Durée de la psychose non traitée : un bilan d’étape

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2009 ; 37.

Les schizophrénies forment un ensemble hétérogène de troubles psychotiques idiopathiques dont la gravité commune tient à un risque de handicap psycho-social majeur. Il paraît donc essentiel que soient examinées leurs éventuelles possibilités de prévention secondaire : quelles sont les meilleures stratégies thérapeutiques susceptibles de restreindre les complications de leur évolutivité ? C’est dans un tel esprit que se conçoit toute l’attention portée depuis quelques années au problème de la « durée de la psychose non traitée » (Duration of Untreated Psychosis en anglais, abrégé en « DUP »). Ce sujet de recherches cliniques intenses part en effet d’une idée qui vient en premier lieu à l’esprit : ne serait-il pas envisageable de réduire le potentiel d’aggravation des schizophrénies en les traitant plus tôt ?

Pourquoi avoir retenu la « durée de la psychose non traitée » comme un marqueur clinique déterminant dans l’évolution des schizophrénies ? Pour plusieurs raisons semble-t-il, qui se trouvent en partie liées. Tout d’abord parce qu’il est sans conteste plus facile de déterminer avec précision le début d’un symptôme psychotique que celui d’un symptôme dit « négatif ». Le déclenchement d’un délire ou d’une hallucination, qui constituent l’essentiel de la symptomatologie « positive » des schizophrénies, est relativement aisé à fixer dans le temps, ou par rapport à une norme clinique, à la différence des symptômes aussi insidieux qu’imprécis rangés habituellement dans la catégorie des symptômes « négatifs ».

Une autre raison tient d’évidence au fait que l’on dispose d’un traitement simple, qui fait l’objet aujourd’hui d’un consensus, pour les symptômes positifs – les neuroleptiques ou antipsychotiques –, tandis que le traitement des symptômes négatifs, lui, demeure un véritable casse-tête.

La troisième raison dérive immédiatement de la précédente. Par les temps qui courent, il est beaucoup plus facile, financièrement parlant, d’étudier une question clinique dès lors que ses retombées ont quelque chance d’intéresser le premier bailleur de fonds de ce type de recherches que sont les laboratoires.

Toutes ces raisons suffisent-elles à assurer que l’on tient un indice fiable du potentiel évolutif des schizophrénies avec la DUP ? Il est permis de s’interroger.

DUP et pronostic : deux méta-analyses convergentes

 

La première question qui se pose est de savoir si de laisser perdurer des symptômes délirants, une « psychose », contribue à aggraver l’évolution, le pronostic des schizophrénies, à leur début notamment ? La question a fait couler beaucoup d’encre. Même si toutes les études ne sont pas d’accord entre elles, deux méta-analyses indépendantes sont venues coup sur coup confirmer que l’intuition était fondée (1-4). Une DUP longue s’avère indéniablement associée à un moins bon pronostic, à court et à moyen termes, lors d’un premier épisode de schizophrénie. De l’avis même des auteurs de ces deux méta-analyses, l’association ne peut être toutefois qualifiée que de « modeste ». Elle est surtout nette lorsque la DUP tend à être courte, beaucoup moins dans le cas contraire.

Pour pouvoir pleinement apprécier la valeur de tels résultats, il faut savoir que les études sur lesquelles ont travaillé les auteurs affichaient des DUP particulièrement disparates : de moins de 10 semaines à plus de 150 (3, 4).  Un délire qui n’est pas traité pendant deux mois et demi, c’est relativement peu ; pendant trois ans, en revanche, c’est très très long, au regard du problème psychopathologique qui est posé. Il faut savoir aussi qu’il existe toujours des exceptions à la règle : certains sujets, malgré une DUP brève, développent une schizophrénie « résistante » ; d’autres au contraire, en dépit d’une DUP fort prolongée, répondent bien au traitement (4).

Variable intermédiaire ou variable indépendante ?

Une autre question vient se poser ensuite, celle de savoir si la DUP ne serait pas, au bout du compte, une variable intermédiaire parmi d’autres, dépourvue de véritable effet causal dans l’affaire. L’existence de symptômes négatifs (repli social, etc.), un trouble de la personnalité, le manque de moyens thérapeutiques par exemple, ne sauraient-ils suffire à rendre compte du retard à consulter et à se traiter, partant expliquer l’effet apparemment délétère d’une DUP excessive ? De nombreux travaux se sont attelés à cet aspect du problème. Dans l’ensemble, la conclusion qui prévaut aujourd’hui, c’est que la DUP constitue bien une variable causale indépendante, i. e. qu’elle exerce en soi un effet négatif, indépendamment des autres variables en jeu, sur le pronostic des schizophrénies.

La psychose « psychotoxique » ?

 

Serait-ce par conséquent l’état psychotique qui exercerait de lui-même un effet aggravateur ? De même qu’une infection non traitée peut entraîner des dégâts tissulaires à proportion de sa durée, une psychose livrée à son évolution spontanée serait-elle capable de provoquer des lésions irréversibles au niveau des structures cérébrales ? Cette hypothèse d’un « effet neurotoxique » qui serait propre à la psychose a surtout été mise en avant par les auteurs qui se sont le plus impliqués dans le dépistage précoce des schizophrénies (5, 6). Plusieurs études sont venues toutefois l’invalider et l’on peut dire qu’aucune relation nette n’a été à ce jour formellement démontrée entre le délai thérapeutique et les paramètres anatomiques ou cognitifs susceptibles de connaître une détérioration au cours des schizophrénies (7, 8).

Bref, tout ce qu’il est possible d’affirmer, aujourd’hui, c’est que la DUP est « modestement » associée à une rémission de moindre qualité lors d’un premier épisode de schizophrénie, et qu’il apparaît improbable qu’elle s’accompagne de conséquences « toxiques » sur le plan du fonctionnement cérébral et neurocognitif.

Réduire la DUP

L’étape suivante dans le raisonnement préventif est alors de chercher à savoir si raccourcir le délai du traitement des épisodes psychotiques inauguraux à potentialité schizophrénique permettrait d’en améliorer le pronostic, soit leur prévention secondaire. Là encore, l’enjeu est d’une grande importance, et les études de « détection et traitement précoce des premiers épisodes de schizophrénies » se sont donc multipliées en conséquence. Celles-ci consistent, pour l’essentiel, à comparer l’évolution à un ou deux ans de patients atteints d’un premier épisode de schizophrénie en fonction du moment où va intervenir leur traitement : tôt versus tard. Leur résultat global, à en juger d’après une récente Cochrane review, peine quelque peu à convaincre (9). Raccourcir le délai diagnostique et thérapeutique lors de premières manifestations psychotiques n’a pas l’effet pronostique escompté à un an, encore moins à deux. Il se peut, comme le fait remarquer le plus ardent défenseur de telles interventions précoces, Patrick McGorry, que cette méta-analyse soit sévère à l’excès, et surtout qu’elle ne prenne pas assez en compte les progrès qui ont été réalisés dans les méthodes de soin par les équipes spécialisées dans la détection précoce des psychoses (10). Mais l’on est aussi en droit de se demander si le problème ne réside pas ailleurs.

Une erreur de perspective ?

 

« Tout se joue très tôt », tel est au fond l’adage sur lequel reposent ces programmes de détection et de soins précoces destinés aux états psychotiques inauguraux. Ne risque-t-on pas toutefois de butter sur une erreur classique de perception évolutive ?

Notons d’abord que les symptômes psychotiques s’avèrent beaucoup plus communs qu’on ne le croit, sans que leur signification pathologique puisse pour autant être garantie. Avoir des idées délirantes, des hallucinations passagères qui rentrent dans l’ordre sans traitement particulier, serait plutôt répandu dans la population générale si l’on en croit les enquêtes épidémiologiques qui se sont penchées sur la question (11). Les points de discontinuité entre le normal et le pathologique sont ici beaucoup plus délicats à situer qu’il n’y paraît – sauf à « pathologiser » à l’excès des symptômes dont l’évolution spontanée paraît sans lendemain.

Mais surtout, même si l’on se trouve en présence d’un syndrome psychotique indéniablement pathologique, l’épidémiologie nous enseigne que l’évolution naturelle des premiers épisodes psychotiques aigus se fait, pour une bonne part, qui peut être estimée de 25 à 50 % en fonction des enquêtes, vers la guérison (12). Dans toutes les études qui examinent l’impact de la DUP sur l’évolution d’un premier accès psychotique, les échantillons de patients à DUP longue excluent par définition de tels tableaux psychotiques de courte durée à pronostic bénin, tandis que les échantillons à DUP courte, eux, s’en trouvent saturés. Autrement dit, lorsqu’on constitue une cohorte de patients dont les toutes premières manifestations psychotiques sont immédiatement diagnostiquées et traitées, on induit nécessairement un biais en faveur de la guérison : les meilleurs pronostics y sont inclus d’emblée.

Pour le dire autrement, le temps n’a pas eu le temps d’accomplir ses effets. Que l’on compare avec un an de recul le résultat, sur un échantillon de patients atteints de symptômes psychotiques inauguraux, d’un traitement instauré dans les 5 semaines suivant leur déclenchement, avec celui d’un traitement instauré au bout de deux ans d’évolution, et l’on risque fort d’avoir l’illusion d’un pronostic amélioré pour les premiers, en négligeant qu’il manque deux ans de suivi pour pouvoir valablement conclure. De telles erreurs de perspective sur le travail du temps en pathologie sont monnaie courante en médecine préventive. Elles ont notablement donné lieu à des surestimations systématiques de l’efficacité de certaines mesures de dépistage de masse et de traitement précoce des cancers du sein et du poumon (13). Or c’est bien ce que semblerait confirmer le suivi prolongé des cohortes de troubles psychotiques détectés et traités précocement : à mesure que le temps s’écoule, leur pronostic global tend à rejoindre celui de patients traités plus tardivement (14).

Conclusion temporaire

Plus on délire ou hallucine longtemps, plus on risque de délirer et d’halluciner longtemps : ce point est acquis sans aucun doute. Mais il est loin d’être assuré qu’être traité très précocement, lorsqu’on se met à délirer (ou halluciner), garantisse d’éviter une schizophrénie grave par la suite. Une telle conclusion, qui s’impose à l’examen de l’état présent du dossier sur l’impact pronostique de la DUP ne signifie nullement qu’il faille se désintéresser du dépistage et du traitement précoces des symptômes psychotiques. Il faut au contraire poursuivre les recherches en les affinant. Et quoiqu’il en soit, la philosophie du problème reste d’une entière actualité : plus que jamais il convient de traiter sans tarder, et mieux que nous ne le faisons actuellement (15), les patients délirants qui souffrent, tendent à se couper de leur entourage, risquent des complications graves ou menacent de basculer dans la spirale de l’échec social. Mais dans le même temps, il n’est pas question de sur-traiter inutilement des patients que l’expérience clinique nous apprend pouvoir guérir. Car traiter comporte aussi son prix : les effets secondaires invalidants, les troubles de la concentration, la stigmatisation, etc., sont pléthore sous neuroleptiques, sans compter la difficulté qu’il y a à vivre avec un diagnostic particulièrement lourd à porter. Tout reste affaire de tact, de mesure et de cas par cas. En gardant à l’esprit ce que l’Histoire trop souvent nous enseigne : le risque iatrogène demeure omniprésent en psychiatrie.

REFERENCES

 

  1. Craig T.J., Bromet E.J. et coll. Is there an association between duration of untreated psychosis and 24-month clinical outcome in a first-admission series ? Am J Psychiatr 2000 ; 157 : 60-66.
  2. Ho B.C., Andreasen N.C., Flaum M. et coll. Untreated initial psychosis : its relation to quality of life and symptom remission in first-episode schizophrenia. Am J Psychiatr 2000 ; 157 : 808-815.
  3. Marshall M., Lewis S. et coll. Association between duration of untreated psychosis and outcome in cohorts of first episode patients. Arch Gen Psychiatr 2005, 62 : 975–983.
  4. Perkins D.O., Gu H. et coll. Relationship between duration of untreated psychosis and outcome in first-episode schizophrenia: a critical review and meta-analysis. Am J Psychiatr 2005, 162 : 1785–1804.
  5. Wyat R.J. Early intervention for schizophrenia : can the course of the illness be altered ? Biol Psychiatr 1995 ; 38 : 1-3.
  6. McGlashan T.H., Johannesen J.O. Early detection and intervention with schizophrenia : rationale. Schizophr Bull 1996 ; 22 : 201-222.
  7. Hoff A., Sakuma M. et coll. Lack of association between duration of untreated illness and severity of cognitive and structural brain deficits at the first episode of schizophrenia. Am J Psychiatr 2000 ;157 : 1824-1828.
  8. Ho B.D., Alicata D. et coll. Untreated initial psychosis : relation to cognitive dificits and brain morphology in first-episode schizophrenia. Am J Psyhiatr 2003 ; 160 : 142-148.
  9. Marshall M., Rathbone J. Early intervention for psychosis. Cochrane Database of Systematic reviews 2006 Issue 4. Art. N° : CD004718. DOI : 10.1002/14651858. CD004718.pub2.
  10. McGorry P.D. Is early intervention in the major psychiatric disorders justified ? Yes. Brit Med J 2008 ; 337 : a695.
  11. Johns L.C., van Os J. The continuity of psychotic experiences in the general population. Clin Psychol Rev 2001 ; 21 : 1125-1141.
  12. Warner R. Problems with early and very early intervention in psychosis. Brit J Psychiatr 2005 ;187 (suppl. 48) : s104-s107.
  13. Black W.C., Welch H.G. Advances in diagnostic imaging and overestimations of disease prevalence and the benefits of therapy. New Engl J Med 1993 ; 328 : 1237-1243.
  14. Larsen T.K., Melle I. Et coll. One-year effect of changing duration of untreated psychosis in a single catchment area. Brit J Psychiatr 2007, 191
    (suppl. 51) : s128-s132.
  15. Shaw K., McFarlane A., Bookless C. The phenomenology of traumatic reactions to psychotic illness. J Nerv Ment Dis 1997 ; 185 : 434-441.

Mots clés : schizophrénie, durée de la psychose non traitée, duration of untreated psychosis, traitement neuroleptique