Eliminer les déficients mentaux ? L’American Journal of Psychiatry était pour.

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2005 ; 27.

On sait que les psychiatres nazis ont mis beaucoup de zèle à faire bénéficier les malades mentaux allemands de la “solution finale” (1). On sait moins que les psychiatres américains, à la même époque, se posaient très sérieusement la question eux-aussi d’ « euthanasier » (l’euphémisme avait alors cours pour désigner cette variété hygiénique d’assassinat) les « déficients mentaux ». Un récent article publié dans une revue d’histoire de la psychiatrie s’attache à exhumer les pièces du débat auquel l’American Journal of Psychiatry a ouvert ses pages en 1942 : elles sont aussi révélatrices que dérangeantes (2).

En faveur de passer sans attendre à la chambre à gaz les quelques « 60 000 faibles d’esprit irrécupérables » qui « encombrent » les hôpitaux psychiatriques US, on trouve un certain Dr. Foster Kennedy. Ce neurologue faisait en effet valoir, avec beaucoup de bonne foi, qu’il incombait à la médecine un double devoir moral : celui de libérer ces patients de « l’agonie de vivre » dont ils étaient victimes, tout en épargnant à la société « la charge intolérable » qu’ils lui faisaient subir.

Contre une proposition aussi radicale, Leo Kanner, le psychiatre d’enfants qui devait laisser son nom à l’autisme infantile. Ses arguments judicieux, plutôt prudents, comme on va le voir pas très élevés moralement, consistaient en la série suivante : 1) la notion de déficience mentale n’a qu’une faible valeur scientifique ; 2) il n’existe pas de corrélation entre le QI d’un individu et son utilité sociale ; 3) les « faibles d’esprit » se trouvent être indispensables à la bonne santé de l’économie américaine. Quel serait l’avenir de celle-ci si on la privait de telles petites mains ? Exemples d’emplois où les QI faibles se montrent irremplaçables, selon Kanner : collecter les poubelles, éplucher les légumes, écaler les huîtres, ramasser le coton. « Il n’est pas de sot métier », dit bien le proverbe. Kanner s’avoue toutefois partager l’avis de son adversaire sur un point : la stérilisation forcée lui paraît comme à lui « une procédure souvent souhaitable » pour les patients qui « intellectuellement ou affectivement se trouvent incapables d’élever des enfants ».

Comment le débat fut-il tranché, en définitive ? Par un éditorial anonyme (l’anonymat est toujours préférable quand vous traitez ce genre de questions) qui parut dans le numéro suivant du célèbre journal, qu’on peut donc considérer comme la position officielle de l’Association américaine de psychiatrie à l’époque. Cet éditorial soulignait tout d’abord que les deux auteurs étaient d’accord sur la question importante de la stérilisation des déficients mentaux. De fait, la légalité de « l’eugénisme hygiéniste » aux Etats-Unis avait largement précédé les expérimentations des nazis dans le domaine. C’était une notion acquise pour la psychiatrie américaine, passée dans ses mœurs depuis les années vingt. Et elle fit des ravages (3). Mais un argument nouveau était développé par cet éditorial, qui montrait les progrès accomplis entre temps par la psychanalyse. Il concernait cette curieuse affection que les parents continuaient de porter, en dépit de tout, à des enfants aussi gravement handicapés sur le plan relationnel. Un amour étrange, manifestement pathologique, qui n’était pas sans rappeler les relations anormales observées « dans les familles de psychotiques ». Il devait faire toute l’attention scientifique des psychiatres. Et leur mission était de le corriger, car c’était finalement là tout le problème, l’obstacle sentimental principal à l’élimination rationnelle des patients. Seul garde-fou (c’est le mot), qui devait quand même faire la différence avec l’Allemagne nazie, le ou les auteur(s) de l’éditorial préconisai(en)t qu’une législation soit préalablement votée avant que « l’euthanasie puisse devenir d’ici peu une procédure de routine ».

On peut se rassurer, la démocratie a donc bien quelque vertu. Comme le conclut l’auteur de l’article, sans elle la psychiatrie américaine serait passée de la prévention à l’éradication. Il paraissait en effet logique, une fois qu’on s’était mis d’accord pour stériliser les porteurs de gênes défectueux de passer à l’étape suivante, qui consistait à régler une fois pour toute le problème en se débarrassant d’eux. La leçon ne mérite-t-elle pas quelque méditation en nos temps de pan-génétisme ? Et quel historien se penchera sur les termes du débat dans la psychiatrie française de l’époque ? Car ne doutons pas qu’il eut lieu. Dans « L’homme, cet inconnu » (1936), le chirurgien Alexis Carrel, prix Nobel de médecine 1912, ne déclarait-il pas cause nationale urgente l’élimination de tous les malades mentaux inutiles à la société ? Un best-seller increvable, constamment réédité, encore disponible en édition de poche.

(1) Müller-Hill, B. Science nazie, science de mort. Odile Jacob, Paris, 1989.

(2) Joseph, J. The 1942 « euthanasia » debate in the American Journal of Psychiatry. History of Psychiatry, 2005 ; 16 : 171-179.

(3) Chase, A. The legacy of Malthus. The social costs of the new scientific racism. The University of Illinois Press, Urbana-Chicago, 1980.