’une affection identifiée par la négative, un diagnostic en attente d’étiologie. Un diagnostic qui a ses commodités du point de vue de la pratique médicale, dans la mesure où il permet de rattacher à un ensemble unique un certain nombre d’états cliniques disparates échappant à notre pénétration, soit le préalable indispensable à toute action orientée. Mais un diagnostic qui ne doit pas faire perdre de vue que le regroupement auquel il concourt correspond à un artéfact. L’unicité des schizophrénies n’existe que par abus de simplifications : il n’y a aucun symptôme caractéristique, tous les tableaux se rencontrent, toutes les évolutions sont possibles, aucun traitement n’est en soi spécifique, aucune explication ne vaut pour tous les cas. Cette nécessité de pratique et de communication médicales ne devrait donc pas nous masquer qu’elle s’exerce au détriment de l’exactitude et de la précision : elle amalgame, pêle-mêle, des états très différents, de causalités très différentes. En conséquence par exemple, nous devrions renoncer une bonne fois pour toutes au vocable « schizophrène ». Outre qu’il a ce défaut inacceptable de réduire la personne à une pathologie mentale, à proprement parler les « schizophrènes » n’existent que par les vertus pratiques de notre activité classificatoire. Être « schizophrène », ce n’est que faire partie d’un sous-groupe de patients réunis par un même problème, celui de souffrir de troubles psychotiques idiopathiques. Des cas très divers en somme (ce qui ne veut pas dire que certains ne se ressemblent pas au point qu’il soit difficile quelquefois de ne pas soupçonner une pathologie apparentée), que la psychiatrie ne sait expliquer autrement que par une « schizophrénie », concept pathologique de définition imprécise, dont l’élucidation est renvoyée au futur de la recherche.

Un concept, encore une fois, utile ; mais non validé. Utile : essentiellement à la pratique clinique, aux décisions à prendre (catégoriser les patients, préciser les examens complémentaires indispensables, choisir les thérapeutiques, etc.), et dans une certaine mesure pour prédire l’évolution. Mais même ce dernier point reste très incertain : tous les pronostics peuvent se voir. Non validé : ce n’est qu’un regroupement de travail provisoire, dont on sait qu’à plus ou moins longue échéance il sera démembré, qu’il ne survivra pas. Toutes les prédictions faites en son nom demeurent largement hypothétiques, entachées d’approximations. Si l’on néglige ce point essentiel, toute prévision individuelle encourt le risque d’être arbitraire. C’est le cas du pronostic en particulier : celui-ci peut être aussi bien sévère que bénin, avec tous les intermédiaires. Pourquoi dans ce cas ne privilégier que la première éventualité ? Notre rôle de médecin est de laisser l’avenir ouvert, autant qu’il peut l’être. Surtout quand cet avenir dépend, en partie, de notre intervention. Les « prédicteurs » évolutifs n’ont qu’une valeur limitée dans les schizophrénies. Ils ne paraissent pas directement liés à la définition clinique, mais se présentent plutôt comme des « variables indépendantes », telles que les conditions de vie, l’expérience professionnelle ou le soutien familial disponible ([8]). Au nom de quoi, dans ces conditions, devrait-on tenir tous les sujets qui reçoivent un diagnostic de schizophrénie pour identiques ? justiciables d’une psychopathologie unique ? d’un avenir commun ? généraliser à tous ce qui n’est observé que chez quelques-uns sous certaines conditions ?

Dé-réifier la schizophrénie, cela implique de nous tenir informés : considérer qu’en l’état la question n’est pas résolue, qu’elle demeure en cours d’étude, qu’on ne sait pas grand chose au cas par cas, qu’il nous faut donc constamment remettre en cause ce que l’on sait ou croit savoir. Bref, adopter une attitude scientifique devant le problème : exercer un regard critique sur tout ce qui s’y rapporte. C’est si rare. La schizophrénie constitue un domaine d’étude où la psychiatrie ne tire pas à conséquence. Il faut reconnaître que la tâche de maintenir un bon niveau d’information critique sur les connaissances produites à son propos n’est pas une mince affaire, compte-tenu du fatras des travaux publiés et de leur taux de déchets. Sans compter que, du fait des techniques de recherche employées, de la spécialisation qu’elles requièrent, mais encore des contraintes propres à la publication scientifique, il existe un écart toujours plus grand, et d’autant plus problématique, entre la schizophrénie qu’étudient, dans l’abstrait, les chercheurs, et celle, beaucoup plus concrète et terre à terre, que soignent les psychiatres. Sans compter surtout que l’industrie (les laboratoires intéressés aux traitements) prend une part toujours plus considérable à la production orientée, et à la diffusion encore plus orientée, de ces connaissances. Et ce à tous les niveaux : par le biais des financements, les questions posées, les thèmes de recherche développés et les hypothèses finalement explorées se voient de plus en plus soumis à des priorités industrielles.

Mais surtout, nous devons respecter plus nos patients. Je suis gêné d’énoncer pareille lapalissade, mais pourtant il le faut. C’est un fait que les sujets qui font l’objet d’un diagnostic de schizophrénie sont moins respectés que les autres. Il existe bien une règle simple pour y parvenir : ne leur faire subir que ce que l’on admettrait, si l’on se trouvait à leur place, dans leur condition. Une règle qui, en apparence, devrait aller de soi, dont tout le monde peut se réclamer, mais qui, dans les faits, se trouve très délicate à appliquer. D’une part, dans un système de décisions (et la médecine en est un au plus haut point), ceux qui se trouvent en état de faiblesse tendent à avoir toujours tort. D’autre part, il est bien plus malaisé que nous le croyons de pouvoir se mettre à la place de ces patients, dans leur condition. Car nous sommes bien portants, quand eux sont extrêmement fragilisés par ce qui leur arrive. D’une fragilité qui requiert de l’imagination active, une certaine expérience psychologique pour s’en figurer la nature exacte. A trop les tenir sur un pied d’égalité, nous encourons le risque de méconnaître leurs difficultés, leur susceptibilité, de négliger leur faiblesse, au bout du compte de les aggraver. Et cependant, combien la situation de ces patients se verrait améliorée si cette règle élémentaire était correctement appliquée !

Cela veut dire, par exemple, les considérer comme des partenaires à part entière. Respecter leur droit à bénéficier, comme tout le monde, du doute scientifique. Mais encore tenir compte de leurs avis, leurs inquiétudes, leur vision des choses, leurs valeurs, leurs goûts. Non seulement les écouter, mais les entendre ; les prendre au sérieux, les traiter en interlocuteurs responsables. C’est si rare, là aussi, parce que le problème des schizophrénies est soit-disant un « manque d’insight ». Ce n’est qu’une idée reçue ; elle ne résiste pas longtemps à un examen sérieux ; on en vient même quelquefois à se demander si elle n’indique pas plutôt un certain manque d’insight de la part des psychiatres qui la professent. Il est évident que ces patients possèdent une capacité d’« insight », de regard sur eux-mêmes. La conscience de ce qu’ils vivent peut certes se trouver temporairement occultée par la gravité des symptômes, reléguée au second plan dans les moments les plus aigus de l’état psychotique. Mais passée la crise, elle se raffermit toujours : elle se développe, au prix de la souffrance, de la rencontre des limites, de l’échec, de l’expérience répétée de la fragilité. Le simple fait de le reconnaître est ce qui définit toute l’approche psychiatrique moderne : il faut relire les lumineuses analyses que Gladys Swain et Marcel Gauchet nous ont données sur cet aspect fondamental de l’histoire de notre discipline ([9]). On s’adresse à des sujets raisonnables au sens fort, aptes à être conduits vers la raison ; s’ils ne le sont plus, momentanément, ils vont le re-devenir. Plus on suppose, et respecte, ce « reste de raison », plus on en favorise le retour. Admettre la lucidité de ces patients, c’est ne pas hésiter à partager nos incertitudes avec eux : se placer sur le même terrain d’égalité devant l’inconnu que constitue leur maladie. Un patient ne sait pas pourquoi il est malade. Comme on l’a vu, nous non plus, à dire vrai. Même si nous parvenons, éventuellement, à expliquer « comment » il a pu le devenir, le « pourquoi » nous échappe. Mieux vaut s’unir sur une base commune contre une cause qui nous dépasse. Reconnaître humblement que nous nous trouvons démunis, nous aussi, que notre diagnostic de schizophrénie n’offre qu’une réponse provisoire, qu’il n’apporte pas d’explication pleine et entière aux difficultés pour lesquelles nous sommes consultés. Ce qui n’empêche pas que nous disposions de moyens, limités mais bien réels, de venir en aide.

Tout ceci paraîtra peut-être creux. Mais au point où la psychiatrie en est aujourd’hui arrivée, il n’est pas inutile de rappeler quelques évidences : nous devons chercher à établir les conditions d’un dialogue avec ces patients. Un dialogue véritable, platonicien, qui écoute et n’avance qu’une fois le consentement librement accordé. Un dialogue qui ne tient pas la conscience de notre interlocuteur pour objet entièrement explicable du dehors, réductible à un système psychopathologique simple, mais pour alter ego. Cela demande du temps : le temps de la connaissance, de la compréhension réciproques, du dialogue précisément. Mais nous n’avancerons pas dans cette voie si nous restons incapables de reconnaître que subsiste une clairvoyance affective chez ces patients. Même si je délire et ne peux m’empêcher de le faire, je conserve une conscience de mes actes, de leurs rapports avec d’autres aspects de ma situation, avec les relations que j’entretiens ; de leur caractère, à mon point de vue, nécessaire dans l’instant. Et j’aurai, un jour, une représentation plus complète, un discernement plus étendu de leur portée. Le travail de prise de conscience demande de miser sur le futur. Quand on a mal, et le délire n’est qu’une forme de douleur, ou, si l’on préfère, de compensation instinctive à une souffrance, on ne réfléchit pas. Mais quand on commence à avoir moins mal, on recommence à réfléchir. Et l’on aura beaucoup réfléchi quand on aura eu une longue habitude de son mal ; soit, ce qui revient au même, un commencement de la sagesse. Passé un temps d’évolution, les patients en savent plus que nous sur leur fragilité, les conditions les plus propices à la protéger, l’expérience d’être malade et de délirer.

Ce n’est qu’en accordant sa pleine valeur à ce savoir intime d’expérience, sur la maladie et sur soi, que se forgent par la force des choses nos malades, que nous pourrons avancer dans notre compréhension de leur affection, et mieux les secourir. Nous ne pouvons borner notre approche au décompte des symptômes positifs à « éradiquer » par les neuroleptiques, puis à celui des troubles cognitifs « résiduels » qu’il conviendrait de rééduquer pour faciliter la prise des médicaments, éviter les erreurs et bien se tenir en société – comme le proposent nombre de programmes de « remédiation socio-cognitive » aujourd’hui à la mode. Contrairement à ce que l’on croit, on peut très bien vivre avec des « déficits cognitifs ». Mais ce qui est sûr, c’est qu’on vit mal, qu’on souffre, quand on est fondamentalement incompris. C’est à cela que nous devons « remédier » : saisir ce que vivent ces patients au plus profond d’eux-mêmes. Ce n’est qu’ainsi qu’ils pourront se sentir soutenus, délivrés, qu’ils pourront émerger de la solitude, de l’abandon, de l’isolement dans lesquels les plongent l’incompréhension des hommes. (A suivre)

Références

* La première partie de cet essai a été publiée dans le numéro précédent de Neuropsychiatrie : Tendances & Débats : 2005, n° 27 (juin-septembre), pp. 9-21.

  1. Brockington IF. Schizophrenia : yesterday’s concept. Europ Psychiatr, 1992 ; 7 : 203-7.
  2. Bottéro A. Une odeur de schizophrénie. L’Evol Psychiatr 2003 ; 68 : 299-307.
  3. Palmer BW, Heaton RK, Paulsen JS & al. Is it possible to be schizophrenic yet neuropsychologically normal ? Neuropsychol 1997 ; 11: 437-446.
  4. ICD-10. The ICD-10 Classification of Mental and Behavioural Disorders. Clinical descriptions and diagnostic guidelines. World Health Organization, Genève, 1992.
  5. Baruk H. Traité de psychiatrie. Paris : Masson, 1959, p. 772s. Plus récent sur le même sujet : Hinselwood RD. The difficult patient. The role of “scientific psychiatry” in understanding patients with chronic schizophrenia or severe personality disorder. Brit J Psychiat 1999 ; 174 : 187-190.
  6. Ricoeur P. « La différence entre le normal et la pathologique comme source de respect ». In : Le Juste 2. Paris, Esprit, 2001, pp. 215-226.
  7. World Health Organization. The International Pilot Study of Schizophrenia. John Wiley & Sons, New York, 1973. Schizophrenia : An International Follow-up Study. John Wiley & Sons, New York, 1979. Jablensky A, Sartorius N, Ernberg G & coll. Schizophrenia : manifestations, incidence and course in different cultures. A WHO ten-countries study. Psychol Med (Monograph Suppl) 1992 ; 20 : 1-97.
  8. Sur ce point voir par ex. Strauss, JS, Carpenter WT, Jr. Prediction of outcome in schizophrenia : III. Five-year outcome and its predictors. A report from the International Pilot Study of Schizophrenia. Arch Gen Psychiatr 1977, 34 : 159-163. Harding CM, Brooks GW, Ashikaga T & coll. The Vermont longitudinal study : II. Long-term outcome of subjects who retrospectively met the DSM-III criteria for schizophrenia. Am J Psychiatr, 1987, 144 : 727-735. Boyle, M. A scientific delusion ? Londres : Routledge, 1990 ; spécialt. pp. 103-110 et pp. 95-117.
  9. Swain G. Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie. Précédé de : De Pinel à Freud, par M. Gauchet. Calmann-Lévy, Paris, 1997 (1ère éd. du texte de G. Swain : Privat, Toulouse, 1977). Swain G. Dialogue avec l’insensé. Précédé de : À la recherche d’une autre histoire de la folie, par M. Gauchet. Paris, Gallimard, 1994.