Conflits d’intérêts aux USA : dans quelles proportions ?

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2009 ; 36.

Il est aujourd’hui considéré comme une sorte de minimum déontologique que l’auteur d’une publication prévienne ses lecteurs qu’il a un conflit d’intérêts avec son sujet. La plupart des revues « sérieuses » se conforment à une telle exigence. En général cela se traduit par la mention en petits caractères, dans une note ou à la fin de l’article, que l’un des auteurs a été rémunéré, d’une façon ou autre, par le laboratoire qui développe la molécule ou la technique étudiée. Une retombée imprévue de cette volonté de transparence, c’est qu’elle donne maintenant lieu à toute une littérature qui s’attache à scruter les corrélations existant entre les résultats des essais et leur financement. Il a été ainsi montré, dans le cas des essais randomisés en double aveugle contre placebo publiés par les grandes revues de psychiatrie, qu’un résultat positif est huit fois plus le fait des essais qui ont été sponsorisés (1). Si bien que les chercheurs, qui sont des gens pressés, prennent de plus en plus l’habitude de commencer la lecture d’une publication par l’identification de son éventuel sponsor, afin de se faire une idée de la valeur de ses résultats.

Est-ce un progrès ? Pour la transparence, il semblerait ; pour la connaissance scientifique, il est permis d’en douter. Mais même pour la transparence, les choses ne sont pas si claires – c’est le mot. Car une chose est de savoir qu’il existe un conflit d’intérêts, une autre est de comprendre qui exerce la plus grande influence sur les résultats : celui qui sponsorise, ou celui qui est sponsorisé ? (2) Et une autre encore est d’avoir une idée des montants exacts en question : les questions d’argent préfèrent toujours l’ombre à la lumière.

 

Marcia Angell, une ex-rédactrice en chef du New England Journal of Medicine, revue dont il est nul besoin de rappeler la réputation d’indépendance et de rigueur (toute la rigueur originelle de la Nouvelle-Angleterre), lève un coin du voile d’ordinaire pudiquement jeté sur cet aspect très terre à terre du problème (3). D’où tient-elle ses informations ? Essentiellement d’une investigation menée au nom du Comité des finances du Sénat américain par un sénateur (républicain) de haut rang, Charles Grassley, qui s’est intéressé de près aux liens financiers unissant l’industrie pharmaceutique et les médecins que l’on appelle, dans le jargon du milieu, des « leaders d’opinion » en pharmacologie.

Le sénateur s’est notamment penché sur le cas de Joseph Biederman, professeur de psychiatrie à l’université Harvard et directeur du département de psycho-pharmacologie pédiatrique du Massachussetts General Hospital à Boston. Pourquoi avoir jeté son dévolu sur ce psychiatre plutôt qu’un autre ? Parce qu’il s’est fait largement connaître, ces dernières années, comme le défenseur acharné de la notion de « trouble bipolaire infantile précoce » (pathologie qui serait d’après lui identifiable dès l’âge de deux ans) et du traitement de celui-ci par diverses associations de médicaments, dont la plupart n’ont pas été approuvés par la FDA dans une telle indication, du moins aucun chez l’enfant en bas âge. Ceci alors que les essais thérapeutiques publiés par Biederman sont, de l’avis de nombreux experts, par trop restreints et discutables méthodologiquement pour qu’il soit permis d’en tirer toute conclusion fiable. Et qu’il a fini par arriver ce qu’il devait arriver : le décès, à Boston en décembre 2007, d’une fillette de quatre ans victime d’un surdosage en clonidine prescrite par la consultation du service Biederman pour trouble bipolaire précoce.

Au mois de juin 2008, les investigations du sénateur Grassley ont donc révélé que Biederman avait perçu 1,6 million de dollars entre 2000 et 2007 en tant que « consultant » ou « conférencier » pour une bonne quinzaine de compagnies pharmaceutiques, au premier rang desquelles, on s’en doute, celles qui commercialisent les molécules indiquées par lui dans le trouble bipolaire de l’enfant. Biederman ne représente nullement un cas isolé ; deux de ses collègues ont perçu des montants comparables. Devant le scandale déclenché par pareilles révélations, la réaction du président du Massachussets General Hospital ne s’est pas faite attendre : tous les médecins de ce célèbre hôpital ont été étonnés de recevoir un courrier à son entête dans lequel il exprimait sa sympathie « à ces collègues en des circonstances aussi douloureuses » pour les assurer de son soutien (2).

Au passage, l’enquête du sénateur a terni l’image d’autres ténors de la psychiatrie américaine. Elle a ainsi mis à jour qu’Alan Schatzberg, le chef du Département de psychiatrie de Stanford et surtout le Président élu de l’Association américaine de psychiatrie (APA), détenait plus de 6 millions de dollars en actions dans un laboratoire qu’il avait cofondé afin d’étudier l’efficacité du RU-486 (la fameuse « pilule du lendemain ») dans la dépression psychotique. Rien d’anormal, pensera-t-on par les temps qui courent, à ce qu’un chercheur qui croit fermement à l’efficacité de son traitement travaille à la démontrer, tout en prenant ses dispositions pour en tirer quelques bénéfices au cas où il réussirait. Le problème, c’est que le financement des recherches menées par Schatzberg était assuré par le NIMH, l’Institut national de la santé mentale américain, et que l’expert désigné par le NIMH pour évaluer le projet n’était autre que Schatzberg lui-même.

Autre exemple révélateur, celui du professeur Charles Nemeroff, président du Département de psychiatrie de l’Université Emory à Atlanta (et accessoirement coéditeur avec Alan Schatzberg susnommé du très influent Textbook of Psychiatry), qui se trouve être le principal investigateur dans une bourse de recherche du NIMH d’un montant de 3,95 millions de dollars sur 5 ans – dont un tiers destiné à couvrir les « frais généraux » de l’Université Emory – pour l’étude de plusieurs molécules développées par le laboratoire GlaxoSmithKline (GSK). Le code déontologique d’Emory stipule que les honoraires perçus au titre d’une collaboration avec l’industrie doivent être entièrement notifiés, et donner lieu à une déclaration obligatoire au NIMH au-delà de 10.000 dollars annuels. Or l’examen croisé des comptabilités d’Emory et de Nemeroff a fait apparaître que ce dernier avait « oublié » de préciser qu’il avait reçu 500 000 dollars de GSK pour diverses conférences de promotion de médicaments. En juin 2004, alors que la bourse de recherche du NIMH courrait déjà depuis un an, l’Université Emory avait mené sa propre enquête interne. Celle-ci concluait à des violations réitérées de ses règles de transparence financière. Ce à quoi Nemeroff avait pris soin de répondre qu’il s’en tiendrait dorénavant au montant maximum autorisé de 10 000 dollars par an. La même année, il devait en effet déclarer 9 999 dollars d’honoraires versés par GSK – soit juste un dollar en dessous du seuil de déclaration au NIMH : cela ne s’invente pas ! L’examen de ses comptes toutefois a montré qu’il avait été rémunéré 171 031 $ par GSK, rien que pour cette année-là… La question se pose de savoir si l’Université Emory n’a pas elle-même bénéficié de quelques largesses de GSK, ce qui expliquerait le manque d’efficacité de ses procédures de contrôle.

Pour sa défense, Nemeroff a fait valoir que grâce à GSK le département de psychiatrie avait obtenu le financement d’une nouvelle chaire, qu’il avait « bon espoir que Janssen en fasse bientôt autant », qu’il ne fallait pas oublier que Wyeth-Ayerst avait permis de doter le département d’un prix des carrières de la recherche et qu’il attendait un geste équivalent d’Astra Zeneca et de Bristol-Meyer Squibb. En somme, hormis la transparence, tout le monde y gagne.

  1. Perlis RH, Perlis CS, Wu Y & al. Industry Sponsorship and Financial Conflict of Interest in the Reporting of Clinical Trials in Psychiatry. Am J Psychiatr 2005 ; 162 : 1957-1960.
  2. Montgomery JH. Industry Funding and Author-Industry Affiliation in Clinical Trials in Psychiatry. Am J Psychiatr 2006 ; 163 : 1110-1111.
  3. Angell M. Drug Companies and Doctors : A Story of Corruption. The New York Review 2009 ; January 15 : 8-12.
  4. Ibid., p. 8.

Mots clés : essais cliniques, sponsor, conflit d’intérêt