Bientôt la télépsychiatrie

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2005 ; 26.

Les dépressions augmentent, les psychiatres coûtent cher, les ressources sont limitées. Comment ne pas être inquiet devant le désastre financier qu’annonce, nécessairement, une pareille équation ? Les assureurs médicaux privés en ont assez de devoir consulter des psychiatres onéreux pour soigner leurs angoisses. Ils se sont creusés les méninges, ils ont eu une idée. Elle est lumineuse, comment ne pas y avoir songé plus tôt ? Pour réduire la facture, il suffit d’épargner sur ce qui coûte le plus cher. Pas tellement les antidépresseurs, comme voudraient nous le faire croire les mauvaises langues, mais les psychiatres. Quand vous faîtes le décompte de ce que coûte un psychiatre, des interminables années de sa formation à la longue retraite dont il bénéficiera, sans même faire le décompte des faiblesses notoires de son rendement horaire, cela vous saute aux yeux comme au portefeuille, mieux vaut carrément s’en passer. Une alternative ? La « télépsychiatrie », par vidéo-conférence internet. Cette sorte de « hot-line » pour déprimés, qu’une poignée de psychiatres télégéniques suffirait à animer, pourrait améliorer grandement le service rendu de la profession en réduisant son coût.

Comme il se doit, lorsque vous détenez un progrès thérapeutique décisif en puissance, il faut en passer par les fourches de son évaluation. Une évaluation rigoureuse, scientifique. C’est désormais chose faite. Un essai clinique, impartial, avec tirage au sort et échelles réglementaires à l’appui, qui plus est publié dans une revue devant le sérieux duquel toute la profession s’incline, vient de le montrer, indubitablement. Le psychiatre sur écran d’ordinateur, cela marche aussi bien qu’en face à face, dans le traitement de la dépression. Les déprimés guéris se déclarent tout autant satisfaits. Et l’on observe pas plus de suicides pour le groupe « télé » que pour le groupe témoin (il n’y en a aucun dans les deux d’ailleurs).

Bizarrement, cela coûte plus cher. Mais il suffit d’ajuster une seule variable pour que tout rentre dans l’ordre. Que le psychiatre habite à moins de 34 km du dispensaire de santé mentale, il reste encore rentable (les calculs ont été réalisés avant l’augmentation du baril de brut ; ce chiffre a dû tomber à 15 km depuis). Au delà de ce seuil, les économistes optent sans hésiter pour la consultation Internet : à service égal, le prix de revient n’augmente pas, quelle que soit la distance. Voilà la solution au surcoût des dépressions. Voilà, de surcroît, la solution à la pénurie de psychiatres qui frappe durement nos campagnes. Et, n’ayons pas peur des mots, pourquoi ne pas envisager d’étendre les bienfaits des futurs numéros verts psychiatriques aux malades privés de soins des pays les plus démunis ? Avec quelques bons traducteurs simultanés, un anthropologue-conseil pour les cas difficiles, la télépsychiatrie serait en mesure d’atteindre les recoins les plus déshérités de la planète, bien avant que la téléchirurgie ne soit capable de le faire (elle pose encore quelques problèmes techniques à résoudre). Ce serait une révolution sans précédent.

Evidemment, certains trouveront que les auteurs passent un peu vite sur les conditions qui ont présidé à leur expérience. Doit-on vraiment leur en tenir rigueur ? Ne sait-on pas que l’aspirine n’aurait jamais été mise sur le marché, s’il avait fallu s’en remettre à l’ordalie d’un essai contrôlé ? La marche du progrès médical ne saurait être arrêtée par le diable censé habiter dans le détail des essais thérapeutiques. Que les patients enrôlés dans le groupe télé aient été, à chaque séance, accueillis par un « assistant de recherche » chargé de remplir avec eux les échelles ad hoc et de répondre à toutes leurs questions, a-t-il pu remplacer le « facteur humain » prétendument irremplaçable du colloque psychiatrique ? Que tous aient été volontaires, et adeptes déclarés des nouvelles technologies, que leur dépression paraisse, au regard des critères retenus, bien légère, pourrait-il avoir exercé une quelconque influence sur leur guérison ? Allons, à quoi bon chicaner ? Regrettons plutôt qu’il faille attendre la reproduction de ces résultats par un essai en double-aveugle dont les obstacles méthodologiques vont faire perdre un temps précieux. La télépsychiatrie accumule un retard qui n’arrangera pas nos dépenses de santé.

Ruskin PE, Sliver-Aylaian M, Kling MA & coll. Am J. psychiatry 2004 ; 161 : 1471-1476.