« Maladies mentales en Inde : de la tradition vers la modernité » était le titre provisoire d’une enquête d’anthropologie médicale réalisée par le Docteur Alain Bottéro. Bien que des bribes de ce travail aient été publié (voir notamment La consomption par déperdition séminale en Inde et ailleurs. Annales de la Fondation Fyssen, 1992, 7 : 17-31.), il n’aura pas eu le temps de mettre en commun ces recherches dans un livre qui leur aurait donné une forme aboutie. Nous reproduisons ici un résumé du projet par l’auteur.
Parvenue au seuil du milliard d’habitants, l’Inde demeure un monde rural. Les quatre-vingts pour cent de sa population, soit près de huit cents millions de personnes, mènent une existence paysanne, coupée de toute modernité en matière de soins psychiatriques. Pour faire face aux troubles mentaux et à leurs conséquences personnelles, familiales et sociales, ces hommes et ces femmes continuent de faire appel à un antique fonds de connaissances, mal connu des anthropologues et encore moins des médecins. En dépit des considérables progrès accomplis dans le domaine de l’hygiène et de l’accès aux soins médicaux, la psychiatrie reste le parent pauvre, oublié, de la santé publique indienne, en particulier dans les campagnes. Il est pourtant inéluctable que son développement devienne à court terme une priorité, alors que le bouleversement des repères sociaux et culturels entraînés par le développement s’accompagne d’un accroissement sans précédent des problèmes de santé mentale. L’ONU et l’OMS viennent ainsi d’inscrire dans leurs programmes la promotion de politiques de santé mentale adaptées aux besoins des pays en développement, parmi lesquels l’Inde figure en bonne place.
Dans une telle perspective, il paraît indispensable de disposer d’informations de première main sur les savoirs médicaux et thérapeutiques traditionnels encore en vigueur dans le sous-continent indien, afin que le développement d’une politique de santé mentale y évite les écueils d’une application à l’aveugle de méthodes de diagnostic et de soins psychiatriques issues d’un contexte occidental très éloigné des réalités sociales et culturelles locales.
Les questions soulevées par l’existence des maladies mentales ne datent pas d’hier en Inde. Depuis plus de deux mille ans, elles font l’objet de réflexions et de techniques élaborées, tant médicales (médecine ayurvédique) que magico-religieuses. Le principal objectif de cette recherche est de publier un ouvrage de référence, accessible aux médecins, aux chercheurs et aux responsables des politiques sanitaires, qui documente de façon approfondie, à partir d’un ensemble de travaux ethnographiques de terrain menés dans les villages des rizières du Nord-Est de l’Inde, les pratiques médicales traditionnelles, ainsi que les besoins de soins neuro-psychiatriques les plus urgents des populations rurales.
La première phase, préparatoire, de l’enquête a été mise sur pied durant un fellowship de recherches à l’Université Harvard (Boston), dans le Département d’Anthropologie Médicale du Professeur Arthur Kleinman (1986-1988).
La seconde phase, de collecte proprement dite des données ethno-médicales, fut réalisée lors de plusieurs séjours prolongés sur le terrain, au Bihâr, dans l’Orissa, ainsi qu’au Bengale (1986, 1988-1989, 1991, 1997 & 1999). Ces divers séjours ethnographiques m’ont permis de recueillir une somme exceptionnelle d’informations. Habitant près de deux ans dans des bourgs de rizières, au sein de familles de différentes castes paysannes, j’ai assisté jour après jour aux consultations et visites des vaidyas, les praticiens de la médecine ayurvédique classique, et à celles de leurs concurrents exorcistes, les gunis, qui ensemble représentent les « spécialistes » vers lesquels se tournent les familles dont un membre souffre de troubles mentaux. J’ai pu ainsi longuement observer les techniques de soin de ces praticiens, me familiariser avec leurs savoir-faire, me faire expliquer par le menu leurs conceptions, leurs modèles étiologiques, les recettes empiriques auxquelles ils ont recours, leurs succès thérapeutiques, leurs incompétences, leurs besoins fondamentaux. Pareille observation participante m’a permis d’entrer en contact avec un très grand nombre de patients et de familles, de pénétrer dans leur cadre de vie, de les interroger sur leur propre vision des difficultés qui les frappaient, sur les soins qu’ils jugeaient les plus appropriés à leur état, sur leurs attentes les plus impatientes à l’égard de la médecine contemporaine. Dans le même temps, je me suis attaché à pratiquer tout un ensemble d’évaluations diagnostiques transculturelles, et à mettre en place un suivi pronostique des pathologies rencontrées, afin de préciser les originalités sémiologiques culturelles de ces pathologies, et de comparer leurs évolutions avec celles décrites en Occident.
La dernière phase de cette recherche, celle de publication de ses résultats et de synthèse générale, est en cours. Inaugurée par plusieurs articles et conférences, elle débouche maintenant sur une publication finale plus importante, qui prendra la forme d’un livre de 350 pages environ. Celui-ci devrait apporter un témoignage ethnographique inédit sur les problèmes et les besoins de santé mentale d’une population qui représente un sixième de l’humanité.
Tel que je le conçois, cet ouvrage devrait en priorité donner la parole aux acteurs indiens, à partir des milliers de notes, documents et enregistrements que j’ai pu réunir. Ils doivent être entendus par les responsables sanitaires de leur pays et par les organisations médicales et éducatives internationales. Ces gens n’ont pas attendu qu’un observateur étranger s’intéresse à leur sort pour penser les énigmes que pose aux hommes l’existence des maladies mentales. Leurs savoirs sont complexes, ingénieux, riches de siècles d’expériences et de réflexions sur ces problèmes. Il me paraît important de restituer, à partir d’entretiens, d’histoires de cas, de biographies commentées, la valeur objective d’un tel patrimoine de connaissances médicales, pharmaco-botaniques, hygiéniques, etc., qui demeure pour l’essentiel méconnu, avant qu’il ne disparaisse à jamais.
A cette tache sera adjointe une analyse comparative des problèmes neuro-psychiatriques qu’affrontent ces populations, précisant leurs nécessités en matière de soins, ainsi que les traits essentiels de leur système de pensée médicale, dont il faut à tout prix assimiler le bien-fondé si l’on veut développer une politique de soins capable de répondre à leurs attentes.
Sur un plan plus général, ce travail devrait encourager une approche interdisciplinaire, médicale et anthropologique, des problèmes que posent les maladies mentales. Nous avons, nous aussi, à tirer des enseignements des cultures traditionnelles. Une version anglaise qui vise à toucher un public international, et notamment indien, est prévue.