Hospitalisations sans consentement : de la quantité vers la qualité

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2007 ; 31.

D’un changement d’époque

Après avoir connu une période de déclin que l’on pensait définitif, les hospitalisations sans consentement (HSC) reviennent à la mode. En 1971, 27% des hospitalisations psychiatriques s’effectuaient sans le consentement des intéressés, sous le régime de la Loi Esquirol de 1838 encore en vigueur à l’époque. Soit un total de 46400 internements par an. En 1982, ce taux avait chuté à 10% : on ne dénombrait plus que 27400 internements annuels – presque deux fois moins (1). Entre les deux dates, le mouvement antipsychiatrique avait battu son plein.

En 1990, tandis que la Loi Evin vient se substituer à la vieille Loi Esquirol, qu’elle instaure les nouvelles modalités d’« hospitalisation à la demande d’un tiers » (HDT) et d’« hospitalisation d’office » (HO), les internements psychiatriques plafonnent autour des 10% des admissions en psychiatrie. On pourrait croire la psychiatrie devenue définitivement raisonnable, au sens propre du terme : capable, en présence d’une « crise de folie », de se raisonner, et de raisonner l’intéressé et son entourage, pour éviter le plus possible un internement avec le traumatisme qu’il provoque. On vante tous les mérites de « la révolution des soins psychiatriques » : conceptions nouvelles de la maladie mentale, impact des traitements neuroleptiques, meilleure tolérance sociale à la déviance, effets de la politique de secteur, etc. La psychiatrie avance, elle soigne désormais en respectant l’avis des patients qui lui sont confiés.

Mais ce qui semble un réel progrès ne va pas durer. Dès le début des années quatre-vingt-dix, les internements remontent en flèche. Les HSC vont doubler en 10 ans, passant de 37688 en 1992, à 72519 en 2001. En pourcentage d’hospitalisations psychiatriques, cela correspond à 12% d’HSC en 1992, 13% en 2001. Depuis 1997, la proportion demeure stable, alors que le nombre d’HSC (HDT et HO) ne cesse d’augmenter. Ce qui signifie que le nombre d’hospitalisations libres augmente lui aussi.

D’un manque d’informations

On peut s’interroger sur ces chiffres, et la presse n’a pas manqué de le faire, lorsqu’ils furent rendus publics (2). Comment une loi qui, dans l’esprit du législateur, devait permettre de mieux protéger les citoyens contre le risque d’internement abusif peut-elle aboutir au résultat inverse ? Mais est-on bien sûr que la loi se trouve en cause, dans cette progression des internements  ? L’explication ne va pas de soi. Seulement, comme on manque de statistiques précises sur les HSC, on peine à comprendre où le bat blesse.

Lorsqu’on prend connaissance des rares données épidémiologiques disponibles, on constate, primo, que cette augmentation des HSC s’est faite beaucoup plus forte de 1992 à 1997 : + 51%, qu’entre 1997 et 2001 : + 28%. Et, deuxio, que ce ne sont pas tant les HO qui ont augmenté, que les HDT. Les premières ont cru de 37%, les secondes de 100%, entre 1992 et 2001 (3).

Ces chiffres varient beaucoup d’un département à un autre : d’un facteur 1 à 4,6 pour les HDT en 2000, d’un facteur 1 à 14 pour les HO la même année (4). De telles disparités sont délicates à interpréter. Les psychiatres parisiens par exemple internent en grande majorité dans des hôpitaux situés dans les département limitrophes de la capitale. Pour les HO, les rares départements où il existe une Unité pour malades difficiles (UMD) affichent des chiffres plus élevés, etc.

Ce que l’on observe en tout cas, c’est que les HSC varient en fonction du sexe. La moyenne européenne est de 7 hommes internés pour 3 femmes (5). Elles varient aussi en fonction des pays dont les législations peuvent être quelquefois très différentes. Le Portugal par exemple est le pays européen qui recourt le moins aux HSC : 6 internements pour 100 000 habitants, soit 3,2% des hospitalisations psychiatriques qui ont lieu dans ce pays. La Finlande arrive en tête : 218 internements pour 100 000 habitants, soit 21,6% du total des hospitalisations psychiatriques. La France se situe dans une moyenne basse. Avec 11 HSC pour 100 000 habitants (soit 2,5% des admissions en psychiatrie), notre pays affiche un taux 2,4 fois moindre que celui de la Suède.

Les données sur les diagnostics qui motivent une HSC sont quasi inexistantes. Lorsqu’elles sont disponibles, elle renseignent très peu, et rendent pratiquement impossibles l’établissement de comparaisons tant les catégories diagnostiques peuvent différer d’un pays à un autre. En France par exemple, 50% des HSC concernent des « psychoses » au sens large, et 12 % des « toxicomanies » au sens tout aussi large. En Belgique, la part des toxicomanies atteint les 25%.

La première conclusion qui s’impose, en présence de données aussi sommaires qu’incomplètes, c’est qu’il est urgent d’instaurer un suivi précis, une « traçabilité » comme on dit techniquement aujourd’hui, des HSC si les psychiatres veulent mieux comprendre ce qu’ils font, et comment ils le font à grande échelle. Sans vision d’ensemble précisément documentée, ils ne pourront améliorer leurs pratiques. Et les citoyens conserveront quelques bonnes raisons de se méfier d’eux.

 

De quelques hypothèses explicatives

Plusieurs hypothèses ont été avancées, pour rendre compte de cette explosion des HSC. La Direction générale de la santé en énumère un certain nombre à la suite (3) :

  • Le recours aux soins psychiatriques est devenu une pratique courante. En témoigne, entre autres, la très nette augmentation de la file active de patients suivis par les secteurs.
  • Les rares données disponibles concernent des mesures d’HSC, et non des patients. Un phénomène de « revolving door » (le fait aujourd’hui qu’une personne puisse être ré-hospitalisée plusieurs fois par an) pourrait, au moins pour partie, être en cause. La durée moyenne de séjour a en effet chuté de 40% en psychiatrie entre 1989 et 1997. Elle est passée de 86 jours en 1989 à 45 jours en 2000. Mais l’explication est manifestement insuffisante car la part des HDT de moins de trois mois et demi n’a pas augmenté plus depuis 1997 (1).
  • L’offre de soin s’est accrue. Les HSC serviraient-elles à remplir des hôpitaux psychiatriques avides de tourner à plein rendement ? L’hypothèse a de quoi séduire les sociologues du contrôle social néolibéral, mais elle reste à démontrer.
  • L’augmentation de la précarité sociale pourrait jouer un rôle. Là encore, cela reste à prouver. Les SDF disposent maintenant d’autres lieux d’accueil spécialisés que l’hôpital psychiatrique. Et il manque de « tiers » pour signer leur certificat d’internement.
  • Le rôle des Services d’accueil des urgences (SAU) serait-il en cause ? Ce n’est pas impossible en effet, mais on ne dispose d’aucunes données chiffrées pour pouvoir l’affirmer.

D’autres hypothèses tout aussi explicatives

 

            Manifestement d’autres facteurs opèrent, qui peuvent d’ailleurs se combiner entre eux, comme avec ceux qui viennent d’être cités :

  • Une plus grande intolérance sociale se manifeste à l’égard des troubles mentaux « bruyants » – facilement confondus avec l’exclusion, la précarité, l’insécurité, les violences, etc. Ceci pour le versant « sécuritaire » du problème. L’autre versant, plus positif, serait « compassionnel » : la souffrance mentale laissée sans soin passe moins de nos jours. Les tendances observées dans les pays scandinaves répondraient à ces deux tendances, qui ne sont pas si contradictoires quand on veut bien y réfléchir un instant.
  • Les jeunes psychiatres recourraient plus facilement à une HSC que leurs prédécesseurs. Ils hésiteraient moins à signer un certificat d’internement. L’argument fait écho au versant positif du précédent.
  • Certaines HSC trouveraient leur explication dans la nécessité de « forcer la main » à des secteurs laxistes ou peu réactifs. L’hypothèse n’est pas vraiment bienveillante. Elle est particulièrement difficile à démontrer.
  • Le « principe de précaution », la « judiciarisation » des décisions médicales gagneraient les esprits. Les HSC sont en effet intimement liées à des questions de sécurité et d’ordre médico-légal. A tous les échelons de la hiérarchie médico-sanitaire, mieux vaudrait prendre une décision d’internement que d’encourir le risque de se voir mis en cause.
  • La psychiatrie aurait vu réduire ses moyens, la démographie des psychiatres d’hôpitaux psychiatriques serait en recul (la tendance devrait s’accentuer encore dans les années à venir). Les conséquences en seraient une diminution des actions de prévention et de soin dans la cité, partant une augmentation des situations de crises qui ne trouvent plus de solution que dans une HSC. On entrevoit l’argument syndicaliste se profiler.
  • La vie en société, ses difficultés, ses conflits, etc., sont de plus en plus médicalisés, par suite psychiatrisés. Du « sans domicile fixe » à la crise conjugale violente, nombre de conflits sociaux deviennent motifs courants d’HSC.

Quelles que soient les explications avancées, et la plupart on peut le constater n’ont pas d’exclusive, une chose est sûre encore une fois : on manque de données épidémiologiques précises pour pouvoir progresser dans l’analyse du problème. A quand un observatoire des HSC qui publie son rapport annuel ? Il serait utile qu’une telle initiative ait lieu à l’échelon européen. Rien ne vaut l’émulation entre pays membres pour faire avancer les pratiques, la psychiatrie ne fait pas exception à la règle.

De recommandations de la Haute Autorité de santé

 

En attendant de pouvoir disposer de données plus complètes, notre Haute Autorité de santé (HAS) se soucie d’améliorer la pratique des HSC en France. Elle vient d’éditer un petit guide de « recommandations professionnelles » qui résume un certain nombre des critères indispensables à ce qu’une HSC se déroule dans de bonnes conditions. Le document, que tous les psychiatres ont pu avoir en mains puisqu’il leur a été gracieusement adressé par l’HAS, s’intitule « Modalités de prise de décision concernant l’indication en urgence d’une hospitalisation sans consentement d’une personne présentant des troubles mentaux » (6). Ce texte, souvent très judicieux, offre une réponse préventive bienvenue aux dérives de l’HSC. Sa lecture appelle cependant plusieurs commentaires.

Les auteurs commencent par faire une remarque préliminaire qui possède une grande portée :

La participation de l’environnement familial et social à la mise en œuvre d’une hospitalisation sans consentement et sa nécessaire implication dans les soins sont peu évoquées dans la littérature. En particulier, les difficultés pouvant résulter d’une demande d’hospitalisation sans consentement rédigée par un tiers directement impliqué dans la relation avec la personne du fait de certaines pathologie (paranoïa) ou situations (conflit conjugal ou familial) ne sont pas mentionnées. Ces difficultés semblent pourtant fréquentes (6 : pp. 3-4).

Les « difficultés » évoquées sont en effet non seulement fréquentes, on pourrait presque dire qu’elles sont consubstantielles aux situations qui motivent une HSC. Surtout, elles ne sont pas suffisamment étudiées. Le problème qui se pose est le suivant. Un sujet présente des symptômes psychiatriques inquiétants. Son entourage – « les tiers » mentionnés par la Loi – s’inquiète. Il a de plus en plus de difficulté à supporter des symptômes exaspérants, angoissants, qui rendent impossible une vie en commun. Il s’en remet au psychiatre, et tension, urgence, fatigue, usure accumulées aidant, exerce, sans toujours en avoir conscience, une forte pression pour que celui-ci apporte la solution radicale au problème, sous la forme d’une HSC. Dans un tel contexte, les atermoiements du psychiatre, qui ne dispose en général que de très peu de temps et de recul pour apprécier avec un minimum d’objectivité une situation humaine particulièrement complexe, sont mal accueillis par les « tiers ». Ceux-ci sont à bout, ils demandent avec insistance un geste de soulagement, qui accessoirement leur donne raison. Si l’intéressé refuse d’être hospitalisé, les demandeurs de l’HSC peuvent accentuer la pression en laissant planer le reproche de « non-assistance à personne en danger ». Il faut du métier pour résister à ce type d’arguments, pour garder son sang-froid et procéder à l’examen impartial et rationnel du problème, qui permette de répondre méthodiquement aux questions à se poser avant d’opter pour l’HSC : quel(s) danger(s) objectif(s) l’état mental du sujet fait-il encourir ? Quel est le degré réel de l’urgence des soins ? Ceux-ci nécessitent-ils véritablement une hospitalisation immédiate ? Si le sujet la refuse, est-il envisageable de s’accorder un temps pour le convaincre ? Quelle perte de chances encourt-il si elle n’a pas lieu ? etc.

 

D’une évaluation délicate à mener

 

Répondre à de telles questions exige de bien se représenter tous les tenants et les aboutissants de la situation. D’où provient l’angoisse ? Du sujet ? de l’entourage ? des deux réunis ? Qu’est-ce qui l’a provoquée ? qu’est-ce qui l’aggrave ? qu’est-ce qui manifestement la renforce ? qu’est-ce qui au contraire semble l’apaiser ? Analyser les paramètres « psycho-dynamiques » (au sens propre : qui exercent un système de forces sur le psychisme de l’intéressé) du contexte est essentiel pour pouvoir correctement apprécier les enjeux véritables de la demande d’aide et de soins, et ne pas se voir entraîné à une HSC qui réponde plus à une exigence de l’entourage qu’à des nécessités d’urgence thérapeutique objective. Qui veut l’HSC ? quand cette demande s’est-elle imposée comme indispensable ? par qui a-t-elle été mise en avant en premier ? pour quels motifs exacts ? Autant de questions importantes à clarifier avant d’agir.

En ayant à l’esprit qu’il arrive aussi que pèse dans la décision d’une HSC le souci de protéger le sujet d’une situation d’intolérance grave à son comportement, de la part de son milieu, qui contribue à aggraver son état. Qu’il peut être quelquefois nécessaire de prescrire la séparation des protagonistes pour apaiser la situation et ses retombées psychopathologiques. Par exemple, pour protéger le sujet de véritables pressions « excitatives », ou « délirogènes », exercées par son entourage. Mais que dès lors, le psychiatre se trouve pris dans un rôle de modérateur qui risque fort de lui échapper, avalisant une HSC pour des motifs d’ordre familial ou social, plus que médical.

Du problème des « tiers »

 

Ce d’autant que la définition légale des « tiers » possibles apparaît particulièrement large. Un « tiers » peut être :

un membre de la famille ou de l’entourage ; une autre personne pouvant justifier de l’existence de relations antérieures à la demande, à l’exception des personnels soignants dès lors qu’ils exercent dans l’établissement d’accueil. Selon les dernières données de la jurisprudence, le tiers demandeur doit être en mesure de justifier l’existence de relations antérieures à la demande, lui donnant qualité pour agir dans l’intérêt du patient. Ces relations peuvent être de nature personnelle ou professionnelle (ibid., p. 10).

Le « tiers », on le voit, reçoit une acceptation extensible. Reste à démêler où s’arrête l’intérêt du patient, et où commence celui de qui se soucie de l’hospitaliser.

Faire la part des choses est une tâche plus délicate qu’il n’y paraît. Sans compter que s’ajoute à la complexité du problème la nécessité de préserver l’avenir thérapeutique du patient. De toujours se donner une vision, au moins à moyen terme, du projet de soins qui lui conviendra le mieux. Une HSC ne constitue pas la meilleure introduction qui soit à l’univers psychiatrique. Elle laisse fréquemment des séquelles traumatiques, qui vont compromettre durablement la confiance du sujet dans les soins qui lui seront proposés (7). Or le problème du psychiatre, c’est aussi de penser à l’avenir de son patient. De susciter une alliance thérapeutique qui puisse se développer, car rien de solide ne se fera sans elle. Toutes ces questions, qu’il est impossible de développer plus longuement ici, ne sont pas assez étudiées, comme le souligne l’opuscule de l’HAS. Surtout, elles ne sont pas suffisamment enseignées aux jeunes psychiatres qui se trouvent vite mis en position de signer des HSC. Beaucoup de recherches et de travail pédagogique demeurent à accomplir, à ce niveau, si l’on tient à améliorer les choses. Il est clair que les critères aujourd’hui retenus pour décider d’une HSC mettent plus en avant des questions d’ordre clinique que psychosociales. Or les deux dimensions interviennent et se trouvent intimement mêlées. Qu’un sujet dépressif manifeste le projet de se suicider représente un élément de poids dans une décision d’HSC. Mais la façon dont son entourage fait face à une telle menace en est un également.

L’HAS insiste encore sur la nécessité, avant de prendre la décision d’une HSC,

d’évaluer la qualité et les capacités de compréhension et de soutien de l’entourage familial et social, en tenant compte de son possible épuisement physique et psychique. Même si une telle démarche peut prendre du temps, la dynamique collaborative mise en place avec l’entourage peut faciliter l’HSC (ibid., p. 7).

 

Pareille recommandation a en effet son importance. On pourrait même ajouter que si ce travail d’évaluation est correctement mené, il a de surcroît quelquefois l’intérêt de permettre de soigner en évitant le recours à une HSC.

Des certitudes thérapeutiques

 

Les auteurs émettent d’ailleurs une remarque pertinente à ce sujet : « Dans loi, soulignent-ils, il n’existe pas de critères pour définir la nécessité des soins. » C’est au médecin qu’il revient donc de trancher. La loi ne devrait être pour lui qu’un outil de soin, parmi d’autres, à sa disposition.

Quand faut-il passer outre un refus d’hospitalisation libre au motif que l’état de l’intéressé va nécessairement se détériorer, ou l’empêche de bénéficier d’un traitement indispensable ? En sait-on toujours assez sur ces questions ? Pouvons-nous prédire, avec suffisamment de certitude, l’évolution d’un état psycho-pathologique ? Nos traitements sont-ils toujours aussi régulièrement efficaces que nous l’affirmons ? Qu’est-ce que nous escomptons de plus efficace d’ailleurs : le traitement médicamenteux ? la mise au repos forcé ? la protection à l’abri sous surveillance ? l’éloignement momentané d’un contexte aggravateur ? l’ensemble de ces conditions réunies ?

Des particularités propres à l’urgence psychiatrique

Une fois la décision d’HSC prise, sa réalisation concrète peut mobiliser de nombreux intervenants pré-hospitaliers et hospitaliers (intervenants médicaux et paramédicaux, forces de l’ordre, pompiers) (ibid., p. 5).

Oui, mais la question se pose de savoir si tous les « intervenants » sont suffisamment préparés à la mise en œuvre concrète de l’hospitalisation contrainte.

Le recours à un coordonnateur (centre 15-SAMU, psychiatre du service d’accueil des urgences ou de l’établissement psychiatrique d’accueil ou du CMP) est recommandé afin de limiter la perte d’information, les erreurs ou les retards d’orientation (ibid., p. 5).

Oui, de nouveau, mais qu’en est-il dans la réalité ? Et surtout les précautions propres à l’urgence psychiatrique sont-elles suffisamment connues, respectées, enseignées ? Les acteurs de l’urgence médico-chirurgicale savent parfaitement accueillir un traumatisme de la voie publique. Ils apprennent comment se manipule un grand traumatisé, comment se mobilise une suspicion de fracture, comment calmer une douleur intense, apaiser un sujet en grande détresse ou en état de choc. Mais enseigne-t-on aussi bien les règles élémentaires de la « manipulation » sans risque ni dégât d’un psychisme affaibli, douloureux à l’extrême ? A-t-on toujours conscience qu’en pareil cas, certains mouvements contre-indiqués existent aussi bien, qui pour être d’une autre nature que les précautions observées pour la manipulation physique d’une fracture, n’en sont pas moins essentiels ? Que les attitudes, les gestes, les paroles proférées peuvent avoir de graves conséquences sur un esprit en souffrance qui s’épuise. Qu’un certain nombre de précautions psychologiques élémentaires se doivent d’être observées pour parvenir à intervenir sans nuire : calme, apaisement, isolement dans la tranquillité, respect, professionnalisme, temps, patience, etc. (8). Bref qu’il existe des « techniques d’immobilisation spécialisées » propres à l’urgence psychiatrique.

La première consultation d’urgence est l’occasion de nouer, ou de pas nouer, un lien thérapeutique qui va conditionner la suite de l’évolution. Beaucoup de temps peut être gagné plus tard quand on s’en est donné suffisamment pour ne pas précipiter le début d’une prise en charge. On ne se représente pas assez que « l’urgence psychiatrique » constitue une véritable spécialité, qui a encore beaucoup à découvrir et à nous apprendre.

De la sédation forcée

 

Pour le reste, l’HAS énonce un certain nombre de recommandations d’évaluation clinique de bon sens. Elle insiste à juste titre sur la nécessité d’un examen physique complet, qui ne soit pas uniquement psychiatrique. Le seul reproche qui peut lui être fait peut-être, c’est d’évoquer la place de la sédation avant que la question de cet examen clinico-psychiatrique ne soit même envisagée. La tentation est toujours grande, dans un contexte d’urgence, de calmer d’abord, pour comprendre ensuite. Si en effet l’agitation incontrôlable ne permet guère de procéder à un examen méthodique, l’excès de sédation, sans même compter les complications psychiatriques que son administration forcée peut induire, nuit à la qualité de l’examen clinique qui doit s’en suivre.

La sédation d’urgence commande de la mesure. Le dialogue, l’entretien, le respect de l’intéressé, l’exigence absolue qu’il soit traité avec correction par tous les intervenants, la neutralité, l’impartialité des jugements émis à son endroit ou sur ses actes, peuvent faire beaucoup pour apaiser une situation de crise dans lequel le sujet se trouve piégé, traqué, persécuté. Quand une sédation contrainte malgré tout s’impose, il est indispensable avant son exécution d’en justifier l’utilité et les bienfaits attendus pour le sujet. Avec des arguments médicaux honnêtes, les seuls qui vaillent. L’HAS n’insiste pas assez sur ces questions qu’elle choisit de laisser dans le flou. Dans l’urgence psychiatrique, le diable se cache dans les détails. Les psychiatres ont besoin de recommandations plus précises sur les conditions exactes du recours à une sédation forcée. Il ne s’agit pas de tomber sur le patient comme sur un être foncièrement dangereux. Deux indications se justifient principalement : apaiser un sujet en voie d’épuisement majeur, lui épargner les risques d’accident par perte de contrôle qu’une agitation grave fait encourir. Avec refus d’un traitement sédatif oral dans les deux cas.

Du principe de la psychiatrie

 

Il faut toujours y revenir, le principe thérapeutique fondamental de la psychiatrie est de constamment prêter au patient un certain degré de conscience de sa situation, même dans les moments les plus aigus de sa pathologie. De lui faire comprendre que l’on sait que, derrière ses symptômes, son épuisement, sa douleur, ses délires ou sa fureur, lui aussi réussit à entrevoir l’exceptionnelle gravité de son état. Que nous sommes là uniquement pour l’aider à aller mieux, à retrouver le contrôle de lui-même, sa dignité. S’adresser à ce reste de conscience lucide, désespérée, qui assiste impuissante à son propre désastre, nous « allier » avec elle pour l’aider à surmonter la crise. Tout sujet coexiste avec sa folie et lui survit. La folie totale n’existe pas. Le reconnaître, par delà les symptômes les plus aberrants fait plus pour briser l’isolement du sujet que de tenir celui-ci pour totalement irresponsable ou inaccessible au dialogue. Toute intervention psychiatrique se doit de rechercher au maximum une participation, un début d’acquiescement du patient aux décisions thérapeutiques qui le concernent. C’est tout le dilemme de l’HSC, qui devrait n’être que la seule dérogation à une telle règle d’or. Et encore sa décision ne devrait-elle être toujours prise qu’en expliquant patiemment son bien-fondé et les avantages exacts qui en sont attendus. En lui conférant de l’espoir, et non valeur punitive. Il est très difficile de prononcer une mesure de privation de liberté comme l’HSC sans blesser profondément celui qui la subit. C’est cette blessure qu’il s’agit d’anticiper, de prévenir, en aucun cas d’aggraver par des humiliations supplémentaires. Le risque est de détériorer un état psychopathologique déjà très dégradé, d’augmenter la souffrance morale et ses corrélats agressifs, d’accentuer le délire ou de provoquer une impulsion irréfléchie : fugue, violence, suicide.

Enfin, pour faire avancer les choses, l’HAS propose de « favoriser le recours aux équipes d’intervention à domicile spécialisées en psychiatrie ». L’idée peut être intéressante, encore faudrait-il créer de toutes pièces de telles équipes : les former, les entraîner et prendre l’habitude d’évaluer régulièrement les résultats de leur activité. Car si les HSC montrent actuellement deux points faibles, ce sont d’une part la formation insuffisante de ses acteurs aux techniques d’urgence psychiatrique requises, d’autre part la carence flagrante de recueil de données précises sur les conditions dans lesquelles elles s’opèrent.

Notes et références

  1. Godfryd M. « L’augmentation du nombre des hospitalisations sous contrainte. Revue scientifique Janssen-Cilag. 2006 ; 6 : 5-9.
  2. Le Figaro, 4 juin 2004 ; Le Monde, 24-25 octobre 2004.
  3. Circulaire DGS/6C n°2004/237 du 24 mai 2004 ; citée par l’HAS (réf. n° 6, ci-après).
  4. Salize HJ, Dreßing H, Peitz M. Central Institute of Mental Health, Mannheim, 2002. Cité par la HAS (réf. n° 6).
  5. Haute Autorité de santé has-sante.fr : « hospitalisation sans consentement, argumentaire ».
  6. Modalités de prise de décision concernant l’indication en urgence d’une hospitalisation sans consentement d’une personne présentant des troubles mentaux. Haute Autorité de santé, Saint-Denis La Plaine Cedex, 2006 ; 21 pages. Consultable/téléchargeable sur le site de l’HAS : has-sante.fr
  7. Shaw K, McFarlane A, Bookless C. « The phenomenology of traumatic reactions to psychotic illness». J Nerv Ment Dis 1997 ; 185 : 434-441.
  8. Bottéro A. « Patients difficiles : la leçon des échecs ». Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2007, 30 : 13-15 (www.neuropsychiatrie.fr)