Evolution des troubles cognitifs au cours des schizophrénies

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 33.

Les patients atteints de schizophrénie ont-ils ou non des troubles cognitifs ? Il y a là, déjà, un premier débat (1). Quand ils en ont, le débat se porte sur l’évolutivité de ces troubles. S’aggravent-ils, à la longue ? Ou sont-ils fixes et immuables ? Ou encore, peuvent-ils s’améliorer, certains d’entre eux du moins ? Ces questions ont leur importance car elles nourrissent des hypothèses très différentes quant au type de maladie en cause. Dans le premier cas de figure, l’aggravation progressive plaide en faveur d’un modèle neuro-dégénératif, ou à tout le moins neurotoxique, des schizophrénies. Dans le second, qui correspond au cas d’une « sub-encéphalopathie statique », ce sont les modèles neuro-développementaux qui se voient confortés. Dans le troisième, les choses restent plus ouvertes : un rôle important peut être alloué à des mécanismes de plasticité cérébrale et aux effets exercés à leur niveau par les évènements socio-affectifs, partant à une thérapeutique plus active des troubles cognitifs observés. Mais même ces trois modèles en apparence bien tranchés n’ont rien d’exclusif entre eux . Neuro-plasticité et neuro-toxicité trouvent fort bien à se combiner. De même que séquelles de lésions neuro-développementales précoces et conséquences psycho-sociales tardives à l’évidence interagissent.

Où en sommes nous aujourd’hui ? Que sait-on exactement de l’évolution des troubles cognitifs dans les schizophrénies, lorsqu’ils existent ? Rien de très clair. Et rien qui ne risque de l’être avant un moment, tant la définition clinique actuelle des schizophrénies semble faire ici obstacle : large et imprécise, elle ne contribue pas à isoler des affections distinctes que l’on y devine à l’œuvre, mais bien plutôt à les amalgamer en un artéfact diagnostique inextricable. Il semble toutefois que la représentation que l’on se fait de cette catégorie de troubles psychotiques soit en train de bouger. Si Kraepelin les concevait à l’instar d’une pathologie dégénérative toxique (une « démence précoce » par « auto-intoxication hormono-sexuelle », pensait-il), si Bleuler y voyait, de son côté, une pathologie de la fonction associative, relativement fixe une fois déclenchée, mais dont les conséquences relationnelles et, par voie de conséquence, sociales, passé un seuil de gravité, s’avéraient insurmontables, l’arrivée des traitements neuroleptiques, une meilleure connaissance des patients permise grâce à eux, nous affranchissent peu à peu de visions aussi fatalistes et péjoratives. Cette évolution en cours, sur une longue durée, de nos représentations des schizophrénies pourrait bien toucher désormais la question de leurs troubles cognitifs. Une vaste méta-analyse qui vient d’être publiée tend à le confirmer, contre toute attente (2).

                  Le but initial des auteurs était manifestement autre. Il était de voir s’il serait possible de déceler, au milieu des multiples troubles et déficits cognitifs qui ont été décrits dans les schizophrénies, un déficit cognitif stable, qui puisse servir « d’endophénotype » aux recherches génétiques. Il faut entendre par « endophénotype » une anomalie biologique plus directement en rapport avec le/les gène/s défectueux que ne l’est le phénotype constitué par le tableau clinique. Dans le cas des schizophrénies, les symptômes positifs et négatifs représentent le phénotype, tandis que les déficits neuro-cognitifs qui sous-tendraient leur production, certains d’entre eux du moins, auraient rang de phénotype intermédiaire : d’endophénotype.

                  Dans cette optique, les auteurs se sont livrés à une méta-analyse de l’ensemble des publications faisant état d’au moins deux évaluations cognitives consécutives, chez des patients atteints de schizophrénie. Pour qu’une publication se voit retenue, il fallait qu’elle réponde à un série d’exigences élémentaires : que le diagnostic de schizophrénie réponde à des critères modernes (type RDC, DSM-III, etc.), qu’il s’agisse d’adultes, que les résultats des tests cognitifs pratiqués soient disponibles pour chacun d’eux (et non sous la forme d’un score composite global artificiel comme c’est souvent le cas), que ces résultats n’aient été publiés qu’une seule fois, qu’un mois au minimum se soit écoulé entre les deux passations d’un test, qu’aucun entrainement spécial à la passation n’ait été effectué (afin de limiter les effets d’habituation), etc. Les épreuves cognitives utilisées, les traitements reçus (neuroleptiques classiques ou antipsychotiques atypiques), le score des symptômes positifs et négatifs étaient pris en compte à chaque fois. Le tout ayant abouti à identifier 53 publications pertinentes, soit un total de 2576 patients.

                  Pour simplifier la présentation des résultats, les tests cognitifs ont été classés en quatre catégories principales :

  • Tests de mémoire: visuelle, verbale, de rappel, de reconnaissance, immédiate, retardée. Ce sont les tests où les scores s’améliorent le plus : de 20 à 53 % en moyenne, d’un bilan à l’autre.
  • Tests des fonctions exécutives: fluence verbale [lettres, catégories], Stroop [mots colorés], Trail Making B [erreurs, temps], Wisconsin Card Sorting Test [erreurs, persévérations, tirages réussis]. Ici l’amélioration des scores apparaît moindre : à peine 2 % pour la fluence verbale (nombre de catégories énumérées), mais tout de même de 12 à 28 % pour les autres tests.
  • Tests d’attention: Digit span [nombre, distractibilité], Stroop [couleurs des points, mots], Trail Making A [temps, erreurs]. L’amélioration s’étend de 8 % pour les erreurs au Trail making A, à 27 % pour le temps au même test
  • Tests d’autres fonctions: similarités, Digit symbol, Block design, vocabulaire, organisation spatiale, dénomination. Là encore on observe une amélioration significative de 22 à 36 %, hormis pour le vocabulaire, l’organisation spatiale et la dénomination d’objets.

                  L’impact d’un certain nombre de variables n’a pu être évalué que pour quelques tests seulement. Le temps de passation du Trail Making B, par exemple, s’améliore de 33 % chez les patients mis sous antipsychotiques atypiques par rapport à ceux restés sous neuroleptiques classiques. Malheureusement, le manque de données sur les posologies reçues ou l’adjonction ou non d’un correcteur anticholinergique (que l’on sait fortement interférer avec l’attention et la mémoire) ne permet pas de se faire une idée plus précise de cette question importante.

                  De même plusieurs tests s’améliorent d’autant plus que le temps entre les passations s’avère raccourci, ce qui pointe un effet d’apprentissage. Ce genre d’amélioration est d’ailleurs plus marqué quand il s’agit d’un test de mémoire. D’une façon générale, un effet de pratique se trouve très fréquemment à l’œuvre : les études qui disposent d’un groupe contrôle montrent que pour trois tests sur quatre, les scores s’améliorent aussi chez les témoins entre deux passations. Les auteurs, en conséquence, s’interrogent longuement sur l’origine de l’amélioration des scores observée chez les patients. S’agit-il d’une « véritable » amélioration cognitive, ou d’un « simple » effet de la pratique ? On peut se demander si une telle question a tellement de sens. Ce qui compte, cognitivement, n’est-ce pas que les patients utilisent à leur avantage les effets de répétition ? Que leurs facultés d’apprentissage soient suffisamment préservées, en somme ? En d’autres termes, d’après les résultats de la présente méta-analyse, les aptitudes cognitives des patients atteints de schizophrénie ne s’avèrent guère plus figées que celles des témoins puisque le simple fait de se familiariser avec les tests accroît leurs performances. Peu importe la raison de l’amélioration, l’important est qu’elle existe. Car au fond, le résultat qui ressort est bien celui-là : pour presque toutes les fonctions cognitives envisagées, le fonctionnement progresse, et non l’inverse. Un résultat qui n’était pas donné d’avance.

                  Quant à savoir si cette méta-analyse aura permis de détecter un déficit cognitif qui puisse servir d’endophénotype aux recherches génétiques sur la schizophrénie, la conclusion des auteurs laisse quelque peu sceptique. A leur yeux, la fluence verbale sémantique ferait le meilleur candidat  : son déficit chez les patients ne connaît aucun progrès entre deux passations. Le problème, c’est qu’il n’est pas évident de déterminer quel déficit cognitif exact se trouve en jeu dans une épreuve de « fluence verbale sémantique ». Plusieurs, manifestement, car l’épreuve en question est aussi simple que les fonctions cognitives qu’elle mobilise paraissent inextricables (3). Elle consiste simplement à demander au sujet de donner le plus possible d’exemples lui venant à l’esprit pour une catégorie d’objet donnée, dans un temps limité. Par exemple, d’énumérer tous les fruits qu’il peut connaître en une minute. La compréhension des consignes, la mémoire, l’attention, la motivation, la vitesse d’exécution intellectuelle, l’éducation, l’origine sociale, la culture, le QI verbal et le vocabulaire, au moins, sont concernés : pas de quoi cerner un endophénotype cognitif des plus précis dans de telles conditions. On peut d’ailleurs se demander, plus généralement, si la méta-analyse constitue bien une méthode appropriée pour identifier des endophénotypes cognitifs dans les schizophrénies.

           [Mots clés : schizophrénie ; troubles cognitifs ; déficit cognitif ; endophénotype ; évolution]

                  (1) Palmer BW, Heaton RK, Paulsen JS & al. “Is it possible to be schizophrenic yet neuropsychologically normal ?” Neuropsychol 1997 ; 11 : 437-446.

                  (2) Sköze A, Trandafir A, Dupont M-E, Méary A, Schürnoff F, Leboyer M. “Longitudinal studies of cognition in schizophrenia : meta-analysis”. Br J Psychiatr 2008 ; 192 : 248-257.

                  (3) Spreen O, Strauss E. A Compendium of Neuropsychological Tests. Administration, Norms and Commentary. Oxford University Press, New York, 1991.