La liberté d’aller et venir des patients hospitalisés

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2005 ; 26.

La génération soixante-huit prend de l’âge, elle se soucie des conditions dans lesquelles se passera sa vieillesse. Il est grand temps en effet de libérer la vieillesse, surtout quand elle se trouve hospitalisée. La Fédération hospitalière de France vient d’organiser, sous l’égide de l’ANAES (Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé), une conférence de consensus consacrée à la liberté d’aller et venir des personnes hospitalisées en établissement de soin. Une conférence courageuse, menée avec une grande hauteur de vues, qui n’hésite à mettre, dignement, les pieds dans le plat, pour traiter d’un sujet que les équipes soignantes ont tendance à esquiver.

Il est frappant de constater combien nous manquons de données précises sur l’ampleur des restrictions imposées aux libertés des patients hospitalisés ou accueillis en centres de soin ou d’hébergement spécialisés. Selon l’enquête Handicap, incapacité et dépendance conduite par l’INSEE, 660 000 personnes handicapées ou dépendantes étaient hébergées en établissements sanitaires en France en 1998. Parmi elles un cinquième ne disposait pas du droit de sortir ou des moyens de le faire, et un sixième ne sortait jamais. C’est là à peu près tout ce que l’on sait. Combien de personnes âgées privées d’autorisation de sortie de leur « long séjour » au motif de leur « démence », de patients psychiatriques enfermés dans une salle, quand ce n’est pas dans une chambre, parce qu’ils se trouvent trop agités, de vieillards attachés à leur lit ou sur leur fauteuil afin de couper court à toute déambulation, d’handicapés mentaux relégués aux quatre murs de leur institution faute de personnel ? Sans compter ces prescriptions de neuroleptiques dont la principale justification est d’assurer le calme des services (la « camisole chimique »), au prix d’annihiler toute velléité d’agir ou de se déplacer. L’augmentation du nombre de sujets dépendants, vulnérables, handicapés, dans un contexte d’insuffisance globale de moyens, personnels, formations, lieux spécialisés, etc., met sous pression les soignants qui se trouvent confrontés au dilemme d’assurer la sécurité de leurs patients tout en veillant au respect de leur liberté d’aller et venir. Comment protéger une personne contre elle-même sans attenter à ses droits fondamentaux ? Comment protéger, et se protéger, de ses comportements, tout en tolérant, en encourageant même, son autonomie ? Les médecins, le personnel médical, ont-ils toujours réfléchi à toutes les implications de ces graves problèmes ? Sont-ils formés à le faire ? La présente conférence mérite une très large diffusion au sein des équipes. Elle en fera réfléchir plus d’une sur ses règles de fonctionnement.

Son jury part du principe, reconnu par tous les acteurs concernés quand ils veulent bien y songer, mais régulièrement passé sous silence dans la pratique quotidienne, que la « liberté d’aller et venir est une composante de la liberté individuelle inhérente à la personne humaine (…), qui prend appui sur les notions d’autonomie, de vie privée et de dignité de la personne (…) et constitue un droit inaliénable ». Elle n’hésite pas à affirmer avec force que « l’une des raisons fondamentales de la maltraitance des personnes est liée à leur confinement ». Le respect de la liberté de circulation demeure le meilleur moyen d’éviter ce péril, qui menace toute institution médico-sociale, qui consiste à glisser, sans y prendre garde, du soin vers la réclusion. Ce d’autant que les personnes en état d’affaiblissement physique, et surtout psychique, sont les moins à même d’être en mesure de défendre leurs droits, qu’elles encourent plus que quiconque le risque de les voir bafoués, sans possibilité de recours. La conférence appelle donc à une véritable révolution des rapports instaurés entre le personnel des institutions médico-sociales et leurs usagers : quitter la gestion purement sanitaire des problèmes pour privilégier un projet de soins, d’accompagnement et de vie, qui soit centré sur la personne et ses aspirations.

Cinq grandes questions sont successivement abordées. 1°) Les raisons habituellement invoquées pour justifier une restriction de la liberté de circulation ; celles qui, sous conditions, peuvent être retenues. 2°) La façon d’apprécier ces raisons ; 3°) de les mettre en pratique. 4°) La conciliation des restrictions éventuellement retenues avec le respect de la vie privée. 5°) Les attentes des usagers en la matière.

Parmi les raisons invoquées sont en premier lieu pointées celles qui tiennent à l’organisation et à la répartition des établissements sanitaires sur le territoire : inégalités d’accès aux soins, disparités de leur qualité, etc. La conférence défend la règle que « le choix de l’établissement doit être guidé seulement par les besoins et les souhaits de la personne ». La recommandation paraît aller de soi, mais son application oblige à revoir sérieusement un certain nombre de principes qui régissent actuellement nos modalités d’hospitalisation. La sectorisation psychiatrique en est un exemple : tout sujet qui refuse de se faire soigner sur son secteur (il peut y avoir d’excellentes raisons à cela) ne se voit pas reconnu le droit d’être soigné dans un établissement de son choix. Dans un autre registre, pas si éloigné, la conférence dénonce avec fermeté cette pratique des services, aussi répandue que scandaleuse, qui consiste à trier les admissions pour ne choisir que les patients au handicap réputé le moins lourd.

D’autres raisons apparaissent inhérentes à l’architecture des établissements, dont la disposition se trouve souvent très éloignée des besoins des personnes auxquelles ils sont destinés. Les entraves à la circulation, la coupure de l’extérieur, l’absence d’espaces individuels, de fenêtres, de jardins, de zones de promenade, etc. figurent parmi les plus flagrantes.

La conférence s’attarde plus longuement sur les raisons qui tiennent à l’organisation des soins. Celle-ci ne privilégie-t-elle pas, trop fréquemment, l’intérêt des soignants sur celui des patients ? Les horaires du lever, du coucher, des repas, des visite, des sorties, etc., sont-ils décidés en priorité en fonction des commodités des usagers ? En fonction des besoins « moyens » de la population qui est prise en charge ? Ou adaptés à chacune des personnes soignées, selon ses aspirations ? Tous ces aspects doivent être débattus, sans a priori, entre tous les intéressés, entourage des patients inclus, pour déboucher sur un projet de soin et de vie conjoints, ajustable aux besoins individuels. La conférence insiste sur les contraintes de sécurité excessives, rappelant qu’une dérive menace constamment les établissements, celle de « tout prendre en charge pour que la personne ne prenne plus de risque ». Quitte à nier la vie, sous le prétexte de la préserver. Les auteurs font cette remarque judicieuse que l’un des risques de la restriction de la liberté d’aller et venir, risque par trop souvent ignoré, qui nécessiterait des recherches un peu plus actives, est d’entraîner une détérioration de l’état de santé. La liberté, l’une des nécessités de la vie, au même titre que l’alimentation ou l’oxygène. Propos d’une grande sagesse, qui pourrait être médité par les sectateurs des unités fermées, internements et contraintes en tous genres.

L’essentiel, poursuit la conférence, c’est de concevoir que la préservation de la liberté d’aller et venir ne se saurait se fonder sur un principe de précaution généralisée, mais sur une évaluation personnalisée des risques encourus, au cas par cas. Elle nous rappelle, au passage, que nombre d’études confirment que l’usage des psychotropes, des neuroleptiques en particulier, s’associe à une augmentation des risques de trouble du comportement, de perte d’autonomie, de chute chez les sujets âgés. Y compris les neuroleptiques de seconde génération, dont l’emploi inconsidérément encouragé par les laboratoires sur un tel terrain, on commence à le mesurer, se solde par un surcroît de mortalité. Il est vrai que l’absence de règles de bonne pratique ne facilite par la tâche des prescripteurs. Le besoin d’une conférence de consensus se fait urgent en ce domaine.

Autre sujet épineux, la contention. La conférence rappelle que plusieurs études ont montré que la contention des sujets de plus de 65 ans ne réduit nullement le risque d’accident traumatique, qui le plus souvent la motive. Elle recommande instamment de lui substituer des solutions alternatives : adaptation matérielle de l’environnement (matériaux protecteurs, dispositifs d’aides à la marche, poignées et rampes de sécurité, etc.) ; activités occupationnelles (promenades, animations, etc. ; nombre de situations d’agitation émanent avant tout de l’ennui, du délaissement, de l’inactivité, d’un manque total de stimulations, etc.) ; évaluation des problèmes physiques et socio-psychologiques qui « agitent » le sujet, évaluation qui se doit de déboucher sur des réponses concrètes (soulagement des douleurs, écoute et résolution des conflits relationnels, apaisement des inquiétudes demeurées en suspens, satisfaction des souhaits et des préférences qui n’ont pas été pris en considération, etc.). Si une contention doit, malgré tout, être utilisée, elle ne saurait l’être qu’en dernier recours, toutes les approches précédentes ayant été dûment explorées, sur prescription médicale expresse consignée par écrit, après information de la personne et de ses proches (combien d’équipes peuvent-elles se targuer aujourd’hui de respecter un protocole aussi rigoureux ? Même les services universitaires les plus en vue, qui sont censés donner l’exemple et l’enseigner aux futures générations soignantes, s’en trouvent fort loin. Il y a du travail en perspective). La contention nécessite ensuite d’être réévaluée, toutes les trois heures au plus, avec une nouvelle prescription en cas de maintien, sur un temps total qui ne pourra être que très court, couvrant la situation d’urgence en cause et devant cesser dès que celle-ci est maîtrisée. Contention physique et contention chimique sont des méthodes qui donnent lieu à des abus. Leur balance protection/aggravation des risques n’est pas assez étudiée. Elles exigent plus de transparence et d’évaluation prospective de leurs résultats.

La conférence rappelle enfin que « chacun a le droit au respect de sa vie privée, et la vie collective de l’établissement, comme le mode de délivrance des soins, ne doivent pas faire obstacle à ce droit ». Principe fondamental, qui doit être plus systématiquement pris en compte dans les règlements élaborés par les services. De même que « la recherche du consentement sous toutes ses formes (écrit, oral, verbalisé ou non) constitue un principe absolu du respect de toutes les composantes de la vie privée », qui doit être définitivement intégré par les équipes soignantes dans les rapports qu’elles entretiennent avec leurs usagers.

Quant aux craintes exprimées par de nombreux médecins de se voir de plus en plus menacés de judiciarisation lors d’un accident attribuable à un défaut de surveillance ou de restriction de la liberté de circulation, les juristes auditionnés par le jury considèrent qu’elles tiennent plus du fantasme (qui permet de ne pas agir) que de la réalité : les tendances actuelles de la jurisprudence ne les confirment pas. Les magistrats se montrent avertis des risques encourus lors de la prise en charge des personnes vulnérables, ils ne sanctionnent pas, plus qu’avant, les professionnels, sauf en cas de faute grave, caractérisée, qu’on n’aurait su feindre ignorer. En tout état de cause, l’appréciation statistique des accidents liés à la prise de risque et de leurs suites pénales fait partie de ces thèmes urgents auxquels la conférence souhaiterait voir les chercheurs s’atteler. Bref, de quelque façon que l’on envisage le problème, il y a du pain sur la planche.

« Liberté d’aller et venir dans les établissements sanitaires et médico-sociaux et obligation de soins et de sécurité ». Conférence de consensus organisée par la Fédération Hospitalière de France, avec le soutien de l’ANAES. Paris, 24 et 25 novembre 2004. Texte des recommandations (version longue ; la version courte n’est pas encore disponible) consultable/téléchargeable sur le site de l’ANAES : www.anaes.fr à la rubrique « Publications ».