Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 32.
L’obésité explose, la conscience nutritionnelle s’efforce de réagir. La valeur calorique de chaque ingrédient alimentaire est sous-pesée, les graisses et le sucre sont montrés du doigt. Pour le sucre, l’une des parades traditionnelles est de le remplacer par un édulcorant de synthèse : saccharine, aspartame, etc. Les boissons
« light » paraissent peut-être plus amères au palais du consommateur, mais il se console en se disant qu’au moins elles ne le feront pas grossir. Et si c’était faux ? Si justement les édulcorants faisaient grossir un peu plus encore ? Le travail expérimental que deux chercheurs de l’Indiana viennent de publier dans Behavioral Neurosciences le laisse sérieusement penser (1).
Les auteurs sont partis d’un modèle pavlovien de l’acte alimentaire, dans lequel la qualité sucrée des aliments représente le stimulus conditionné qui permet d’anticiper la présence d’une denrée calorique (le stimulus non-conditionné). Ils ont imaginé trois expériences élémentaires chez le rat.
1ère expérience : deux groupes de rats identiques sont nourris l’un avec du yaourt sucré au glucose, l’autre avec du yaourt sucré artificiellement à la saccharine. Les quantités de yaourt ingérées sont les mêmes pour les deux groupes. Au bout de 5 semaines d’un tel régime, curieusement on constate que les rats nourris au yaourt sucré pèsent moins et ont moins de tissu adipeux que ceux nourris au sucre artificiel. Et ceci alors que la quantité de calories consommées par les premiers est supérieure, du fait précisément de la présence de glucose.
2ème expérience : après deux semaines d’un régime yaourt identique glucose ou saccharine, les rats reçoivent une préparation sucrée ultra-calorique à base de cacao. Les deux groupes l’ingurgitent indistinctement avec voracité. Mais au repas suivant, les rats nourris au yaourt sucré naturellement réduisent leur prise alimentaire à proportion du surplus calorique ingéré, tandis que ceux nourris au yaourt sacchariné n’ajustent pas leur prise calorique, mais continuent de manger comme si de rien n’était.
3ème expérience : même protocole que le précédent, sauf que cette fois c’est la température corporelle que l’on étudie. Chez l’animal normal, celle-ci augmente avec la prise alimentaire et pendant sa durée, par un mécanisme adaptateur mobilisant l’énergie requise par la digestion. Mesurée avant et après l’épreuve de prise chocolatée ultra-calorique, la température monte normalement chez les rats nourris au yaourt glucosé, mais quasiment pas chez ceux au régime saccharine.
Les auteurs interprètent l’ensemble de ces résultats comme la confirmation que s’opère un véritable découplage (qu’ils situent à un niveau hypothalamique) entre le stimulus sucré et l’estimation calorique alimentaire sous édulcorant. Les rats ne sont pas des êtres humains, et la transposition à l’homme ne saurait être garantie. Attendons de savoir si les mêmes expériences produisent les mêmes effets chez le primate par exemple. Mais intuitivement on pressent qu’il y a là quelque chose. Que leurrer les capteurs sucrés ne contribue pas à améliorer la précision de la régulation calorique d’un organisme. Les adeptes des boissons « light » en font souvent l’expérience, l’envie de sucre se fait volontiers pressante dans les heures qui suivent leur consommation. L’ironie serait donc de continuer à grossir bien que s’abstenant consciencieusement de consommer du sucre. Le nombre d’américains qui consomment des produits sucrés artificiellement est passé de 70 millions en 1987 à 160 millions en 2000. Sur la même période, l’incidence de l’obésité est montée de 15 % à 30 % dans leur pays. Si les résultats de cette étude se confirment, le « Coca-zéro » pourrait faire un zéro.
1. Swithers S.E., Davidson T.L. A Role for Sweet Taste : Calorie Predictive Relations in Energy Regulation by Rats. Behav Neurosci 2008 ; 122 : 161-173.