Débat sur le pronostic des schizophrénies

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2009 ; 36.

La controverse sur le pronostic des schizophrénies (1) va pouvoir se poursuivre, de nouvelles données viennent la réalimenter : la publication, avec 10 ans de retard (pour des raisons de maison d’édition), du rapport final de l’International Study of Schizophrenia, la dernière en date des études internationales sur la schizophrénie à avoir été lancée par l’OMS (2). Le thème central de ce rapport, qui représente le fruit de près quarante années de collaboration épidémiologique internationale, porte en effet sur « l’évolution et la guérison des schizophrénies ».

Il s’agit d’une étude particulièrement importante, qui reprend l’analyse, avec beaucoup plus de recul, des cohortes de patients constituées lors des trois précédentes études épidémiologiques transculturelles menées par l’OMS sur la schizophrénie : l’IPSS (International Pilot Study of Schizophrenia [3]), qui était une cohorte de prévalence, le DOSMeD (Determinants of Outcome of Severe Mental Disorder [4]), une cohorte d’incidence cette fois, et le RAPyD (Reduction and Assessment of Psychiatric Disability Study), une cohorte complémentaire d’incidence elle-aussi. Soit au total 1005 patients atteints de troubles psychotiques graves, répartis sur 17 sites disséminés dans le monde : Agra, Chandigarh [rural et urbain] et Madras pour l’Inde, Cali en Colombie pour l’Amérique du sud, Pékin, Hong Kong et Nagasaki pour l’Extrême-Orient, Honolulu et Rochester pour les Etats-Unis, Dublin, Nottingham, Mannheim et Groningue pour « l’Europe de l’Ouest », et Prague, Sofia et Moscou pour « l’Europe de l’Est ».

Deux cohortes différentes ont pu être constituées à partir de ce pool de patients présumés atteints d’une schizophrénie telle que la définit l’ICD-10 : une cohorte d’incidence (tous les cas nouveaux de schizophrénie qui se sont déclarés pendant une période donnée dans une population donnée), totalisant 502 cas pour un suivi moyen de 15 ans, et une cohorte de prévalence (les cas présents à un moment donné dans une population donnée, sans distinction des nouveaux et des anciens), totalisant 142 cas, avec un suivi moyen de 26 ans.

Retrouver les patients n’a pas toujours une mince affaire, et les auteurs nous livrent un passionnant aperçu sur cet aspect essentiel de ce type d’enquête, qui mériterait toute une analyse à part. On se rend ainsi compte, pour ne donner qu’un exemple parlant, que pour beaucoup de patients, l’essentiel, à un moment donné de leur trajectoire, a été de véritablement « couper les ponts » avec la maladie, les soins psychiatriques et tout un passé de souffrances et d’humiliations, afin de « s’en sortir ». Renouer avec de tels sujets, très peu enclins à revenir sur ce qu’ils avaient vécu, demandait beaucoup de tact de la part des enquêteurs. Notamment dans un pays comme l’Inde où un certain nombre avaient trouvé entretemps à se marier et dont les familles ne tenaient pas spécialement à ce que soit ébruité leur passé de troubles mentaux. De tels biais, et bien d’autres tout aussi révélateurs, se voient longuement évoqués dans cette très riche étude qui témoigne de dizaines d’années d’expérience de terrain et de réflexion épidémiologique.

Donnons d’emblée le résultat principal de cet énorme travail car il surprendra certainement plus d’un psychiatre : 56 % des patients de la cohorte incidence et 60 % de la cohorte prévalence ont, à terme, récupéré ou guéri (recovered : « retourné à un état de fonctionnement normal », « guéri » dans le sens d’ »être sorti de l’état de malade »). Près de la moitié des patients n’ont présenté aucun épisode psychotique durant les deux dernières années du suivi. Ces chiffres, tout à fait remarquables, méritent d’être analysés plus en détail.

  1. Pour ce qui est de la « terminaison » de la maladie (outcomeen anglais : « l’état auquel aboutit une maladie »), plusieurs dimensions ont été prises en compte afin de pouvoir mieux la décrire : l’état symptomatique final, le handicap résiduel, l’évolution au cours des deux dernières années, le mode de vie, l’emploi.

  1. L’état symptomatique lors de l’évaluation finale a été apprécié en faisant appel à deux méthodes différentes :
  • A l’aide de l’Echelle d’intensité des symptômes de Manfred Bleuler. Au terme de l’enquête, 48 % des patients de la cohorte « schizophrénie-incidence » (SI) et 53 % de la cohorte « schizophrénie-prévalence » (SP) ne présentaient plus aucun symptôme psychotique ou n’avaient éventuellement que des symptômes purement résiduels qui ne les handicapaient pas (séquelles bénignes).
  • A l’aide de la GAF (Global Assessment Functioning), utilisée dans sa cotation « symptômes » uniquement. 54 % des patients SI et 57 % des patients SP présentaient un score ≥ 61 à cette échelle, soit, pour reprendre ses termes propres de définition, « quelques symptômes légers » tout au plus.

  1. Le handicap résiduel a été évalué à l’aide de deux instruments : la DAS (Disability Assessment Scale) et la GAF, dans sa cotation du handicap.
  • DAS : 33 % de le cohorte SI, 48 % de la cohorte SP entrent dans la tranche « bonne » ou « excellente » de l’échelle. Ces pourcentages passent respectivement à 56 et 78 % si l’on inclut la tranche « assez bonne ».
  • GAF-handicap : 51 % de la cohorte SI, 60 % de la SP ne montrent aucun handicap ou un handicap léger seulement (score ≥ 61).

  1. L’évolution au cours des deux dernières années du suivi.
  • Seuls 17 % des patients de la cohorte SI ont présenté un ou plusieurs épisodes psychotiques au cours des deux dernières années (17 % d’entre eux avaient des symptômes négatifs proéminents), 43 % aucun (symptômes négatifs proéminents pour 9 %).

 

  1. En ce qui concerne le mode de vie, 70 % des patients de la cohorte SI et 86 % de la cohorte SP vivaient soit avec des amis, soit chez des parents. 7 % vivaient seuls. 12 % ont passé la majeure partie des deux dernières années dans une forme ou autre d’institution.
  2. L’activité, que celle-ci soit rémunérée ou domestique.

57 % des SI, 74 % des SP ont été actifs durant la plus grande partie des deux dernières années de leur suivi. Soit
37 % des SI exerçant un emploi rémunéré (46 % pour les SP), et 20 % une activité domestique (28 % pour les SP).

Ces pourcentages d’actifs dépendent avant tout du sexe : pour les SI par exemple, l’emploi est l’apanage des hommes dans 45 % des cas, contre 28 % chez les femmes. Tandis que la situation est rigoureusement inverse pour les activités domestiques : les hommes ne s’occupent à la maison que dans 2 % des cas, les femmes dans 38 %. A noter que les sujets qui ont une activité rémunérée donnent « toute satisfaction » dans 88 % des cas.

  1. Au bout du compte, les patients que l’on peut qualifier de « strictement guéris », soit tous ceux qui « n’ont pas été psychotiques durant les deux dernières années et ne présentent aucun symptôme résiduel », représentent
    31 % des patients SI et 37 % des SP.

 

  1. En ce qui concerne l’évolution générale de la maladie :

 

  1. Pour deux tiers des patients, les symptômes psychotiques n’ont été au devant du tableau que durant les 5 à 8 premières années de la maladie. Le handicap, lui, est apparu proéminent les 5 à 8 premières années chez la moitié des patients. Globalement, « la moitié ou plus des patients SI sont jugés très améliorés ou améliorés par les investigateurs » (2/5è pour les SP).

 

  1. En appliquant la typologie de Manfred Bleuler en 8 profils évolutifs différents en fonction du mode de début (aigu vs. insidieux), de l’évolution (épisode vs. continu) et de la terminaison (guérison-handicap léger vs. handicap sévère), on obtient les pourcentages rapportés dans le Tableau I ci-dessous. Soit pour les patients SI un total d’évolutions « par accès avec terminaison favorable » qui atteint 52 %.

Profil évolutif Cohorte incidence

(%)

Cohorte prévalence (%)
1. Aigu – par accès – favorable 29,4 17,7
2. Insidieux – continu – défavorable 14,4 31,9
3. Aigu – par accès – défavorable 4,9 1,4
4. Insidieux – continu – favorable 10,4 14,9
5. Insidieux – par accès – favorable 22,6 26,2
6. Aigu – continu – défavorable 9,1 2,8
7. Insidieux – par accès – défavorable 4,0 1,4
8. Aigu – continu – favorable 5,3 3,5

Tableau 1. Profils d’évolution selon la typologie de M. Bleuler.

  1. La comparaison, enfin, entre pays en voie de développement et pays développés montre que si l’on s’en tient à une définition « stricte » de la schizophrénie (ICD 10), et que l’on compare des variables telles que l’état clinique, les symptômes, le handicap ou le niveau de fonctionnement social, les patients des pays en voie de développement présentent, dans tous les cas de figure, un meilleur pronostic que les patients des pays développés. Et ceci après avoir contrôlé tous les biais possibles et imaginables.

Les auteurs se gardent bien de trancher les raisons susceptibles d’expliquer ces différences systématiques des variables pronostiques en faveur des pays en voie de développement. Ils émettent toutefois un certain nombre d’hypothèses, dont une au moins paraît aisément recevable : les pays en voie de développement se trouvent, par la force des choses, beaucoup moins dotés en ressources psychiatriques. L’essentiel du soutien des patients revient aux familles, lesquelles s’arrangent tant bien que mal pour les héberger et leur faire une place. On peut aussi s’interroger sur les plus grandes facilités d’accès au monde du travail que présentent les pays en voie de développement. Sur tous ces points, les discussions promettent d’être riches et passionnées.

  Pays développés Pays en voie de développement
Nbre cas de schizophrénie, diagnostic ICD 10 strict

 

319 183
« Guéris » – échelle de Bleuler 44 55
GAF-symptômes ≥ 61 43 70
GAF-handicap ≥ 61 41 65
DAS-global (excellent-bon) 24 53
Jamais psychotique les 2 dernières années 37 53
Activité la plupart du temps les 2 dernières années 46 73

Tableau 2. Variables pronostiques en fonction de l’état global du développement socio-économique.

Il ne faut pas oublier cependant qu’une « guérison » ne dit rien quant à ce qui a pu être perdu, en termes de potentialités de vie. Mais dès qu’on aborde les choses sous cet angle, on risque de quitter sans y prendre garde la psychiatrie pour entrer dans un débat de nature philosophique. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce qu’on y perd, qu’est-ce qu’on y gagne, ? Que vaut-elle, sans cela ? Chacun ne se fait-il pas son idée, en fonction de ce qu’il vit justement ?

Quoiqu’il en soit, le message à retenir, et à largement propager, c’est que la fatalité à long terme n’est nullement de mise dans les schizophrénies. Cela est capital car les attentes représentent certainement l’un des facteurs les plus puissants dans l’amélioration des patients. Le pessimisme nourrit le défaitisme thérapeutique, autant qu’un optimisme éclairé permet de mobiliser les forces, quand il le faut.

Ceux qui voudraient disposer d’un point de vue critique sur ces travaux de l’OMS pourront consulter le numéro de mars 2008 du Schizophrenia Bulletin. La revue y ouvre ses pages à un débat contradictoire sur ce qu’un auteur américain, qui ouvre le feu, Alex Cohen, qualifie ironiquement « d’axiome de la psychiatrie internationale », à savoir que les schizophrénies auraient un meilleur pronostic dans les pays en voie de développement que dans les pays développés (3). L’argument solide qui revient le plus souvent sous la plume des contradicteurs de Cohen est que sa remise en cause des résultats de l’OMS tient mal la route car elle s’appuie pour l’essentiel sur de simples études de prévalence. Or ce sont avant tout les études d’incidence, dans lesquelles tous les cas apparus dans un site et sur une période précisément circonscrits sont intégralement suivis, qui permettent de répondre à ces questions avec la moins grande marge d’erreur possible.

  1. NTD 2008 ; 34 : 9-11.
  2. Recovery from Schizophrenia. A report from the WHO Collaborative Project, The International Study of Schizophrenia. In : Hopper K., Harrison G., Janca A., Sartorius N. eds. Oxford, Oxford University Press, 2007.
  3. World Health Organization, Report of the International Pilot Study of Schizophrenia. Genève, World Health Organization, 1973.
  4. Jablensky A., Sartorius N., Ernberg G. et coll. Schizophrenia : manifestations, incidence and course in different cultures. A WHO ten-countries study. Psychol Med (Monograph suppl) 1992 ; 20 : 1-97.
  5. Schizophrenia Bulletin 2008 ; 34 : 229-257.

Mots clés : schizophrénie, pronostic, évolution à long terme, épidémiologie, guérison