Le bistouri ou Lacan ?

Article paru dans Neuropsychiatrie : Tendances et Débats 2005 ; 26.

Le bistouri ou Lacan ? A propos de La métamorphose impensable de P.-H. Castel ([1])

Peu d’ouvrages ont le courage d’affronter l’épineux problème du transsexualisme. Aussi convient-il de prêter l’attention qui se doit à celui, récemment paru, de Pierre-Henri Castel. Un livre ardu, remarquablement documenté, qui fera incontestablement date sur le sujet. Un livre stimulant, qui vise souvent juste sans l’être toujours, et fait preuve d’une grande perspicacité tout en se montrant terriblement doctrinaire. Disons tout de suite qu’il n’est pas facile de rendre-compte d’un pareil ouvrage. Son ambition est immense, elle touche à quantité de questions qui, si elles trouvent leur origine dans le problème clinique du transsexualisme, dépassent de très loin l’horizon limité dans lequel celui est circonscrit par les médecins, pour déboucher sur une critique générale de l’idéalisme (au sens philosophique du terme, celui de ramener l’être à la pensée) qui sévit actuellement dans certains courants de sciences sociales. A cette difficulté d’envergure du projet, il faut rajouter que l’auteur se révèle un redoutable rhétoricien, dont la dialectique serrée n’est pas toujours facile à suivre.

Castel part de la question transsexuelle. Le sexe subjectif est-il indépendant du sexe corporel, biologique ? Peut-il en différer radicalement ? Au point qu’on puisse attendre des médecins qu’ils opèrent (dans tous les sens du mot) la mise en conformité de celui-ci avec celui-là ? Si la question fut longtemps réservée au seul domaine médical, elle a fini, peu à peu, par devenir emblématique pour les adeptes d’un constructivisme sociologique absolu, avant de passer au stade de la revendication politique, dans certains cercles de « gay and lesbian studies » qui la propulsent à l’avant-garde de leur lutte contre le contrôle des sexualités.

Pour démonter le sophisme sur lequel se fonde ce courant de pensée en passe de devenir politiquement correct, Castel commence par revenir aux origines du concept de transsexualisme. Dès le début les médecins ont été mis en difficulté par le statut nosographique du symptôme transsexuel. Ce n’est pas un hermaphrodisme, ni un état intersexué. Ce n’est pas non plus un délire complet. Ces sujets ne sont pas « fous », au sens clinique habituel du terme. Bien au contraire, ils témoignent d’une remarquable adaptation à l’univers médical, qu’ils parviennent même à faire douter de ses évidences, de par l’indiscutable véracité de leur souffrance.

Castel a absolument tout lu sur ce qui a été écrit sur le transsexualisme. Il offre d’ailleurs, en annexe, une très complète et très utile bibliographie chronologique de la littérature spécialisée, depuis les travaux princeps de Magnus Hirschfeld (1910) jusqu’aux dernières publications accessibles, bibliographie qu’il se propose de tenir à jour sur un site Internet. Sa science exceptionnelle d’une telle masse de publications laisse un moment espérer qu’il va nous offrir une véritable histoire de la notion de transsexualisme. L’histoire qu’on attend depuis longtemps, celle de sa mise en place progressive, des questions qu’elle fut censée résoudre, compte-tenu du cadre de pensée médico-biologique dans lequel elles étaient soulevées, compte-tenu aussi des contraintes propre à la pratique médicale à laquelle elles étaient soumises. Mais si, à plusieurs reprises, nous sont donnés de brefs aperçus instructifs sur les balbutiements de la science hormonale de la sexualité, sur les rapports qui ont existé, dans la mise en forme de la question transsexuelle, entre la vulgarisation des travaux endocrinologiques et sexologiques et l’infiltration de ceux-ci par de véritables réseaux militants constitués autour de cas uniques, autrement dit sur cette interdépendance troublante qui semble avoir toujours lié les cas publiés aux spécialistes montés à bord de la même barque expérimentale, on ne trouvera pas dans ce livre l’histoire approfondie, impartiale, méticuleuse que l’on se prend à attendre. L’histoire que pratique Castel reste parcellaire, allusive, au service d’une cause. Elle souffre d’un défaut, de débusquer les intentions cachées de ses acteurs (endocrinologues, sexologues, etc.), leurs « stratégies », avant d’établir les faits, et surtout les configurations intellectuelles, et sociales, dans lesquelles ceux-ci ont mûris. C’est regrettable car il est aujourd’hui l’un des rares spécialistes à avoir assimilé le matériel pour le faire. Et l’on pressent que si cette histoire était faite dans les règles de l’art, sans éluder les faux-semblants, il ne resterait probablement de la notion médicale de transsexualisme qu’une question mal posée, et plus mal traitée encore (au sens figuré comme au propre). Ce qui ne l’aura nullement empêchée de faire sens, en son temps.

Bien que tournant court, cette ébauche d’histoire permet d’entrevoir ce qui constitue l’une des clés principales du problème : elle ne peut s’écrire que conjointement à celle de sa prise en charge médicale. On est manifestement en présence d’un artéfact médico-social, au même titre que l’hystérie, la folie ambulatoire ou les personnalités multiples. Remarquons au passage que l’émasculation volontaire n’a en soi rien de nouveau, les hijras de l’Inde en témoignent de longue date par exemple. Mais l’égalitarisme démocratique moderne semble bien avoir été à l’origine d’une invention jusque-là inconnue, celle du transsexualisme féminin. Il y a là une piste qu’il serait intéressant d’exploiter pour mieux appréhender tous les enjeux du phénomène.

Mais le propos de Castel est ailleurs. Il est d’abord de démontrer que les transsexuels sont des « psychotiques », et que les médecins, les psychologues, les juristes, tous les acteurs qui sont mobilisés par leur changement de sexe non seulement se trompent sur leur compte, mais « collaborent » avec leur psychose (ou « capitulent » devant elle ; tels sont les termes qu’il emploie, lourds de signification sur l’accueil psychothérapique qu’il leur réserve), en abondant dans leur sens. Qu’entend-il par « psychotique » ? Il faudra attendre la fin de ce gros ouvrage pour obtenir une réponse. Mais auparavant, c’est à une démolition en règle de ce qu’est censée représenter l’entreprise transsexuelle pour les causes qui s’en sont emparées que l’on assiste. Devenus le symbole de l’affranchissement de l’identité sexuelle vis à vis de toute contingence biologique (les notions particulièrement discutables de « gendre », de « transgénérisme », etc. trouvent ici leur justification ; Castel en montre bien les inconséquences), les transsexuels sont présentés par les plus radicales d’entre elles comme de véritables pionniers en matière d’expérimentation sur l’identité sexuelle. Ils ne représentent plus des « déviations », mais des « variations » libres de celle-ci. Pour les cercles gays ou lesbiens, pour les chapelles anthropo-sociologiques qui se rangent sous cette exaltante bannière, il n’y a que la société qui s’acharne à définir le sexe des individus : « on ne naît pas femme, on le devient ». De l’antienne beauvoirienne découle-t-il qu’être femme n’est que pure convention sociale ? C’est contre pareille vision « conventionnaliste » de l’identité sexuelle que bataille Castel. Une vision qui considère que la nature (humaine incluse) n’est donnée en rien, qu’elle est toute entière construite par les catégories intellectuelles que développe chaque culture, dans le système de pouvoir qui est le sien. Castel lutte donc pied à pied avec le relativisme anthropologique moderne (long et fastidieux combat ; un interminable chapitre, entre autres, démonte par le menu l’une des fameuses études d’ethno-méthodologie de Garfinkel fondée sur un cas, à l’évidence surexploité, de transsexualisme).

Disons tout de suite que Castel a plus que raison de dénoncer la litanie de sophismes à laquelle a pu donner lieu la question transsexuelle. Mais dans son œuvre salutaire, tel Don Quichotte, il a tendance à dramatiser les choses. Reconnaître dans le transsexualisme (en compagnie de Legendre, il est vrai) « la pointe avancée d’un processus universel d’auto-manipulation non coupable de l’homme par l’homme », c’est aller un peu fort. Considérer qu’en « détruisant la possibilité de l’opposition […] fondamentale des sexes, le transsexuel s’en prend au principe de l’humanisation comme tel », qu’il en vient à « déstructurer les institutions élémentaires (la famille matérialisant la filiation et l’alliance) » paraît bien alarmiste (sinon totalitaire ; mais comment ne pas le devenir, à trop côtoyer cette littérature militante de piètre qualité ?) On a envie de le rassurer : allons ! voyons ! les transsexuels ne sont qu’une infime minorité, la société survivra !

Pour un clinicien, la réalité paraît en effet beaucoup plus prosaïque. Les transsexuels sont de grands insatisfaits de leur sort (on se dit d’ailleurs qu’ils ont de quoi, quand on prend un tant soit peu connaissance de leur enfance, des relations qu’ils y ont vécues avec leurs proches). Le profond mal être dépressif qui les habite se porte sur un aspect visible de leur être, le sexe. Ce faisant, il se transforme en quête active de changement, de réparation, d’évasion. Agir a toujours été un puissant remède existentiel. Il se trouve que certains médecins, un peu portés aux expérimentations, un peu sans scrupules, un peu hantés par la mission dont ils se croient investis de soulager l’humanité à tout prix, un peu alléchés par la gloire aussi, beaucoup par ce réductionnisme positiviste toujours latent de leur discipline, ont pu aller dans leur sens, à coup d’hormones et d’opérations. Les équipes endocrino-chirurgico-psychiatriques qui se sont lancées dans l’aventure en sont aujourd’hui revenues, les plus sérieuses s’entend (celle de Johns Hopkins par exemple ; pas les cliniques marocaines « spécialisées »). Pour les rares à persévérer, il est frappant de constater combien elles peuvent s’accommoder de l’absence de tout protocole méthodologique rigoureux (randomisation, groupe contrôle, suivi prospectif des cas traités, etc.) dans leurs expérimentations : il existe de sérieuses raisons de douter de leurs compétences scientifiques.

Les réassignations de sexe une fois accomplies, il paraît difficile de refuser aux opérés de se voir reconnu le droit à une rectification de leur état-civil. Si la société a joué le jeu (Sécurité sociale comprise), elle doit le jouer jusqu’au bout. Une telle dérogation met Castel hors de lui. Il y voit non seulement la consécration ultime de la « psychose », mais encore estime que le scandale dépasse de loin les intéressés, qu’il met en danger la société toute entière : les juristes sont sévèrement tancés « d’augmenter le désarroi social en généralisant des doutes inutiles ». Car, dit-il, « il y va de notre situation anthropologique commune ». C’est encore une fois assez grandiloquent. Il eut mieux valu, simplement, ne pas les opérer. Mais si les médecins, se tenant la barbichette avec leurs patients, se sont trompés en toute bonne foi sur la nécessité de ces interventions ? Cela arrive souvent en médecine, et c’est probablement la leçon que l’Histoire retiendra de toute l’affaire.

En attendant, les médecins peuvent-ils encore faire mine d’y croire ? Où en est-on aujourd’hui ? C’est là toute la question, et il faut être reconnaissant à Castel de nous aider à la poser (même si prudent, il se garde bien d’y répondre clairement). Il est vrai qu’on manque de données pour mettre de l’ordre dans ces tentatives. Il semble que, de l’avis général, la demande se fasse plus rare dans les salles d’attente. On n’en parle moins dans les médias, signe que le sujet peine plus à convaincre. Les opérations, on le sait aujourd’hui, sont loin d’être des réussites sur le plan anatomique. Elles s’accompagnent de complications pénibles, « d’effets secondaires » irrémédiables (pour employer le langage convenu des essais cliniques, car à dire vrai, ce sont de mutilations plus ou moins bien rafistolées dont il est ici question). Leur exposition, photos à l’appui, a tendance à faire décamper les intéressés. Pas tous toutefois, pour la raison que certains recherchent précisément la punition du corps sexué et restent immanquablement fascinés par le châtiment chirurgical qu’on leur propose. En outre, on le constate de plus en plus avec les anciens opérés, le transsexualisme vieillit mal. C’est excitant d’être transformé en jeune femme, ça l’est beaucoup moins d’en devenir une vieille. Oestrogènes, prothèses mammaires, épilation électrique, liftings, etc. ne suffisent pas à lutter contre l’âge. Une fois celui-ci arrivé, la sexualité de perd son intérêt, les regrets s’expriment. Pis, les spécialistes ès transsexualisme ressemblent étrangement à ces amants d’un jour. Autant ils se passionnent pour leurs cas quand ceux-ci veulent être opérés, autant ils préfèrent les oublier une fois que le tour est joué. Il faut être solide, ou très bien organisé, pour supporter la perte d’attrait qui finit toujours par advenir, passées les grandes heures de la réassignation. Bref, le phénomène, indéniable, de la contagion est en train de se tasser. On pourrait d’ailleurs se demander si la plus grande tolérance qui lentement s’installe à l’égard de l’homosexualité ne rend pas moins obligé d’en passer par de telles violences. On peut aujourd’hui accepter d’être homosexuel, se réconcilier avec des parents qui réussissent à leur tour à se faire une raison, sans devoir entamer un tel calvaire. Si l’homosexualité a quitté le domaine des perversions dans lequel les psychiatres l’ont longtemps confinée, à quoi bon passer par l’explication transsexuelle et toutes les souffrances qu’elle charrie pour se la pardonner ?

On rejoint par là la dernière pièce de la démonstration de Castel : « il n’est de subjectivité que sexuée ». Cela paraîtra une évidence. Mais pour Castel, cette évidence prend une résonance particulière dans la mesure où, pour lui, la seule science possible de la subjectivité, c’est la psychanalyse. Sa thèse, parfaitement résumée par le titre du chapitre qui lui est consacré – « psychanalyse ou transsexualisme »-, c’est qu’en rejetant le primat de la sexuation subjective le transsexualisme est conçu comme une « machine de guerre antipsychanalytique ». L’idée a quelque chose d’obsidional (quoique le sentiment soit très répandu chez les lacaniens ; la dernière en date de ces « machines de guerre » à avoir été inventée pour leur nuire serait une expertise de l’INSERM ; au moment où sont écrites ces lignes, on apprend que le Ministre de la santé a eu le courage de la désarmer, devant ses assiégés reconnaissants [[2]]). Mais ne contient-elle pas, au fond, un brin de vérité ? N’est-il pas vrai que les homosexuels ont été bien mal compris par certains psychanalystes (et psychiatres tout autant), durant les belles années du transsexualisme ? Qu’ils ont eu de bonnes raisons de se méfier d’eux, d’être réticents à leurs thérapies ? N’y aurait-il pas un rapport entre les deux ?

Castel préfère s’en tenir à l’hypothèse, plus affirmée que démontrée, mais surtout plus neutre, que le « moi » a été historiquement dessexué avec l’avènement « du sujet du droit libéral ». La « pointe des impasses de notre individualisme », i.e. notre exigence impérieuse d’un droit à disposer de notre corps comme nous l’entendons, produit de la société libérale ? La piste est séduisante. Mais mène-t-elle bien loin ? Les Indiens n’ont pas attendu la révolution des droits de l’homme pour se castrer comme bon leur semblait.

Quant à la « psychose » dont il est tant question dans ce livre, Castel laisse parler son maître Czermak : « la virtualité transsexuelle […] serait présente dans toute psychose sous la forme vague de ce qu’on a coutume d’appeler homosexualité psychotique ». Qu’est-ce que cela veut dire au juste, dans toute psychose ? Surtout rien de précis, sauf que c’est de « psychose » au sens lacanien qu’il s’agit. Soit un « ébranlement du lien inconscient d’un sujet au sexe et à la mort »,  « la non-réponse oedipienne à la question de l’existence du sujet ». Le transsexualisme, en somme, ne serait-il que la nième version d’un  «échec de la sexuation par l’Œdipe » ? L’usage du concept de « psychose » paraît ici tellement idiomatique que les cliniciens risquent d’avoir du mal à s’y retrouver. Et pourtant Castel n’est pas loin de la vérité lorsqu’il finit par laisser entendre qu’il y a chez ces sujets un sentiment d’inexistence qui se trouve soulagé par l’idée que quelque chose est possible : changer de sexe. Mais était-il vraiment bien nécessaire d’en passer par tout le volapük lacanien pour le dire ?

Le gros problème du transsexualisme, c’est que l’approche active, hormono-chirurgicale, dévalue immédiatement une autre approche possible, beaucoup moins excitante, beaucoup moins spectaculaire, beaucoup plus lente : la psychothérapie ([3]). Mais il faut ajouter, à la décharge des patients, que les psychothérapeutes ne sont montrent pas toujours très perspicaces sur le problème qu’ils leur soumettent, qu’ils ont souvent bien du mal à le leur formuler de façon claire, voire même seulement à se montrer compréhensifs, accueillants avec eux. Lacan tout le premier, il suffit pour s’en faire une idée d’observer avec quel mépris agressif il les interrogeait lors de ses présentations à Sainte-Anne ([4]). Les explications que se donnaient les psychanalystes à la belle époque du transsexualisme (les années 50-70) ne consistaient, au mieux, qu’en de médiocres bricolages de la théorie freudienne de la psychose, type Schreber. Autrement dit, elles ne leur laissaient aucun espoir : ils étaient, « structurellement », irrécupérables. Quant à l’homosexualité ou au transvestisme dont on sait l’importance dans ces observations, ce n’étaient à leur yeux que d’indécrottables perversions dont il n’y avait rien à attendre. Pas de quoi se sentir encouragé à poursuivre une thérapie, dans ces conditions. Il n’est pas sûr que cela soit beaucoup plus le cas aujourd’hui. Là réside le véritable scandale, nulle autre part.

[1] Pierre-Henri Castel. La métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle. Gallimard, Paris, 2003. 551 pages. Bibliographie chronologique commentée, tableau des états intersexués, références bibliographiques, index des noms cités.

[2] « Le Monde », 8 février 2005, p. 10.

[3] Sur ce sujet, voir les réflexions pleines de sagesse de Colette Chilland, Changer de sexe, Odile Jacob : Paris, 1997. Il est malhonnête de prétendre, comme le fait Castel (p.123), que « les soins cosmétiques reçoivent souvent un commencement de prise en charge, alors que les psychothérapies longues et complexes qui seraient l’occasion d’infléchir la trajectoire des transsexuels ne sont guère aidées». Pas un médecin conseil de la Sécurité sociale ne refuse de prise en charge ; le problème est ailleurs.

[4] Lacan J, « Entretien avec Michel H. » In : Sur l’identité sexuelle : à propos du transsexualisme. Ouvrage collectif. Association freudienne internationale : Paris, 1996 ; pp. 311-353.