Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2005 ; 27.
Qu’est-ce que la schizophrénie ? Les traités de psychiatrie, la plupart des psychiatres répondent avec autorité à une telle question. La schizophrénie, aujourd’hui, c’est quelque chose de connu, de très étudié, sinon d’entièrement élucidé. Une affection qu’on estime fréquente, qui toucherait six cent mille personnes en France. Qu’est-ce que vit, qu’est-ce qu’éprouve un sujet qui souffre d’une telle affection ? Comment le savoir, déclarent souvent les mêmes sources, les « schizophrènes » ont quelque chose d’ « étrange », de « bizarre » ; leurs pensées sont impénétrables, leurs sentiments imprévisibles. Quand on y regarde de plus près, quand on possède une certaine expérience de ces questions, on en vient à se dire, au contraire, qu’il n’y a pas plus insaisissable que la notion de schizophrénie, et bien souvent pas plus proche de nous, plus familier qu’une personne qui se voit attribuer un tel diagnostic. Il y a là comme un paradoxe : pour expliquer certains problèmes humains, la psychiatrie quelquefois s’en éloigne au point de se couper d’eux. Singularité de cette discipline ; vouloir se rapprocher de la souffrance psychique des hommes, chercher à pénétrer ses motifs afin de la soulager, pour finir par s’en distancier de par les explications qu’elle se donne. Comment peut-elle en arriver là ? Pour tenter de le comprendre, il faut probablement remonter au point d’origine : qu’est-ce qu’on entend par « schizophrénie » aujourd’hui ? A quoi correspond un tel diagnostic ? Comment les psychiatres procèdent-ils, concrètement, pour l’établir ? Mais peut-être convient-il tout d’abord de s’interroger sur ce que représente exactement un « diagnostic ».
- Qu’est-ce qu’un diagnostic ?
Le rôle de la médecine, psychiatrie incluse, est de tenter de déchiffrer ce qui ne va pas dans une vie, pour s’efforcer d’y remédier : transformer une situation humaine négative, prendre prise sur elle afin d’agir vers un mieux, au moins relatif. Ceci est habituellement rendu possible par une double opération. On établit un état des lieux, un bilan des dégâts, la forme de souffrance en cause – ce qu’on appelle un diagnostic clinique. On identifie ensuite l’origine du mal, la maladie responsable : le diagnostic étiologique. Combinant ces deux temps, la démarche du diagnostic médical permet d’y voir plus clair, de mettre de l’ordre dans une situation anormale, mystérieuse ou confuse ; elle avance dans la résolution du problème. Mais il arrive que le diagnostic obscurcisse la question qui lui est soumise, qu’il devienne un obstacle à sa compréhension ; qu’il rende la situation traitée plus difficile à démêler. Pourquoi ? Parce que dans la plupart des cas, le diagnostic revient à déplacer le problème qui lui est soumis sur un autre plan, lequel n’est plus celui de la réalité, des faits observables, mais celui des idées que les hommes se font sur ces faits. Que ces idées soient incertaines, purement hypothétiques, fausses, ou qu’elles manquent seulement de confirmation scientifique ou de clarté, et le diagnostic aura toutes les chances de compliquer le problème envisagé.
La procédure diagnostique revient donc à enchaîner deux opérations distinctes. Tout d’abord repérer des symptômes qui vont de pair, qui évoluent ensemble et constituent à ce titre une régularité pathologique reconnue ; ce qu’on appelle, au sens propre du terme, un « syndrome ». Puis attribuer au syndrome ainsi identifié une cause probable ou certaine (selon les possibilités de vérification, les preuves), parmi les innombrables causes envisageables. La série causale à laquelle est rapporté le syndrome est ce qu’on appelle une « maladie » : un modèle explicatif, une théorie scientifique qui vise à expliquer l’apparition du syndrome. Bien entendu une telle théorie est toujours incomplète : en perpétuelle amélioration, à mesure qu’avancent et s’affinent nos connaissances, c’est le propre des explications scientifiques. Mais elle fournit, en présence d’un ensemble de faits anormaux, d’un syndrome cliniquement identifié, une explication suffisamment cohérente pour permettre d’agir avec une certaine efficacité. L’important, à ce stade, est de réaliser, et surtout de garder à l’esprit, qu’une maladie n’existe pas dans le monde réel à la manière d’un objet : elle se trouve induite, au terme d’une série d’opérations intellectuelles.
Un problème se pose lorsque la théorie du syndrome n’est pas disponible, qu’elle demeure par trop fragmentaire, en cours d’élaboration. Les médecins parlent dans ce cas de trouble ou de maladie « idiopathique ». On est en présence d’un syndrome qui existe par lui-même, sans pouvoir être rattaché à une cause suffisamment définie, à une maladie. Une maladie idiopathique n’est donc retenue comme diagnostic que lorsque toutes les autres auront été recherchées en vain, et tour à tour éliminées. C’est une maladie en attente de théorie, d’explication. Comme on va le voir, le statut nosographique de la schizophrénie est précisément de cet ordre.
- Poser un diagnostic de schizophrénie : les définitions présentes
Il faut d’abord envisager comment on aboutit, en pratique, à ce diagnostic. Premier écueil, tout dépend du pays dans lequel on se trouve ou du psychiatre auquel on a affaire. Cela paraîtra une boutade, mais c’est pourtant vrai. Les critères requis pour le diagnostic de schizophrénie varient d’une école de psychiatrie à une autre. Le choix des symptômes, leur nombre nécessaire, leur durée ne font pas l’objet d’un accord unanime entre les psychiatres. La principale conséquence d’une telle situation est qu’une personne peut être considérée comme atteinte de schizophrénie d’après les critères de telle école, et ne pas l’être d’après telle autre. Ceci est plutôt fâcheux car poser un tel diagnostic n’a rien d’anodin. C’est engager en puissance une série de mesures thérapeutiques, de décisions lourdes de conséquences pour la destinée d’un individu, qu’on aimerait mieux voir prises sur des bases plus solides et définitives que soumises à des questions d’écoles.
Prenons par exemple deux définitions actuelles de la schizophrénie, celle de la 10ème Classification internationale des maladies publiée par l’Organisation Mondiale de la Santé (CIM 10 : [1]), dont l’usage prévaut dans les pays dont la tradition psychiatrique a été influencée par l’école médicale anglaise, et celle de la très influente Association américaine de psychiatrie, qu’on appelle le DSM IV, du nom de la 4ème édition de son manuel diagnostique de référence (2).
La CIM 10 demande que trois conditions soient remplies pour que soit retenu un diagnostic de schizophrénie : s’assurer de la présence d’un certain nombre de symptômes « évocateurs » dont la liste est détaillée au tableau 1, qui évoluent depuis un mois minimum, en l’absence de toute pathologie capable d’en rendre compte.
Ces symptômes peuvent s’associer entre eux, toutes les combinaisons étant a priori tenues pour possibles. Certains toutefois se voient attribuer une valeur plus grande : un seul des quatre premiers de la liste suffit au diagnostic, tandis que pour les autres au moins deux sont nécessaires.
Comme on le voit, les symptômes énumérés dans cette définition sont de nature fort différente. Ils pourraient donner lieu à d’autres regroupements, en fonction de leur signification psychologique par exemple. Mais les auteurs, se défiant de toute interprétation psychopathologique, ont préféré s’en tenir à ce qu’ils appellent une symptomatologie « purement descriptive » : qui ne retient que des symptômes observables, en se gardant de leur prêter un sens, quitte à se fermer à ce que vivent ceux qui les éprouvent. Sans pousser bien loin l’analyse psychologique, il saute aux yeux que prédominent les symptômes psychotiques dans cette définition. Par « symptômes psychotiques », on entend des symptômes qui traduisent une altération du système de représentation de la réalité : des hallucinations, des idées délirantes, un délire. Pour la CIM 10, comme on peut le constater dans le tableau qui précède, les symptômes psychotiques qui doivent faire discuter une schizophrénie gravitent autour d’un sentiment de dépossession de soi, d’une atteinte de l’indépendance et de l’unité de la personne, de sa liberté d’agir et de penser, de son autonomie. D’autres symptômes énumérés dans cette liste, dont l’importance diagnostique est manifestement jugée moindre par cette école, suggèrent l’existence d’une désorganisation de la pensée et de l’activité. D’autres une restriction de la capacité d’action, notamment sur le plan des réalisations sociales. Quant aux symptômes « catatoniques », disons simplement ici qu’ils représentent une forme extrême de l’inhibition anxieuse.
1. un écho, une insertion, un vol ou une diffusion de la pensée |
2. un délire de contrôle, d’influence, de passivité (pensées, sensations, mouvements ou actions imposés), une perception délirante |
3. des voix hallucinatoires qui commentent en permanence le comportement du sujet ou discutent à son propos |
4. des idées délirantes culturellement incongrues, aucunement plausibles |
5. des hallucinations persistantes, de quelque modalité que ce soit dès lors qu’elles s’accompagnent d’ébauches d’idées délirantes dépourvues de contenu affectif ou d’idées surinvesties exagérément tenaces |
6. des pauses ou des interpolations dans le fil de la pensée se manifestant par un discours incohérent, hors de propos ; des néologismes ; un état catatonique (excitation, maintien des attitudes, flexibilité de cire, négativisme, mutisme, stupeur) |
7. des symptômes « négatifs » tels qu’une apathie importante, une pauvreté du discours, des réactions émotionnelles éteintes ou inappropriées, qui s’accompagnent d’un repli et d’une baisse des performances sociales, l’effet d’une dépression ou d’un traitement neuroleptique étant formellement exclu |
8. une modification marquée de la conduite se manifestant par un désintérêt, un apragmatisme, une oisiveté, un repli |
Tableau 1. Symptômes évocateurs d’une schizophrénie d’après la CIM 10.
L’important est de noter que tous ces symptômes ne sont nullement « pathognomoniques » : aucun d’eux n’appartient en propre à la schizophrénie. C’est la raison pour laquelle il est précisé que le diagnostic ne saurait être retenu qu’au terme d’une enquête minutieuse, qui vise à éliminer toute affection susceptible de se traduire par des symptômes identiques : intoxication par une substance psycho-active (drogue, médicament), pathologies médicales et surtout psychiatriques, en particulier un trouble de l’humeur : dépression, excitation maniaque, état mixte maniaco-dépressif. Une épreuve thérapeutique est en général nécessaire pour s’assurer de ce dernier point. Elle demande du temps et le délai imparti d’un mois sera souvent trop court pour juger immédiatement du caractère schizophrénique ou non d’un tableau clinique.
Autre point important, cette définition ne fait pas d’une dégradation du niveau de fonctionnement un symptôme obligé. Les auteurs de la CIM 10 admettent qu’il est possible d’avoir une schizophrénie sans manifester de cassure professionnelle ou sociale. De même les symptômes « négatifs » sont-ils jugés inconstants. Ces deux particularités, ajoutées à la durée du trouble qui peut être courte (un mois suffit), signifient que pour cette école psychiatrique la schizophrénie n’est pas nécessairement une maladie chronique entraînant un effondrement des réalisations personnelles et sociales, comme on le considère généralement en France. Selon la CIM 10, il est concevable de présenter une schizophrénie temporaire et d’en guérir sans séquelles : « dans un certain nombre de cas, qui varie selon les cultures et les populations, l’évolution se fait vers une guérison complète ou quasi-complète » (ibid.). La définition de la schizophrénie est donc ici relativement large et n’exclut pas des cas bénins.
Toute autre est la position des auteurs américains. Leur DSM IV prône une définition beaucoup plus restrictive de la maladie, en insistant sur sa longue durée et la rupture sociale qui en résulte, autrement dit sur sa gravité. De plus en plus usitée en France, où il est de tradition d’envisager la schizophrénie comme le prototype des « psychoses chroniques invalidantes », son emploi s’est généralisé dans les protocoles de recherche et les essais cliniques. Lorsqu’on discute des traitements, des avancées de la recherche, etc., c’est huit fois sur dix à la définition américaine de la schizophrénie que l’on se réfère aujourd’hui.
Les conditions exigées par le DSM IV pour poser un diagnostic de schizophrénie obéissent au même schéma que la CIM 10, avec deux différences de taille : la durée des symptômes doit être plus longue (6 mois minimum) et leur retentissement fonctionnel beaucoup plus marqué.
En ce qui concerne les symptômes, le DSM IV est moins disert que la CIM 10. Il se borne à en énumérer cinq types, dont deux au moins doivent être présents pour considérer le diagnostic (tableau 2).
Toutes les combinaisons sont théoriquement possibles, mais là encore les auteurs tiennent certains symptômes pour plus caractéristiques que d’autres : un seul suffit lorsque le délire peut être qualifié de « bizarre », ou si les hallucinations consistent en des voix qui émettent un commentaire sur le comportement ou la pensée du sujet ou qui conversent entre elles.
Afin de pouvoir être pris en compte, ces symptômes doivent évoluer depuis au moins un mois. Mais un critère de durée complémentaire ajoute que « des signes permanents de la perturbation persistent pendant six mois au moins », avec éventuellement « des périodes de symptômes prodromiques ou résiduels », ceux-ci correspondant soit à des symptômes négatifs, soit à une forme atténuée de symptôme psychotique. Le DSM IV en offre comme exemple des « croyances bizarres » ou des « perceptions inhabituelles », sans s’étendre plus.
Un « critère fonctionnel » spécifie que le travail, les relations ou le soin qui est porté à soi ont « nettement » perdu la qualité qu’ils possédaient avant la maladie. Le critère d’exclusion, lui, reste le même que celui de la CIM 10 : doivent avoir été exclues toutes les pathologies qui pourraient se trouver à l’origine du tableau clinique : une intoxication, une affection médicale, une affection psychiatrique, en particulier un trouble de l’humeur.
Enfin l’évolution possible du trouble va de l’aggravation irréversible à la rémission, considérée comme rare, généralement suivie de rechutes. L’éventualité d’une guérison, a fortiori sans séquelles, est nullement envisagée. A la différence de la CIM 10, la schizophrénie que décrivent les auteurs américains est donc une maladie grave, chronique, incurable le plus souvent.
1. idées délirantes
2. hallucinations 3. discours décousu (déraillement, incohérence) 4. comportement grossièrement désorganisé ou catatonique 5. symptômes « négatifs » : émoussement affectif, pauvreté expressive, aboulie |
Tableau 2. Symptômes évocateurs d’une schizophrénie d’après le DSM IV 11.
- Des définitions problématiques
On peut émettre des critiques sur ces deux définitions, et les psychiatres ne se sont pas privés de le faire. Tout d’abord, il saute aux yeux qu’une grande latitude leur est laissée dans l’appréciation des symptômes. Où commencent exactement le « comportement grossièrement désorganisé », la « pauvreté d’expression », « l’aboulie » dont il est question ? Les risques de diagnostic par excès (par défaut aussi bien, mais ceux-ci sont toujours moindres, étant donné la propension diagnostique qui sévit chez la plupart des psychiatres) paraissent inévitables en présence d’une telle marge d’interprétation laissée à la discrétion du clinicien. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de ce que le DSM IV appelle des « idées délirantes bizarres », dont le constat suffit à lui seul, au plan des symptômes exigés, à faire envisager le diagnostic, alors qu’à l’évidence la « bizarrerie » d’une idée est affaire de normes intellectuelles bien délicates à délimiter, qui plus est à appliquer de façon tranchée. Se pose donc un sérieux problème de limites.
Mais même s’il reste entendu qu’aucun de ces symptômes « évocateurs » ne saurait être caractéristique en soi, on pourrait penser que leur regroupement devrait permettre de cerner un syndrome typique ; que leur accumulation accroît la probabilité d’être en présence d’une schizophrénie. Or pour les deux classifications envisagées (et c’est le cas des autres [3]), aucun des divers regroupements possibles, parmi les symptômes retenus comme « caractéristiques », n’est en soi plus spécifique qu’un autre. Pour le DSM IV par exemple, un sujet peut avoir une schizophrénie dont les symptômes se limitent à un délire « étrange » ou à un commentaire hallucinatoire de ses actes ; un autre une schizophrénie qui se manifeste sous la forme d’une incohérence de son discours ou de son comportement, en l’absence d’idées délirantes ou d’hallucinations ; un troisième par un état d’inaction, que justifie mal des explications décousues ; et ainsi de suite. En somme, les tableaux cliniques peuvent être très différents, mais aucun n’est finalement plus spécifique qu’un autre. Dans les exemples qui précèdent, le premier sujet entend des voix, le second parle ou agit de façon désordonnée, le troisième vit reclus sur lui-même. Les psychiatres ont coutume de dire, en pareil cas, que les symptômes « positifs », la désorganisation ou les « symptômes négatifs » tour à tour prédominent. Mais chacun de ces sujets recevra le même diagnostic, chacun sera présumé atteint de la même maladie. Le même constat peut être fait avec la définition de la CIM 10. Il n’a d’ailleurs rien d’étonnant : à les examiner de plus près, on constate que ces définitions se conforment à un modèle particulier. Elles sont en « tel symptôme ou tel symptôme ou tel symptôme… », chacun étant tenu pour interchangeable du point de vue du diagnostic. Dans la mesure où les symptômes sont extrêmement disparates, il ne saurait être question d’identifier un syndrome homogène par ce type de définition. Des syndromes psychopathologiques très différents vont donc nécessairement conduire à un diagnostic uniforme de schizophrénie.
D’autre part, chacun des symptômes qu’énumèrent ces définitions peut se rencontrer, par exemple, dans un trouble de l’humeur, un syndrome démentiel ou un état confusionnel. Ce qui fait, au bout du compte, retenir le diagnostic de schizophrénie, ce n’est donc pas un tableau clinique à part, qui serait véritablement caractéristique, mais l’élimination de toutes les autres pathologies possiblement en cause. Le diagnostic de schizophrénie est ainsi porté en dernier recours, lorsque la situation clinique examinée ne reçoit pas de meilleure explication. Ce qu’il est convenu d’appeler en médecine un « diagnostic d’élimination » : un diagnostic que l’on ne retient qu’une fois éliminés tous les autres. Ceci est tellement vrai que dès qu’une cause aura été identifiée, en présence d’un syndrome « évocateur », on cessera de parler de schizophrénie. On ne sait pas, autrement dit, distinguer sur la seule clinique une schizophrénie sui generis d’une schizophrénie symptomatique, qui serait secondaire à une étiologie identifiable : la schizophrénie se dissout dans les causes qui lui sont assignées. Il y a lieu de penser qu’il en sera encore longtemps ainsi ; que chaque fois qu’une cause précise sera découverte, celle-ci se substituera à la schizophrénie.
Bref, ce qui définit aujourd’hui la schizophrénie, mieux vaudrait dire les multiples syndromes schizophréniques, vu la quantité de combinaisons symptomatiques envisageables, c’est une condition négative : l’absence de cause identifiable en présence de symptômes « évocateurs », généralement (mais non forcément) du registre psychotique. Par cause identifiable, on l’a vu, il faut entendre également une autre affection psychiatrique, dont l’étiologie peut rester encore incomplètement élucidée, mais dont la clinique, l’évolution ou le traitement s’avèrent mieux définis : une psychose aiguë, un trouble bipolaire maniaco-dépressif par exemple. Que l’affection psychiatrique identifiée soit plus accessible à un traitement, que son tableau soit plus net ou qu’elle soit réputée de meilleur pronostic font primer son diagnostic sur celui de schizophrénie.
Il est intéressant de remarquer que cette définition en négatif se trouve en complète opposition avec les définitions classiques de la schizophrénie, lesquelles ont toutes été conçues, au départ, sous une forme positive. Sans se lancer dans la longue histoire de l’évolution de la notion de schizophrénie, il suffit de rappeler que les trois auteurs qui ont le plus influencé cette histoire, au cours du siècle d’existence de la schizophrénie, Emil Kraepelin (1856-1926), Eugen Bleuler (1857-1939) et Kurt Schneider (1887-1967), ont chacun à tour de rôle axé leur description de cette maladie sur l’existence d’un noyau symptomatique à leurs yeux caractéristique. Pour Kraepelin, ce qui faisait l’unité de sa « démence précoce » (maladie qui, on le sait, fut la matrice clinique de la schizophrénie de Bleuler), était ce qu’il résumait du mot de Verblödung : une détérioration affective et conative progressive d’un cachet spécial, évoluant précocement vers un état démentiel incurable. Pour Bleuler, qui devait introduire la schizophrénie à une époque où il était devenu évident qu’une démence n’était pas à l’œuvre dans ce type d’affections, la dimension « fondamentale » commune à ce qu’il appelait le « groupe des schizophrénies » consistait en une désorganisation de la pensée associative, qui provoquait une dislocation de l’esprit, manifeste sous la forme d’hallucinations, d’idées délirantes, ou encore d’une ambivalence des conduites et des sentiments. Pour Schneider, la marque clinique des schizophrénies résidait ailleurs : dans une forme particulière de symptômes psychotiques, qualifiés par lui de « symptômes de premier rang », que l’on retrouve pour l’essentiel dans les trois premiers types de symptômes énumérés par la CIM 10 (tableau 1) : insertion, vol ou diffusion des pensées ; délire de contrôle, d’influence, de passivité ; commentaire des actes.
Par rapport à ces trois conceptions historiques, la schizophrénie a donc aujourd’hui perdu toute dimension psychopathologique spécifique. Mais il n’est guère difficile de s’apercevoir que ses définitions modernes représentent, à des degrés divers, un compromis prudent entre les conceptions divergentes des trois auteurs qui précèdent, aucune d’entre elles n’étant pleinement avalisée : mélange variable d’une détérioration irréversible du niveau de fonctionnement (Kraepelin), d’une désorganisation de la pensée (Bleuler), de symptômes psychotiques évoquant un sentiment d’effraction de l’autonomie (Schneider).
Compromis est le mot, car il faut comprendre que ces définitions que nous venons d’examiner sont l’aboutissement de longs débats, le consensus provisoire auquel parviennent les « experts » qui concourent à leur élaboration, compte tenu des données cliniques et épidémiologiques disponibles, et surtout de leurs propres conceptions psychiatriques. Mais le compromis obtenu correspond-il à la nature du trouble que l’on cherche à saisir, ou aux exigences de la pratique psychiatrique ? Se pose en effet le problème suivant : les experts consultés peuvent parvenir à s’entendre sur des critères diagnostiques ; ils peuvent s’accorder sur le sens qu’il convient de donner à chacun des symptômes retenus pour leurs critères ; la définition de la schizophrénie qu’ils proposent peut donc être dépourvue d’ambiguïté, précise, reproductible. Mais est-elle pour cela valide ? Qu’on tombe d’accord pour convenir que « ceci, et non cela, est une schizophrénie » suffit-il à assurer que le « ceci » en question correspond à un objet singulier, du point de vue des causes, de l’évolution ou de la thérapeutique ? Autrement dit, on est amené à se demander si la définition obtenue répond ontologiquement à quelque chose de plus qu’à une construction consensuelle provisoire, le fruit d’un héritage clinique laborieusement négocié entre spécialistes. Beaucoup d’auteurs se posent la question, les scientifiques en particulier qui peinent à avancer en présence de définitions variables d’un objet d’étude présumé unique. A-t-on affaire à une même maladie qui se présente sous des formes cliniques différentes ? ou à différentes maladies réunies par la seule imperfection de nos connaissances cliniques ? De plus en plus de chercheurs penchent pour la seconde possibilité. Les définitions de la schizophrénie ont beau être « opérationnelles », elles ne cernent pas une pathologie homogène. Elles offrent un moyen terme entre plusieurs syndromes schizophréniques divergents, plus réunis par le souci du consensus et de ne pas manquer un diagnostic différentiel accessible à un traitement, que par l’exigence de trier et d’étiqueter avec patience des tableaux originaux, au sein d’une nébuleuse de « psychoses idiopathiques sans étiologie ». A l’évidence une ré-analyse à la fois symptomatique, syndromique, neuropsychologique, évolutive et étiologique, des multiples tableaux de ces psychoses idiopathiques devra tôt ou tard être entreprise avec un regard neuf, si l’on veut échapper à ce dilemme insoluble qui consiste à définir la schizophrénie par un compromis entre ce qu’elle n’est plus au plan des idées psychopathologiques, et ce qui subsiste inexpliqué de son héritage nosographique.
Quant aux conséquences de ce flou définitionnel pour les patients, on en a déjà touché un mot, elles sont claires : là où les psychiatres utilisant la définition de l’ICD 10 diagnostiquent cinquante cas de schizophrénies, ceux qui optent pour celle du DSM IV n’en identifient plus que trente-cinq (4). Plus on resserre les critères, plus on laisse de situations sans diagnostic. Que vaut-il mieux : avoir un diagnostic incertain alors qu’il est lourd de sens, ou pas de diagnostic ?
- En pratique
Si l’on en revient à la question posée – qu’est-ce que faire un diagnostic de schizophrénie aujourd’hui ? –, ce long détour par les définitions cliniques présentes permet donc d’apporter les précisions suivantes :
- i) la schizophrénie est une forme de « trouble psychotique ». Les symptômes qui comptent le plus dans sa définition sont les symptômes psychotiques, e. des symptômes qui signalent une atteinte des capacités de représentation de la réalité. Ce type de symptôme est mis au premier plan par les deux classifications envisagées ; la schizophrénie est expressément rangée dans la catégorie des « troubles psychotiques » par le DSM IV
- ii) c’est une affection dépourvue de signe pathognomonique : ses symptômes peuvent se rencontrer au cours d’innombrables pathologies
iii) c’est un diagnostic d’élimination. Ce point explicite pour les deux classifications envisagées se voit confirmé par tous les autres systèmes diagnostiques actuellement en vigueur. La schizophrénie recueille les situations cliniques (généralement, mais on l’a vu, pas obligatoirement, ce qui n’est pas sans problème) accompagnées de symptômes psychotiques qui ne trouvent pas d’explication, elle est « le reste », sans étiologie, des syndromes psychotiques. Avec un défaut à cette situation particulière, celui d’éliminer les schizophrénies « symptomatiques » : sitôt qu’une explication a été identifiée, celle-ci rend caduque le diagnostic de schizophrénie. Ce qui ne laisse pas peu sceptique sur la possibilité d’atteindre un jour à une définition plus positive.
Poser un diagnostic de schizophrénie, c’est donc se trouver en présence d’un syndrome psychotique dépourvu d’étiologie claire. Exemple : un sujet présente un état d’angoisse, des idées délirantes, des hallucinations, une baisse de son rendement intellectuel : ce que l’on nomme un syndrome psychotique. Cet état anormal se prolonge, sans recevoir d’explication. On ne décèle pas de tumeur cérébrale, pas d’abcès du cerveau, pas de sclérose en plaques, pas d’intoxication, etc. : la liste des causes organiques/médicales à éliminer est aujourd’hui fort longue (tableau 3).
Infections :
Encéphalites apyrétiques (herpès, complications du sida, syphilis, etc.), abcès cérébraux (streptocoques, staphylocoques, pneumocoques, etc.), maladies à prion (Creutzfeldt-Jakob, encéphalite spongiforme, kuru, etc.) |
Parasitoses :
Neuropaludisme, cysticercose cérébrale, trichinose |
Affections neurologiques :
Tumeurs cérébrales : méningiomes, gliomes, métastases, etc. Traumas crâniens : hématomes sous-duraux, etc. Epilepsies : psychoses ictales, post- et interictales (foyers temporo-limbiques) Chorée de Huntington, syndrome de McLeod (neuroacanthocytose) Narcolepsie (syndrome de Gélineau) Sarcoïdose cérébrale Hydrocéphalie à pression normale, ou chronique par sténose de l’aqueduc |
Causes toxiques :
– Drogues : alcool, hallucinogènes (LSD, mescaline, psilocybine, haschich, etc.), drogues psychostimulantes (amphétamines, cocaïne, crack, etc.), phencyclidine, kétamine, etc. – Médicaments : agents dopaminergiques (L-dopa, amantadine, bromocriptine, éphédrine, etc.), catécholaminergiques, anticholinergiques (atropine, correcteurs extra-pyramidaux, antidépresseurs tricycliques, certains neuroleptiques, etc.), corticoïdes, etc. – Intoxications : insecticides, solvants, monoxyde de carbone |
Endocrinopathies :
Syndrome de Cushing, maladie d’Addison, syndrome de Sheehan, hyperparathyroïdie, hyperthyroïdie, hypothyroïdie |
Maladies auto-immunes :
Sclérose en plaques, lupus érythémateux disséminé, syndrome de Sjögren |
Maladies métaboliques :
Adrénoleucodystrophie (adrénomyéloneuropathie), gangliosidoses (maladie de Tay-Sachs, gangliosidose GM2), leucodystrophie métachromatique, porphyries (porphyrie aiguë intermittente, porphyrie variegata, coproporphyrie héréditaire), maladie de Wilson (dégénérescence hépato-lenticulaire), maladie de Fabry (angiokératose corporelle diffuse), phénylcétonurie, acidurie arginosuccinique, maladie de Hartnup, homocystinurie |
Affections génétiques :
Syndrome vélo-cardio-facial (syndrome de Di George), syndrome de Klinefelter |
Carences vitaminiques :
Pellagre (carence en vitamine B3) |
Sources : (5).
Tableau 3. Affections médicales pouvant être à l’origine d’un tableau de schizophrénie.
On ne trouve pas non plus d’autre cause psychiatrique, en particulier pas de dépression. Par absence de dépression, il faut entendre que les symptômes en question ne s’associent pas à des symptômes dépressifs qui occuperaient le devant de la scène. En sachant qu’une dépression, quelle qu’elle soit pour peu qu’elle soit sévère, s’accompagne volontiers d’un délire ou d’hallucinations, autrement dit se complique fréquemment d’un syndrome psychotique. Que d’autre part, des symptômes dépressifs sont très souvent présents lors d’une décompensation psychotique, quelle qu’en soit la cause. Le problème diagnostique est donc ici particulièrement délicat à résoudre car la limite entre syndrome dépressif et syndrome psychotique, de même qu’entre syndrome dépressif et syndrome négatif, est difficile à tracer d’une façon nette, qu’il se peut même qu’elle n’existe pas : nombre d’auteurs considèrent qu’il n’y a pas de frontière arrêtée entre trouble schizophrénique et trouble thymique, mais qu’on a affaire à un « continuum » de gravité clinique. La décision est donc laissée à la discrétion des cliniciens. Jusqu’où peut-on aller dans l’interprétation du caractère « affectif » ou « thymique », i.e. en rapport avec un trouble de l’humeur, d’un symptôme psychotique ? C’est affaire d’empathie. Même les symptômes psychotique dits « de premier rang » – diffusion des pensées, commentaires des actes, etc. – peuvent dans une certaine mesure être compris comme étant de nature dépressive : entre les auto-accusations délirantes propres à la mélancolie et des voix qui dénigrent sarcastiquement vos actes, où passe la ligne de démarcation ? Il semble d’ailleurs exister une catégorie de sujets chez lesquels ce que l’on appelle « l’affect », la réactivité émotionnelle, l’humeur, se trouve moins exprimé : le délire occupe alors le devant de la scène. Ces sujets, souvent timides, introvertis, sont justement ceux qui reçoivent préférentiellement un diagnostic de schizophrénie. Mais notre classification dichotomique très cartésienne entre « troubles de l’humeur » et « troubles psychotiques », soit entre passion d’un côté et pensée de l’autre, ignore le problème. Remarquons encore que ces troubles de l’humeur constituent une catégorie pathologique elle-même assez obscure, mais qui a l’avantage de bénéficier d’un traitement réputé curatif. En pratique, trancher entre les deux demande du temps : les troubles de l’humeur évoluent plus favorablement vers la résolution. Le risque de méprise peut avoir des conséquences particulièrement néfastes : les neuroleptiques requis par l’option psychotique peuvent brouiller le tableau et faire croire à tort à une schizophrénie d’allure déficitaire. Une fois l’erreur diagnostique commise, elle risque de se perpétuer aussi longtemps que durera la thérapeutique neuroleptique. Quand on sait que de nombreux auteurs considèrent que la schizophrénie commande un traitement neuroleptique à vie, on mesure la responsabilité qui incombe aux cliniciens dans un tel diagnostic.
Bref, lorsqu’on s’est donné le temps et la patience de tout éliminer, y compris un état dépressif grave qui se prolongerait, le syndrome psychotique s’il évolue encore est donc classé « syndrome psychotique idiopathique ». Pour les anglais, on l’a vu, un mois de trouble suffit pour parler dans ce cas de schizophrénie ; pour les américains six mois seront nécessaires. C’est cela, en pratique, que l’on appelle une schizophrénie : un syndrome psychotique qui dure plus ou moins, sans étiologie détectable. Soit le reste de la nosographie, ce qui demeure en attente de démembrement étiologique. Pour cette raison, il paraît préférable de parler de « schizophrénies » au pluriel : car on suspecte qu’il ne saurait y avoir une cause/affection identique et unique derrière tous ces syndromes schizophréniques. Il doit y en avoir plusieurs, de différentes : des schizophrénies.
- Qu’est-ce que la schizophrénie ?
Après avoir examiné ce que recouvre le diagnostic clinique de schizophrénie, il devient possible de passer à la question suivante : qu’est-ce que la schizophrénie. Sans perdre de vue qu’une schizophrénie correspond à deux choses très différentes, dont l’articulation, on commence à le pressentir, va s’avérer problématique :
- i) la schizophrénie, sur le plan clinique, c’est un diagnostic d’élimination : le « reste » des syndromes psychotiques (ou, sinon proprement psychotiques, réputés « évocateurs ») que la psychiatrie, faute de mieux, ne sait pas expliquer autrement ;
- ii) mais c’est aussi, sur un autre plan, celui des idées, la théorie scientifique en cours d’élaboration de ce « reste » : la théorie des syndromes schizophréniques, de ces « psychoses idiopathiques » potentiellement chroniques. Soit un vaste chantier d’hypothèses, de données empiriques, d’inférences, etc., plus ou moins organisé en système d’explication scientifique provisoire.
Ici surviennent d’autres difficultés qui rapidement deviennent insurmontables. Remarquons déjà qu’il paraît ardu d’élaborer une théorie cohérente d’un ensemble aussi disparate. Comment bâtir une explication positive d’un objet défini essentiellement par la négative ? En sus, il n’y a pas de théorie unique et unifiée, mais une série – gigantesque ! – d’hypothèses en cours d’études, de vérifications, de réfutations. Ceci est d’ailleurs normal et n’a rien pour nous surprendre : disposer d’une théorie unifiée supposerait probablement de savoir comment marche la pensée – on en est loin.
On a donc des hypothèses très diverses. Par exemple, pour ce qui concerne la cause première du trouble, il existe des hypothèses génétiques, cérébro-traumatiques, carentielles, infectieuses, toxiques, neuro-dégénératives, psycho-traumatiques, etc., l’énumération serait longue à achever. Au stade où elles en sont, la plupart de ces hypothèses ne sont pas exclusives et trouvent à se combiner entre elles. Certaines disposent d’arguments très convaincants en leur faveur, d’autres sont nettement plus spéculatives. Sans qu’il soit ici le lieu de les examiner une à une dans le détail, une rapide revue d’ensemble devrait permettre de se faire une idée de la question.
Les hypothèses génétiques par exemple s’appuient sur un constat irréfutable : chez les jumeaux homozygotes (jumeaux « vrais », dont le patrimoine génétique est identique), le taux de concordance pour la schizophrénie varie autour de 28 % en moyenne (6). Autrement dit lorsqu’un vrai jumeau déclenche une schizophrénie, la probabilité que le second en présente une lui aussi dépasse de beaucoup celle qui est observée chez des faux jumeaux (hétérozygotes ; 6 % de concordance), a fortiori celle de la population générale (entre 0,5 et 1 %). Ceci plaide incontestablement en faveur d’une composante génétique dans l’étiologie des schizophrénies : plus deux sujets partagent de gènes en commun, plus le risque qu’ils aient tous deux une schizophrénie lorsque l’un en a une augmente. Mais il convient de souligner que cette concordance entre jumeaux vrais n’est nullement parfaite : il s’en faut qu’elle atteigne 100 %. Qu’un jumeau homozygote fasse une schizophrénie n’implique pas que l’autre en fasse une à tout coup. C’est même plutôt le contraire : il a 72 % de chances de ne pas être malade. Autrement dit l’exemple qui conforte le plus les hypothèses génétiques nous montre simultanément que les gènes sont loin de rendre compte, à eux seuls, du déclenchement d’une schizophrénie. D’autres facteurs, que l’on appelle « environnementaux », c’est-à-dire liés à l’histoire du sujet, histoire prise ici dans le sens le plus large qui soit, de tout ce qu’un organisme est amené à vivre depuis sa conception, l’ensemble de ses interactions non seulement biologiques, mais aussi psychosociales avec son milieu, doivent nécessairement intervenir (7). Les généticiens aujourd’hui ont renoncé à l’hypothèse d’un « gène d’effet majeur » (sauf peut-être pour certains pedigrees rarissimes), pour privilégier ce qu’ils appellent un « modèle multigénique à seuil ». Soit l’intervention, successive ou simultanée, de nombreux gènes qu’on suppose à l’origine d’un « continuum de vulnérabilité ». La modélisation d’une telle hypothèse est toutefois problématique, tant le nombre de paramètres à envisager paraît illimité. Multiplier les gènes ne simplifie pas les calculs, et laisse entier le problème que l’expression de chacun d’eux dépend des rapports que l’organisme entretient avec son environnement, de son histoire (8). Mais le principal obstacle réside manifestement ailleurs, bien en amont des gènes : au niveau même de la définition de la schizophrénie. Comment espérer cibler un génotype avec précision lorsque la définition du phénotype demeure à ce point imprécise ? Le recours à d’éventuels phénotypes intermédiaires, d’ordre neuro-cognitif par exemple, en lieu et place des symptômes cliniques, ne change pas grand chose à l’affaire. Car d’une façon ou d’une autre, il faut bien que ces « endophénotypes » soient définis par rapport à la clinique pour que parler de « génétique de la schizophrénie » prenne sens (9). Les généticiens l’ont bien compris qui s’efforcent désormais de réduire au maximum l’hétérogénéité des cas de schizophrénie qu’ils étudient en les sélectionnant à l’aide de critères supplémentaires : âge de début précoce, plusieurs parents atteints au même âge, populations génétiquement homogènes, etc. (10). La réduction génétique des schizophrénies est aujourd’hui en marche. Mais elle pourrait bien ne déboucher que sur des réponses de type probabiliste, assorties d’un taux élevé de « faux positifs », tout en laissant de très nombreux cas sur le côté. Car s’il existe, indéniablement, des familles à risque schizophrénique, il n’en demeure pas moins que beaucoup de schizophrénies demeurent sporadiques, qui peuvent relever d’explications très différentes, ou pour lesquelles un facteur génétique ne constitue pas une « cause suffisante ».
Parallèlement à ces hypothèses génétiques sont donc avancées d’autres hypothèses. Un certain nombre d’entre elles mettent en jeu une fragilité des structures cérébrales, en rapport avec une lésion précoce. Elles se fondent sur une série de constats, maintes fois réitérés par les enquêtes épidémiologiques. Que la grossesse ait eu lieu dans un contexte de carences alimentaires, que la mère ait contracté une infection susceptible d’avoir atteint le fœtus (rubéole, grippe, herpès), que l’accouchement ait été traumatique (anoxie, hémorragie cérébrale, incompatibilité rhésus, éclampsie, etc.), bref que la gestation ou la naissance se soient déroulées dans des conditions défavorables pour la croissance cérébrale multiplie les risques que l’enfant développe une schizophrénie à son entrée dans l’âge adulte (11). Infections virales in utero, carences nutritionnelles, complications obstétricales ou néo-natales représentent autant de modes d’agression parmi d’autres susceptibles d’endommager l’organisation cérébrale à une période particulièrement vulnérable de son développement : celle qui s’étend du troisième mois de la vie fœtale à l’année de la naissance et correspond à la mise en place de l’essentiel des circuits neuronaux. On ne saurait exclure que de telles agressions cérébrales n’opèrent pas conjointement avec les « susceptibilités génétiques » qui viennent d’être évoquées, que gènes et environnement puissent trouver là une occasion de renforcer mutuellement leurs effets. La traduction clinique de ces dommages précoces resterait le plus souvent silencieuse, ou limitée à quelques déficiences motrices ou cognitives minimes, sans gravité apparente pour le développement de l’enfant. De fait, on retrouve volontiers dans les antécédents des patients de discrètes anomalies psychomotrices plus ou moins notées par leurs proches, leurs instituteurs, pendant leur enfance : maladresse gestuelle imperceptible, retard de certains apprentissages, anxiété sociale excessive, etc. Ce ne serait que bien plus tard, au moment de l’entrée dans l’âge adulte, lorsque l’ampleur des taches à maîtriser pour se donner une vie sociale indépendante déborde les capacités d’adaptation, que de telles déficiences demeurées jusqu’alors latentes viendraient à décompenser, sous la forme de symptômes psychotiques. Là encore, les schizophrénies sont loin de toutes entrer dans ce cas de figure. S’il reste difficile de se faire une idée, ne serait-ce qu’approximative, de la part de ces cérébro-traumatismes précoces dans leur pathogénie globale, une chose paraît certaine : ils sont inconstants. Lorsqu’on rassemble les résultats des enquêtes épidémiologiques qui s’attachent à les quantifier, les proportions obtenues, somme toute, restent faibles, de l’ordre de 10 à 25 % des cas, au mieux. De nombreux cas de schizophrénie ne présentent aucun antécédent de la sorte, même lorsqu’on cherche bien.
Il reste donc de la place pour imaginer d’autres explications, et celles-ci ne manquent pas. Certains chercheurs par exemple attribuent un rôle décisif à la consommation de drogues telles qu’amphétamines, cocaïne ou haschich. Fréquemment liées à la survenue d’une schizophrénie (sans qu’il soit toujours facile de déterminer le primum movens), ces substances partagent un effet commun, celui de stimuler la libération d’un neurotransmetteur essentiel au dynamisme des pensées et des conduites, la dopamine. Or l’étude du mode d’action des neuroleptiques sur les manifestations délirantes, de même que l’exploration du fonctionnement des systèmes de neurotransmission par divers artifices d’imagerie ont largement confirmé ce qu’il est convenu d’appeler « l’hypothèse dopaminergique » de la schizophrénie : le fait que les symptômes psychotiques aigus se trouvent sous-tendus par un mécanisme d’emballement des circuits dopaminergiques, qu’à l’inverse l’effet « antipsychotique » des neuroleptiques s’explique par la propriété qu’ils possèdent de freiner électivement ce type de circuit. Il est donc licite de se demander si l’usage répété de telles substances n’aboutit pas à sur-solliciter la transmission dopaminergique, au point d’abaisser le seuil de déclenchement du délire, par un phénomène de sensibilisation synaptique. Ici aussi on peut à nouveau penser que des gènes de susceptibilité et/ou des micro-traumatismes cérébraux précoces auront préparé le terrain en fragilisant le développement des circuits en question. L’explication a largement de quoi convaincre. Mais à l’instar de nombre d’hypothèses émises sur les schizophrénies, elle souffre d’un manque de spécificité (ou, ce qui revient à peu près au même, ne permet de rendre compte que d’un aspect très général du problème). L’hypothèse dopaminergique sur laquelle elle se fonde est nullement propre à la schizophrénie ; elle vaut pour pratiquement tous les symptômes psychotiques aigus, quelle qu’en soit l’origine. Et, par ailleurs, la plupart des patients atteints de schizophrénie sont loin de tous consommer de telles substances psycho-actives.
D’autres types de causalité peuvent être envisagés encore. Par exemple, quelle importance étiologique doit-on attribuer aux évènements biographiques dans le déclenchement des schizophrénies ? La tendance actuelle est de donner la préséance à la biologie : les recherches d’une époque ont leur paradigme. Elles sont aussi une industrie, laquelle a ses priorités d’investissement. Il est vrai qu’il y a eu beaucoup d’excès de la part des tenants d’une psychogenèse intégrale des schizophrénies ; on en est revenu. Mais ce que l’on préfère aujourd’hui évoquer sous l’euphémisme plus neutre de « facteurs psychosociaux » n’a pour autant pas disparu de leur étiologie. L’épidémiologie, tout en se montrant circonspecte sur la valeur causale qu’il convient d’attribuer à ses découvertes, n’a de cesse de le vérifier : vie urbaine, migration, conditions économiques, chômage, chocs affectifs, état des relations familiales, etc. interfèrent, à des degrés divers mais significatifs, avec la survenue des schizophrénies et leur évolution (12). Les généticiens, les spécialistes du développement cérébral attribuent d’ailleurs de plus en plus d’importance aux contingences psychosociales dans leurs modèles. Pas à pas les neurosciences se dirigent vers un programme de biologie du développement neuropsychique dont l’ambition est d’intégrer, au niveau des mécanismes moléculaires, les influences psychosociales, retraduites en termes d’activation et d’inhibition. Mais on n’y est pas encore, demain non plus. Reste qu’il est possible de prédire, sans grand risque de se tromper, un prochain renouveau de l’étude de ces facteurs psychosociaux dans la causalité des schizophrénies. Par le biais de l’imagerie cérébrale par exemple. Car la mode est à la mise en évidence de l’impact cérébral des traumatismes psychiques vécus dans l’enfance, par diverses mesures volumétriques effectuées au niveau du système limbique (hippocampe, amygdale, etc.). Et l’imagerie détient pour l’heure ce privilège rare de pouvoir relancer n’importe quelle direction de recherche. Même les psychothérapeutes l’ont bien compris qui s’évertuent à faire valoir l’utilité de leurs traitements en faisant la preuve d’effets visibles à l’imagerie.
L’imagerie connaît en effet une vague de succès sans précédent. La diversité des techniques disponibles (scanner, imagerie par résonance magnétique (IRM) structurale et fonctionnelle, Pet-scan, spectroscopie par résonance magnétique, tenseur de diffusion, etc.) lui confère désormais une place de choix dans les recherches qui sont menées. Il faut reconnaître que ses résultats peuvent avoir quelque chose de spectaculaire : ils possèdent une forte valeur ajoutée. Au point que certains résistent avec difficulté à la tentation d’en remettre. L’imagerie cérébrale n’est pourtant qu’une discipline relativement nouvelle, qui manque de recul. Elle maîtrise mal l’influence de ses contraintes techniques sur les images qu’elle produit, elle découvre ses limites à mesure qu’elle avance. Ses résultats sont inconstants dans les schizophrénies, ils varient d’une équipe à l’autre, d’une étude à la suivante. Ce qui ne les empêche pas de donner régulièrement lieu à des généralisations indues.
De fait, il est difficile de se faire une idée exacte de ses acquis les plus solides, dans la mesure où aucun ne vaut pour tous les cas de schizophrénie et/ou uniquement pour eux. Deux types de données principalement sont obtenues. L’imagerie « structurale » permet des estimations (taille, volume) de la morphologie du cerveau et de ses sous-structures ; l’imagerie « fonctionnelle » une mesure assez grossière du degré de fonctionnement des aires cérébrales sous certaines conditions. Des données issues de la première, les plus reproduites demeurent une augmentation du volume des ventricules latéraux et du 3ème ventricule, en rapport avec une légère diminution (2 à 3 % en moyenne) du volume total du tissu cérébral, un peu plus marquée au niveau de la substance grise de certaines aires (temporales, pré-frontales) que de la substance blanche. Lorsqu’elles sont présentes, ces anomalies ne paraissent pas évoluer, sauf peut-être chez certains sujets, sans que l’on sache toujours faire la part d’un effet neurotoxique des traitements neuroleptiques. Elles sont fréquemment mises en évidence dès le début de la maladie, et pourraient précéder celui-ci de quelques années, ainsi que le confirment des mesures rétrospectives réalisées chez des patients qui, pour un motif quelconque, avaient déjà bénéficié d’un scanner ou d’une IRM avant d’être malades. Mais elles sont inconstantes, et surtout n’ont rien de caractéristique. On les observe dans d’autres pathologies psychiatriques, telles que les troubles bipolaires, les dépressions sévères, le stress intense, et même chez des sujets normaux. Au stade actuel, elles ne permettent que de nourrir des hypothèses sur l’existence d’éventuels sous-groupes de schizophrénies ; leur valeur diagnostique est nulle. Et se pose la question de leur signification. Lorsque les neuropathologues tentent d’explorer les soubassements histo-pathologiques de telles images, en disséquant des cerveaux de patients décédés, ils ne décèlent aucune anomalie flagrante : le nombre de neurones est normal, leur morphologie n’est pas altérée, il n’y a pas de signe patent de dégénérescence (gliose, etc.). Tout au plus peut-on parfois constater des indices indirects de raréfaction localisée des boutons synaptiques et des épines dendritiques. Soupçonner, autrement dit, l’existence d’atrophies ponctuelles de certains circuits neuronaux. Mais comment doit-on interpréter ces résultats ? Sont-ils le témoin du processus pathologique ou une conséquence de la maladie ? voire de ses traitements ? La marque cicatricielle, par exemple, d’une éventuelle lésion cérébrale précoce ? ou le reflet d’une hypoactivité, que celle-ci émane des symptômes ou des neuroleptiques ? Nos connaissances sur la « neuroplasticité » cérébrale sont encore balbutiantes. Mais elles nous permettent d’ores et déjà d’envisager qu’il suffit à un circuit de neurones de demeurer sous-utilisé pour que s’ensuive une restriction des contacts synaptiques qui le constituent. Les circuits de notre cerveau ressemblent étrangement à nos muscles : dès qu’ils ne sont pas sollicités, ils s’atrophient. Or le sous-emploi général des aptitudes n’est-il pas l’un des traits essentiels de la condition schizophrénique ? Et les traitements neuroleptiques n’ont-ils pas pour principal effet de freiner l’activité des circuits dopaminergiques ? Pour l’heure, personne n’est en mesure de trancher entre ces possibilités.
L’imagerie fonctionnelle de son côté s’attache à corréler l’activité apparente du psychisme à un indicateur de métabolisme global du tissu cérébral. Ses expérimentateurs font preuve d’une remarquable ingéniosité pour retracer les séquences d’activations/inhibitions des aires du cerveau concomitantes d’une activité mentale, que celle-ci soit normale (réflexion dirigée, calcul, épreuve cognitive, etc.) ou pathologique (hallucination, obsession, etc.). La comparaison avec les images obtenues chez des sujets témoins permet de cerner ce qui singularise les schizophrénies. En un sens, en s’affinant ces travaux devraient parvenir à recouper ceux d’un autre courant de recherches qui s’emploie lui aussi à déterminer comment « fonctionnent » les systèmes cognitifs au cours des schizophrénies. Mais ici il ne s’agit pas d’identifier le lieu anatomique d’une dysfonction, mais le type d’opération cognitive défectueuse susceptible d’expliquer la survenue de tel ou tel symptôme (potentiels évoqués cognitifs auditifs, etc. [13]).
Sans entrer dans le détail des données obtenues par ces diverses études (il s’en faut que je puisse seulement toutes les recenser), remarquons qu’elles ne permettent pas de savoir à quel niveau précisément opère le trouble. Quel que soit le niveau auquel la question s’adresse : anatomique ou psychologique, cérébral ou mental. Sa localisation est-elle préfrontale ? temporo-limbique ? S’agit-il plutôt d’une dysconnexion fronto-temporale ? inter-hémisphérique ? fronto-thalamo-cérebelleuse ? Quelle étape des processus neuro-cognitifs est-elle primitivement en cause ? L’initiation des actes ? la planification des conduites ? leur rétro-contrôle ? la mémoire de travail ? la coordination des opérations ? les cognitions sociales ? les inférences intentionnelles ? l’intégration des informations ? leur « contextualisation » ? les processus attentionnels ? le filtrage sensoriel ? etc. Chacune de ces éventualités (il y en a bien d’autres) dispose d’arguments en sa faveur.
Il faut donc tenter de mettre de l’ordre dans toutes ces informations, bâtir un modèle d’intelligibilité au moins provisoire, qui dépasse le seul niveau de la corrélation statistiquement significative. On le voit, on dispose d’hypothèses sur les causes primaires (les gènes, les lésions précoces), les causes efficientes (les mécanismes du développement cérébral, la pathogénie), les causes finales (les troubles neuro-cognitifs, la psychopathologie). Avec une difficulté : tant qu’on ignore l’ordre des causes, on risque de les intervertir. Par exemple attribuer à un trouble de la relation maternelle ce qui revient à une perturbation primaire, d’ordre génétique (ou cérébro-traumatique, ou des deux), des aptitudes de l’enfant. Réciproquement, des conditions affectives délétères pendant la petite enfance s’avèrent capables de déclencher une cascade de réactions neuroendocriniennes qui pourra se traduire, à l’âge adulte, par une déviation biologique visible à l’imagerie, en apparence indépendante : par exemple la rétraction d’une zone clé du lobe temporal impliquée dans les processus d’apprentissage et de mémorisation, l’hippocampe. Comment faire la part des choses ? Les anomalies de volume et d’organisation de la substance grise (de l’hippocampe notamment) sont-elles la marque de la maladie, ou sa conséquence ? Une cicatrice ancienne, ou un effet des traumas subis ? Autre exemple : pourquoi attribuer plus d’importance, dans la genèse de la maladie, aux premiers mois de la vie qu’à la période des 13-18 ans ? Certes les circuits neuronaux se mettent en place à un âge précoce. Mais les recherches sur le développement cérébral nous apprennent aussi que l’adolescence se caractérise par un ultime élagage synaptique d’importance qui, s’il prend des proportions excessives, conduit à des attritions des circuits susceptibles d’expliquer les déficiences cognitives qui prédisposent aux décompensations schizophréniques.
En somme, qu’est-ce qui est « primaire » dans l’ordre des causes de la maladie, et qu’est-ce qui doit s’interpréter comme réactionnel, secondaire à ce trouble primaire, induit par lui ? Bref, quelle hiérarchie établir entre l’interminable série des causes putatives et les symptômes (ou les images) constatés ? Le débat existe depuis que la schizophrénie existe. Le créateur de la notion, Eugen Bleuler, avait consacré beaucoup d’efforts à mettre de l’ordre dans ses symptômes en distinguant ceux qui à son avis devaient être primaires, autrement dit directement en rapport avec le « processus morbide » (dans son optique, le relâchement des associations, la confusion mentale), et ceux qui devaient leur être secondaires, réactionnels. Aujourd’hui si la tendance est plutôt à opposer des symptômes négatifs à des symptômes positifs, on ne sait pas plus faire la part exacte dans leur enchaînement. Vraisemblablement plusieurs solutions sont possibles, en fonction du type de maladie à laquelle on a affaire.
On dispose cependant d’un degré de plus dans l’intégration de toutes ces données. Ce que l’on appelle aujourd’hui le « modèle neuro-développemental » des schizophrénies (14). Selon ce modèle, on a en déjà eu un bref aperçu, la schizophrénie serait la conséquence tardive d’un défaut de l’organisation cérébrale précocement installé. Une malformation des circuits datant de leur période de vulnérabilité développementale la plus grande (on l’a vu, du second trimestre de la gestation à la première année), dont le potentiel de déficience demeurerait latent, ou à peine soupçonnable au travers de petits indices dysmorphiques (micro-anomalies de la morphologie corporelle, des dermatoglyphes) ou dysfonctionnels (discrets déficits psychomoteurs, émotionnels, cognitifs), pour ne se dévoiler qu’avec les exigences fonctionnelles de l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte. Autrement dit, la schizophrénie correspondrait à une forme d’ « encéphalopathie statique », qui demeurerait longtemps silencieuse. Qu’advienne une période, dans la vie de ces sujets, durant laquelle les capacités d’adaptation restreintes que leur impose cette vulnérabilité latente se voient débordées, où, si l’on peut dire, le rythme des évènements dépasse celui des circuits, et le déclenchement de symptômes psychotiques ne tarde pas à se faire jour. Dans une telle perspective, l’élargissement des ventricules cérébraux comme la diminution du volume de certaines aires cérébrales ne représenteraient que la marque cicatricielle de la malformation postulée, une simple séquelle qui n’évoluerait plus depuis les premiers mois de la vie. D’où leur présence souvent notée dès le début de la maladie, et leur statisme lorsque celle-ci évolue. De même les déficits cognitifs, quand ils sont présents (selon les études dans 45 à 89 % des cas), restent-ils stables : une fois la maladie déclenchée, aucun déclin intellectuel notable n’est observé dans les schizophrénies.
Mais toutes ces données ne sont pas encore étroitement unifiées entre elles. Et le modèle demeure lui-même controversé. Un certain nombre d’études d’IRM par exemple conclut à une aggravation des images au cours de la maladie : à mesure que les décompensations se répètent, le volume de la substance grise se rétracterait dans certaines aires, tandis que celui des ventricules augmenterait. Même si de tels résultats sont inconstants, même s’ils pourraient trouver leur explication dans un effet toxique des neuroleptiques (entre autres facteurs), certains auteurs n’hésitent pas à en tirer argument en faveur d’un « modèle neurodégénératif » des schizophrénies, opposé par diamètre au modèle neuro-développemental. Par suite de la répétition des poussées, un mécanisme « excito-toxique » se mettrait en place, qui rendrait compte de la dégradation progressive de l’état clinique et des performances cognitives, comme de celle des images enregistrées à l’IRM (15). Ou bien encore interviendrait un phénomène de mort neuronale programmée (apoptose), quasiment indétectable à l’examen neuro-pathologique, qui aboutirait aux mêmes résultats. Pareille hypothèse neuro-dégénérative (neuro-atrophique serait peut-être un terme plus idoine) colle plutôt bien avec les schizophrénies dont le déclenchement se fait tardivement, au-delà de la cinquantaine, qui plus que les autres évoluent vers une détérioration intellectuelle. Mais avec les autres, les plus fréquentes, celles des sujets jeunes ? Et encore une fois, comment faire la part des effets neuro-toxiques du traitement et/ou du stress, et celle d’un processus de dégénérescence suis generis ?
Une seule conception, finalement, semble faire aujourd’hui l’unanimité, l’interaction diathèse-stress (cf. figure ci-après). Celle-ci revient à concevoir les schizophrénies comme le résultat de l’interaction d’une prédisposition, dont l’origine peut correspondre à un mixte de facteurs mal ou non dissociables (génétiques, cérébro-traumatiques pré- et post-nataux, biographiques, etc.), et de circonstances déclenchantes particulières, de natures elles-aussi très diverses : stress, prise de toxiques, maturation cérébrale, etc. En bref, la schizophrénie serait l’aboutissement d’une conjonction d’effets environnementaux sur un terrain vulnérable. Mais une telle conception est-elle si originale et spécifique ? Envisagée sous une forme aussi générale, ne s’applique-t-elle pas pratiquement à toutes les maladies, de l’ulcère de l’estomac au cancer du sein, en passant par la tuberculose et la dépression ?
Le modèle diathèse-stress actuel des schizophrénies
Ce qui ressort clairement de tout cela, au bout du compte, c’est qu’aucune hypothèse, aucun modèle particulier ne se vérifie dans tous les cas. Leur force de connaissance n’est que statistique : dans 5, 10, 25 % des cas, etc. Or un médecin a un besoin d’un savoir plus proche des 100 % pour se prononcer en pleine connaissance de cause en présence d’un cas précis. L’une des conséquences de ce foisonnement d’explications, c’est que chaque psychiatre, en fonction de sa culture psychiatrique, de ses lectures, de son expérience, se forge son idée de ce que doit être la schizophrénie. Avec une latitude laissée à son imagination qui se trouve beaucoup plus grande que celle qui lui est permise lorsqu’il soigne une hépatite ou un infarctus. En un sens cette hétérogénéité des explications est essentielle à reconnaître : elle sous-entend l’intuition de pathologies fort différentes, d’évolutions, de pronostics très variables. Plus les recherchent avancent, et cela dans quelque direction que ce soit, plus l’évidence qu’il n’y a pas une schizophrénie, mais d’innombrables schizophrénies se confirme. Comme les cliniciens ne savent pas, à leur actuelle, faire la part des choses pour chacun de leurs patients, ils en sont réduits à se fabriquer une « moyenne idéale », à usage pratique. Mais combien gardent à l’esprit que celle-ci ne correspond à rien dans la réalité ?
(à suivre)
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