Bernard Granger : In memoriam Alain Bottéro

Hommage paru dans la revue PSN (Psychiatrie, Sciences humaines, Neurosciences)
1er trimestre 2014

Un des derniers messages que m’a adressé Alain Bottéro, qui faisait partie de notre comité de rédaction, était le suivant : « Je souhaiterais te dire à bientôt, mais hélas je ne sais absolument quand cela sera. Avec ma vieille amitié. » C’était en octobre 2013. Après plus d’une année de lutte courageuse et douloureuse contre la maladie, Alain nous a quittés le 4 février dernier. Tous ceux qui l’ont connu ont été particulièrement peinés car Alain était un être à part et que nous chérissions tous. Il avait fait une brillante carrière de psychiatre et d’anthropologue. Plein d’énergie, il menait plusieurs activités de front, celle d’un psychiatre libéral, celle aussi d’un chercheur et d’un homme d’écriture.

Alain s’était formé à la psychiatrie en France. Ancien interne des hôpitaux de Paris, il avait été chef de clinique-assistant à la Pitié-Salpêtrière dans le service de pédopsychiatrie du professeur Basquin, puis à Saint-Antoine, dans le service de psychiatrie d’adultes du professeur Ferreri. Il avait été chercheur en anthropologie, notamment à l’université de Harvard. Grand voyageur, avide d’expériences, Alain avait par exemple passé de longs mois en Inde auprès d’un maître en médecine ayurvédique. Il devait utiliser les notes prises à cette occasion pour son prochain livre, que le sort l’a empêché d’écrire.

Intransigeant, étranger aux petites compromissions des cénacles universitaires, Alain a quitté le monde hospitalier pour accomplir une carrière indépendante, à bien des égards supérieure en qualité et en liberté d’esprit à celle que mènent certains de ceux qui sont restés dans la sphère académique.

Mes premiers contacts avec Alain remontent à la rédaction d’un manuel de psychiatrie paru en 1992 aux éditions Maloine et dont Pierre Canoui était le troisième auteur. Nous nous réunissions rue de Bretagne, dans le cabinet de Pierre, pour des séances de travail animées et fécondes. D’emblée Alain frappait par l’étendue de ses connaissances, la pertinence de ses remarques, la critique sans ménagement des brouillons de ses coauteurs et cette chaleur humaine qui transformait très vite les rapports professionnels en franche amitié.

Un autre regard sur la schizophrénie : De l’étrange au familier, son remarquable ouvrage paru en 2008 aux éditions Odile Jacob, l’avait fait connaître du grand public. Ce livre témoigne de tout le savoir scientifique d’Alain et de son approche humaniste des personnes atteintes de schizophrénie, l’un ne pouvant aller sans l’autre. Cet ouvrage constitue surtout une remise en cause fort argumentée et convaincante du concept simplificateur de schizophrénie. Thierry Haustgen en avait rendu compte en août 2010 dans nos colonnes, écrivant : « Avec le brio d’un Renan pourfendant les Écritures saintes, Alain Bottéro dénonce pêle-mêle le distinguo alambiqué entre handicap et vulnérabilité, les impasses de la “remédiation cognitive” et le “scandale des effets secondaires des neuroleptiques” révélé en 1999 au public américain par l’enquête du procureur Gelman. »

En 1998, Alain avait fondé avec trois collègues, Stéphane Mouchabac, Hélène Ollat et Sylvain Pirot, l’Association pour la neuro-psycho-pharmacologie, qui publiait un périodique d’excellente qualité, Neuropsychiatrie : Tendances et débats. Il y contribuait avec constance et pertinence, en maniant l’humour, l’ironie et parfois une féroce moquerie, sans pitié pour les approximations dont notre littérature « scientifique » n’est jamais exempte. Ce qui le distinguait était notamment l’extrême acuité intellectuelle avec laquelle il analysait les publications de notre discipline et des disciplines annexes. Il en percevait les points faibles et ne se laissait jamais prendre dans les filets des modes ou des lieux communs. Plaçant les travaux actuels dans leur perspective historique grâce à sa grande culture, il savait séparer le bon grain de l’ivraie. C’était un bretteur qui frappait vite, fort et directement au défaut de la cuirasse.

Neuropsychiatrie : Tendances et débats ayant cessé de paraître, PSN a proposé en 2010 à Alain de rejoindre son comité de rédaction, ce qu’il a accepté pour notre plus grande satisfaction, et, ayons la faiblesse de le penser, pour la sienne. Il avait déjà contribué au dernier numéro de 2006 de PSN en faisant une analyse d’ouvrage intitulée « Transsexualisme : le bistouri ou Lacan », très critique à l’égard de l’accueil réservé par les psychanalystes aux transsexuels. Il avait un grand talent pour trouver des titres originaux, comiques et aussi percutants que ses textes.

Pour notre numéro de mai 2011, Alain a interviewé son ami de renommée internationale, le professeur John Strauss, de l’université de Yale, auteur de nombreux travaux sur la schizophrénie. Dans cet entretien, Alain s’est attardé sur la biographie de John Strauss et sur les côtés non conventionnels du personnage, sans doute en écho à sa propre originalité. Quand John Strauss venait à Paris, il ne manquait pas de rencontrer Alain, qui, de son côté, allait souvent aux États-Unis et se tenait parfaitement au courant des avancées des connaissances en psychiatrie.

Alain a aussi publié dans PSN en août 2010 un article particulièrement détaillé posant des « Questions sur la remédiation cognitive dans les schizophrénies », où il mettait en garde nos lecteurs face à « l’emballement » que suscite cette nouvelle voie thérapeutique, rappelant qu’« il faudrait se garder de ne voir dans les schizophrénies que des troubles cognitifs et rien d’autre ».

Enfin, en août 2011, il avait rendu compte des « Travaux préparatoires à la rédaction du chapitre V de la CIM-11, propositions pour la révision du groupe “Schizophrénie, troubles schizotypiques et délirants” de la CIM-10 ». Il avait lui-même participé à ces travaux préparatoires et proposé une classification personnelle. Il affirmait dans cet article : « Il convient de renoncer une fois pour toutes à l’idée qu’il existerait des symptômes “typiquement schizophréniques”. Et si l’on va au bout du raisonnement, renoncer à un concept de maladie qui est désormais vidé de sa substance. » Il proposait une « dénomination plus neutre et surtout plus proche de la réalité clinique : celle par exemple de troubles psychotiques essentiels persistants » ; « essentiels » devait s’entendre par opposition aux troubles psychotiques secondaires, c’est-à-dire ceux pour lesquels on trouve une étiologie, les premiers étant une catégorie résiduelle ou d’attente, en voie de démembrement.

Tant que sa santé le lui a permis, Alain est venu régulièrement à nos réunions. Ses idées, ses conseils, ses suggestions, ses réparties, son regard perçant, sa gaîté, son humour et son sens de l’amitié nous ont marqués pour toujours. Notre comité de rédaction s’est réuni peu de jours après sa mort. Nous lui avons rendu hommage et avons partagé les souvenirs qui nous unissaient à lui. Nous tenons à manifester notre attachement au travail et à la personnalité d’Alain, et à assurer sa femme, ses deux enfants, tous ses proches et tous ses amis de notre profonde émotion.