Essais d’antidépresseurs : des déprimés sur mesure

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2006 ; 28.

Pour qu’un antidépresseur soit mis sur le marché, il doit au préalable faire la preuve de son efficacité. Deux essais thérapeutiques indépendants, en double-aveugle contre placebo, sont généralement exigés à cette fin. Mais quels patients enrôle-t-on, exactement, dans ce type d’essai ? Des « vrais » déprimés, qui répondent à ce qu’on appelle des « critères d’inclusion précis ». Soit des sujets présentant un état dépressif remplissant les critères diagnostiques d’une classification reconnue (DSM IV, RDC, OMS, etc.), et confirmé par l’obtention d’un score minimum aux échelles de dépression (Hamilton, MADRS, etc.). Jusque là, rien que de très normal.

Mais on oublie souvent qu’à ceci s’ajoute un certain nombre de « critères d’exclusion ». Ils se justifient par le souci d’écarter des situations dépressives complexes, qui cumulent les difficultés et rendent les résultats plus difficiles à interpréter : tranches d’âge particulières, co-morbidités, type de pathologie dépressive en cause, troubles de la personnalité associés, chronicité, etc. Quand on examine le résultat de tels essais, on ne prête le plus souvent guère d’attention à ces motifs d’exclusion, dont, il faut le souligner, aucune recommandation officielle ne limite a priori l’étendue. C’est un tort, car ils concourent subrepticement à « formater » le problème, au point de le rendre quelquefois très éloigné de la réalité.

Trois auteurs de Brown University (Providence, Rhode Island) se sont livrés à une expérience fort simple (1). Au sein de la consultation externe de leur service, ils ont sélectionné un échantillon tout venant de 346 patients répondant au diagnostic d’épisode dépressif majeur. Ils ont ensuite appliqués à ces patients les conditions d’exclusion pratiquées par une trentaine d’essais d’antidépresseurs publiés entre 1994 et 1998. La plupart d’entre eux excluaient la présence de symptômes psychotiques, les antécédents bipolaires, un risque suicidaire, une évolution chronique, une affection médicale évolutive, la consommation d’alcool ou de drogues, des co-morbidités telles qu’une dysthymie, un TOC, des attaques de panique, une pathologie anxieuse, des troubles du comportement alimentaire, une personnalité limite.

Nos trois auteurs se sont alors livrés au jeu des exclusions successives. Ils constatent qu’un sixième de leurs patients n’auraient pas été retenus dans un essai en raison d’une bipolarité ou de symptômes psychotiques ; 20 % du fait d’idées suicidaires sévères, 53 % d’un trouble anxieux, 35 % d’une évolution chronique (définie comme une dépression majeure qui dure plus de deux ans), 10 % d’une personnalité limite, 10 % d’une dysthymie. Et cetera, et cetera. Quand on fait la somme des seules six situations les plus couramment écartées des essais (bipolarité + forme psychotique + score d’Hamilton < 20 + abus de substance/dépendance au cours des 6 derniers mois + idéation suicidaire + pathologie anxieuse co-morbide), 86 % des patients de leur consultation n’étaient tout simplement pas éligibles. A noter que les patients en question étaient des « privilégiés », puisqu’ils disposaient du minimum d’assurance médicale requis pour payer leur consultation. Les patients sans assurance, ou qui bénéficiaient d’une aide médicale gratuite (Medicaid), qui par conséquent avaient des motifs supplémentaires d’être gravement déprimés, étaient par la force des choses exclus de l’étude.

Au regard de tels résultats, qui ne font que confirmer notre pratique courante, une question se pose : dans quelle mesure les antidépresseurs ne sont-ils pas testés dans conditions toutes artificielles ? Si 14 % à peine des déprimés examinés en consultation (probablement encore moins si l’on prend en compte tous les patients, et pas seulement ceux qui sont assurés) correspondent au profil du déprimé sensible aux antidépresseurs, il n’y a pas lieu de s’étonner de l’écart considérable que l’on constate entre l’efficacité prêtée à ces produits et celle réellement observée. Entre leur « efficacité » théorique et leur « efficience » pratique. Une question plus embarrassante se pose encore : faut-il s’acharner à traiter des patients sérieusement malades avec des antidépresseurs, alors que ceux-ci manifestement n’ont pas fait la preuve de leur efficacité chez eux ? N’oublions pas qu’en pareil cas, l’inefficacité donne le plus souvent lieu à une surenchère de posologies et d’associations d’antidépresseurs qui, elle, se paie. Nos essais thérapeutiques ont beau être « contrôlés », ils sont encore loin de pouvoir nous orienter de façon fiable dans le dédale des réalités cliniques.

  • Zimmermann M, Mattia JI, Posternak MA Am J Psychiatr 2002 ; 159 : 469-473.