Comorbidité : fact ou artéfact ?

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2008 ; 32.

Dans un éditorial récent du British Journal of Psychiatry, Mario Maj s’interroge sur l’inflation que connaît actuellement le recours au terme de « comorbidité » en psychiatrie (1). Le vocable est récent. Il n’est pas encore entré dans les dictionnaires, que ce soient les dictionnaires généraux de la Langue anglaise ou de la Langue française, ou les dictionnaires spécialisés de médecine (2). Il fut introduit par Feinstein à l’origine, afin de désigner toute affection nouvelle qui se fait jour chez un sujet atteint d’une maladie chronique (3). L’usage a largement évolué puisqu’en psychiatrie on emploie maintenant le terme dès qu’un patient reçoit deux ou plusieurs diagnostics. On parle par exemple de « comorbidité anxieuse » en cas de dépression et d’anxiété, de « comorbidité toxique » en cas d’anxiété et de toxicomanie, etc. Toutes ces comorbidités psychiatriques ont la propriété d’être additionnables : un patient peut ainsi souffrir de dépression avec comorbidité anxieuse, comorbidité toxique, comorbidité anorexique, comorbidité obsessionnelle, etc. Sans qu’il n’existe de limite a priori à ces associations.

Maj voit une raison principale à l’origine de la multiplication des comorbidités psychiatriques à laquelle on assiste, cette règle tacite qui a présidé à la formulation des diagnostics du DSM-III (comme de ses éditions et révisions ultérieures), qu’un même symptôme ne saurait être présent dans deux pathologies différentes. Que par exemple le symptôme « anxiété » n’apparaît pas dans les critères DSM-IV de la « dépression majeure », alors que le commentaire du manuel souligne que les patients souffrant de dépression majeure sont pour la plupart anxieux. Le diagnostic concomitant d’ « état dépressif majeur » et de « trouble anxieux généralisé » n’est donc pas autorisé (sauf si le symptôme « anxiété » apparaît lorsque le patient n’est pas déprimé). Comme s’il fallait exclure de pouvoir être déprimé et anxieux simultanément. Alors que la situation est, d’évidence, la norme. Le même problème se retrouve dans bien d’autres cas de figure : par exemple schizophrénie et dépression, etc. D’où des appels réitérés à introduire dans le futur DSM-V un « syndrome anxio-dépressif ». D’où aussi, probablement, la nécessité de maintenir la catégorie quelque peu arbitraire des « troubles schizo-affectifs », vu les tableaux cliniques si nombreux où des symptômes psychotiques, de désorganisation et de troubles de l’humeur se trouvent inextricablement liés.

Le problème, c’est que poser un diagnostic psychiatrique dans des termes de comorbidité ne fait guère avancer les choses, hormis peut-être de fragmenter artificiellement les prises en charge. Le psychiatre spécialiste des troubles de l’humeur ne soignera que la dépression, confiant à des collaborateurs spécialistes de son « réseau de soins » la mission de traiter chacune des comorbidités qu’il aura identifiées : à l’ »addictologue » le traitement spécialisé d’une toxicomanie, au psychiatre nutritionniste celui de troubles alimentaires, au spécialiste de la pathologie anxieuse celui d’une anxiété, etc. Il n’est pas sûr que le patient y gagne beaucoup, tant la collaboration entre ces différents thérapeutes est loin d’être simple dans la pratique. Mais cela offre indéniablement un avantage du point de vue du thérapeute : celui de sérier les difficultés, accessoirement d’alléger sa part du fardeau thérapeutique.

L’autre désavantage est plus profond. Analyser les problèmes cliniques en termes de comorbidités n’entraîne pas les psychiatres à pratiquer une activité, certes difficile et le plus souvent conjecturelle, mais néanmoins indispensable à un travail clinique de qualité, qui est de mettre de l’ordre, de hiérarchiser les causes et les conséquences en psychopathologie. De discerner où commence un problème et où commencent ses complications. La meilleure façon de soigner un « déprimé anxieux alcoolique » (ou un « alcoolique anxieux déprimé », ou un « anxieux alcoolique déprimé », etc.) reste de clarifier, autant que faire se peut – et cela exige une analyse psychologique patiente ; une véritable psycho-thérapie en fait ! – les circonstances vécues, l’ordre exact dans lequel se sont déroulées les choses, l’apparition de chacun des symptômes en fonction de l’histoire du sujet.

Enfin, lorsqu’on pose un diagnostic de « bipolarité » et d’ « attaques de panique », est-il vraiment utile de conceptualiser les attaques de panique comme une « comorbidité » ? Quel avantage en retire-t-on ? Pourquoi ne pas parler simplement de « manifestations anxieuses » ? Le cas échéant, de « complication anxieuse » ? Ou encore de « forme clinique anxieuse » ? La « panique » est-elle la même, psychopathologiquement, que le sujet soit anxieux, bipolaire ou atteint de schizophrénie ? Ou est-elle différente à chaque fois ? On voit mal ce qu’apporte de plus le terme de comorbidité en pareils cas. En réalité, comme le souligne Mario Maj, là où les descriptions cliniques traditionnelles encourageaient la pratique du diagnostic différentiel, les définitions diagnostiques actuelles, qui procèdent par critères opérationnels exclusifs, favorisent les diagnostics multiples. Probablement parce qu’elles sont moins aptes à saisir « l’essence » de chaque entité diagnostique, suggère Maj. A moins que les « essences » en question n’aient été pour certaines que des vues de l’esprit ? Le débat reste ouvert.

La plupart des travaux actuellement publiés sur les comorbidités psychiatriques ignorent ces problèmes. Ils tendent à mettre en équivalence les « comorbidités » avec des « facteurs de risque », pour prédire l’évolution et le pronostic des pathologies. Au risque d’insister sur des corrélations significatives mais dépourvues d’intérêt (du genre « les obèses présentent un risque élevé de porter des pantalons la taille 62 »). Une autre conséquence discutable du déchiffrement des tableaux cliniques en termes de comorbidités se retrouve dans l’ultra-sélection des patients inclus dans les essais thérapeutiques. Pour ne traiter que des cas de « dépression majeure pure », on finit par exclure les patients qui boivent, ceux qui sont anxieux, ceux qui ont des symptômes d’anorexie mentale, des antécédents bipolaires, qui font des TS, etc. Et l’on aboutit à des scores d’efficacité théorique des antidépresseurs qui n’ont rien à voir avec leur efficacité observée dans la réalité (4). Il faudra bien s’attaquer un jour aux relations que ces comorbidités entretiennent avec l’ensemble de la pathologie. Ce que nous oblige à accomplir tous les jours, même si c’est bien imparfaitement, le travail clinique.

  1. Maj M. Psychiatric comorbidity : an artifact of current diagnostic systems ? Br J Psychiatry 2005 ; 186 : 182-184.
  2. La 29ème édition du Dictionnaire illustré des termes de médecine de Garnier-Delamarre (Paris, Maloine, 2006) n’en fait toujours pas état. La seconde édition du très complet Lexicon of Psychiatry, Neurology and the Neurosciences de Ayd (Philadelphie, Lippincott, Williams & Wilkins, 2000) l’a en revanche intégré.
  3. Feinstein A.R. The Pre-Therapeutic Classification of Co-Morbidity in Chronic Disease. J Chronic Disease 1970 ; 23 : 455-68.

4.               Cf. Essais d’antidépresseurs : des déprimés sur mesure ». Neuropsychiatrie : Tendances & Débats, 2006 ; 28 : 40 (www.neuropsychiatrie.fr)